La dernière étape

Au bout de leur souffle : ces trois vainqueurs ont arraché le maillot jaune dans les derniers mètres de l’épreuve !

Certaines remontées vers la Ville Lumière, point final du Tour de France, se terminent en longues processions dédiées au champion qui a su dompter la montagne. Les hommages sont mérités et les journalistes soignent leurs analyses avant la dernière étape. L’épilogue est connu, les couturiers préparent la dernière collection de maillots. Paris attend calmement la fête et le champagne.

Pourtant, la Grande Boucle adore être courtisée jusqu’au pied de l’autel par ses plus ardents prétendants. Elle s’offre alors un final encore plus poignant que le dernier affrontement entre Rafael Nadal et RogerFederer sur le Central de Wimbledon ou qu’une finale de Coupe du Monde de football gagnée au bout de l’exercice des tirs au but. Après trois semaines de luttes au quotidien, les forçats de la route sont capables de signer un dernier exploit inattendu.

Ainsi, une coupure de presse jaunie évoque un retournement de situation de dernière minute :  » Là, nous n’en pouvons plus ! Ce Tour étonnant avait déjà épuisé tout notre stock d’émotions, avec celui des superlatifs, et il enfonce dans cette dernière journée les limites extrêmes du fantastique. Un petit Breton ne doutant de rien même pas de lui, voulait gagner le Tour, et ne désespéra jamais d’y parvenir. Un plan avait été établi : il n’en tint aucun compte, sautant sur l’occasion qui passa, obéissant à sa violente impulsion, arrachant le maillot jaune en trente kilomètres à peine ! Exploit unique, inoubliable, qui couronne un Tour comme il n’en fut jamais « .

C’est signé Jacques Goddet, directeur de L’Equipe, journal organisateur du Tour. Nous sommes en 1947 et, écrivain talentueux, Antoine Blondin quitte ses bouquins en été pour s’enivrer durant un mois des épopées du Tour. L’auteur d’un Singe en hiver a longtemps signé dans L’Equipe des billets splendides consacrés aux champions cyclistes. Lui qui avait connu le travail obligatoire en Allemagne apprécie plus que d’autres le retour des champions cyclistes sur les routes de la Grande Boucle en 1947.

Biquet, Tête de cuir, Trompe la mort

A cette époque, les restrictions alimentaires ne sont pas levées. La Deuxième Guerre mondiale n’est terminée que depuis deux ans et la France doit importer du blé des Etats-Unis : la ration de pain quotidien est réduite de 250 à 200 grammes. La France ne mange pas à sa faim mais est toujours vivante. Le départ du Tour est donné par Marcel Cerdan, le héros bleu blanc pied noir de la boxe. Biquet, Tête de cuir, Trompe la mort : on n’entend que cela tout au long des étapes. Ce ne sont pas des insultes mais trois des surnoms de Jean Robic, petit coureur (1,62 m) teigneux, presque effrayant avec une grosse tête déposée sur une silhouette guère élégante mais qui enthousiasme les foules. Des malheurs, ce Breton né dans les Ardennes françaises en a eu : traumatisme crânien, fracture de la clavicule, arcade sourcilière en compote. C’est dire si ce fort en gueule a besoin de son casque. Et quand il parle, cela s’entend comme quand le bougre lâche un jour :  » Un GinoBartali et un FaustoCoppi, j’en ai dans chaque jambe « .

Ce colérique sait que ce n’est pas vrai mais le défi est l’essence d’une saine ambition sportive. Le 21 juin 1947, Robic épouse Raymonde, la fille d’un restaurateur quatre jours avant le départ du Tour et lui promet :  » Je vais y faire des étincelles. Et je terminerai dans les cinq premiers à Paris… si je ne gagne pas « .

Le bougre gagne trois étapes (Luxembourg-Strasbourg, Lyon-Grenoble et Luchon-Pau) domine son sujet et ses ennemis dans la montagne.

A Pau, cette caboche de Breton met dix minutes dans la vue du peloton au terme d’une échappée en solitaire de 200 km. L’irréductible Gaulois avait prévenu :  » Je pars dès le début et j’arrive seul « . A 24 heures de l’arrivée à Paris, le petit coq de combat est troisième au classement général, à 2’58 » du maillot jaune, l’Italien Pierre Brambilla. Entre Caen et la Ville Lumière (257 km), c’est la bagarre. Même si ses chances de détrôner le leader sont minces, Robic met la pression dans la côte de Bonsecours, à 140 km de Paris. Le Tour bascule dans la folie : Brambilla passe par la fenêtre, Robic grimace, s’accroche, trouve des alliés en fonçant vers la capitale, conclut un pacte avec Edouard Fachleitner (6e au classement général) :  » Tu ne peux plus gagner le Tour, je ne te laisserai pas partir, cohabitons et je te verserai 100.000 balles « .

Affaire conclue, c’est le coup de poker de sa vie. A Paris, Robic se classe 8e, derrière le vainqueur de l’étape, le Belge Briek Schotte. Mais la victoire finale se joue plus tard : pour Brambilla qui termine à 13′ 05 » de Schotte, c’est le drame, la défaillance, l’effondrement. Un incroyable retournement de situation s’est produit et a anéanti ses rêves en jaune. Même s’il a enlevé trois étapes, Robic gagne le Tour sans avoir porté la tunique bouton d’or durant une journée. Que cette bataille de Paris fût belle : c’est le début de la grande légende de Robic. Plus tard, il devient restaurateur à Paris mais un divorce emporte une bonne partie de ses avoirs. Le 6 octobre 1980, il trouve la mort dans un accident de voiture. Blondin l’a certainement pleuré ce jour-là en relisant des chroniques consacrées à ceux qu’il appelait parfois les Maos jaunes.

 » Voulez-vous la mort du Tour de France ? »

En 1968, c’est la révolution à la Sorbonne puis sur les routes du Tour. Dans le merveilleux ouvrage consacré à ses 50 ans d’existences, L’Equipe n’accorde pas une ligne, même pas une photo au Tour. Même si c’est l’année des Jeux Olympiques de Bob Beamon (8,90 m au saut en longueur), de Dick Fosbury (dos à la barre, il franchit 2,24 m au saut en hauteur) ou du poing ganté de noir et tendu vers les cieux en signe de protestation contre la discrimination raciale des Américains TommieSmith et John Carlos sur le podium du 200 m, cet oubli doit conforter ceux qui ont toujours eu des doutes sur un déroulement correct du Tour.

Félix Lévitan, patron de la course, s’énerve beaucoup. Les Belges moulinent bien. Leur aisance dérange. On ne parle que de Georges Vandenberghe, longtemps maillot jaune, de Ferdinand Bracke, excellent dans les Pyrénées, où une chute à trois jours de l’arrivée le handicape et d’ André Poppe qui donna des cheveux blancs à Lévitan en se glissant dans une longue échappée qui prend 15 minutes d’avance entre Besançon et Auxerre. Le patron s’adresse aux directeurs sportifs :  » Voulez-vous la mort du Tour de France ? ».

Cela signifie qu’il faut organiser la chasse, et vite, derrière Poppe, maillot jaune virtuel. L’ordre est respecté, Eric Leman gagne le bouquet du jour mais la morale sportive en prend un coup : de quel droit a-t-on décidé que Poppe ne pouvait pas gagner le Tour ? La presse française démolit régulièrement Herman Vanspringel qui a le tort de ne pas parler la langue de Molière. Il n’a pas encore de palmarès et personne ne peut deviner que ce timide deviendra un grand coureur.

Au départ de la dernière demi-étape (contre-la-montre de 54, 5 km), le classement général est clair : 1er Vanspringel, 2e le Hollandais Jan Janssen à 16 secondes et… 7e le favori de cet exercice individuel, Bracke, à 1’56 ». Gêné par sa chute dans la montagne, fatigué, impatient de rentrer chez lui, sans grand moral, le grand Ferdinand est dominé mais obtient quand même la troisième place du classement final. Le duel pour le jaune concerne Vanspringel et Janssen. Le Belge n’est pas soutenu par le directeur de l’équipe nationale A qui ne parvient pas à faire venir d’Anvers un vélo spécialement conçu pour les contre-la-montre.

 » Cette machine pesait deux kilos de moins « , dit-il à Louis Van Craen de la Gazet van Antwerpen en 1993.  » A mon avis, avec un tel vélo, j’aurais gagné une seconde par kilomètre : 54 km, 54 secondes. J’ai été battu pour moins que cela. Dans cette affaire, je ne suis sûr que de mon angoisse et du mal que j’ai eu à terminer les 10 derniers kilomètres « . Au bout du compte, Janssen gagne la Grande Boucle avec 38 secondes d’avance. Le Néerlandais était un grand coureur probablement plus apte que Vanspringel à maîtriser le stress de la victoire. C’est le dernier Tour de France disputé selon la formule des équipes nationales. Pelforth se retire des pelotons. Maurice Demuer, un directeur sportif très influent, a déjà trouvé un autre sponsor (Bic) et il est important que Janssen le suive en fin de saison avec le Tour à son palmarès. Ce champion à lunettes est le premier vainqueur néerlandais de la Grande Boucle.

La polémique a fait rage, surtout en Belgique. Grand dans la défaite, Vanspringel déclare un jour :  » M’a-t-on donné de mauvais temps de passage ? Non. A-t-on chipoté le chrono ? Non, jamais de la vie…  » Vanspringel est un seigneur : Lévitan, qui ne le porte pas dans son c£ur en 1968, n’a pas deviné la grandeur de cet homme paisible et attachant.

 » Fignon reste affalé sur le pavé : il vient de perdre le Tour pour 8 secondes ! « 

21 ans plus tard, on assiste à un final comme on n’en avait jamais vu. Après l’accident de chasse qui faillit lui coûter la vie en 1987, Greg LeMond (vainqueur du Tour 86) trouve difficilement une petite équipe cycliste belge écrasée sous les soucis financiers : ADR. Sous la direction avisée de José De Cauwer, L’Américain se dresse sur la route de Laurent Fignon. Magnifique duel. Au cours d’une étape, LeMond teste un vélo de triathlète qui lui permet d’améliorer son CX, le coefficient de pénétration dans l’air. C’est une idée géniale, un atout de choc qu’il utilise à merveille lors de la 21e et dernière étape, un contre-la-montre de 24, 5 km.

Au départ, LeMond compte 50 secondes de retard sur le maillot jaune, Fignon.

 » Ce Tour formidable n’avait peut-être qu’un tort « , écrit Philippe Bouvet dans L’Equipe.  » Dans son orgie de moments forts, d’émotions, de suspense et de vérités jamais vérifiées le lendemain, il hésitait à délivrer son image la plus forte, plus forte que toutes les autres. C’était sûrement le plus beau Tour depuis longtemps, un Tour de combats et de déchirements ; il lui manquait peut-être juste une image à léguer à la mémoire commune. (…) Et bien ça y est. A la dernière seconde, il en laisse deux à la postérité. Greg LeMond, aplati sur son guidon américain, qui remonte les Champs-Élysées dans une formidable impression de puissance. Et Laurent Fignon qui reste affalé sur le pavé des Champs, longtemps, longtemps, parce qu’il vient de perdre le Tour de France pour huit secondes ! Quelqu’un a calculé que sur la distance totale du Tour ça représentait 82,225 m.

Ce qui se passe dans sa tête, c’est tout d’un coup des millions de gens qui le partagent en même temps. Parce que tout le monde comprend qu’on ne perd pas le Tour comme on perd une autre course, une autre épreuve, dans quelque sport que ce soit. LeMond crie. Fignon s’affale. Sur le carreau des Champs-Élysées. C’est trop beau et trop dur. Vraiment trop dur « .

Battu, déçu, écrasé par l’Arc de Triomphe qui lui est tombé sur la tête, Fignon déclare plus tard :  » Je n’en veux pas à Greg. Si, je lui en veux d’avoir été plus fort « . Génialement sportif… Antoine Blondin est mort deux ans plus tard : là-haut, il a certainement dû écrire le roman de ce Tour de France 89 fou, fou, fou…

par pierre bilic – photos : reporters

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