LA CUVETTE INFERNALE

Liège et Rotterdam ont deux points en commun : la Meuse et la passion affichée par leurs supporters. Nous avons rendu visite à l’adversaire européen du Standard.

A Rotterdam Sud, cela fait plus de cinquante ans que le café ‘t Haantje fonctionne. Un bar comme les autres, avec des fenêtres beaucoup trop grandes mais qui est connu pour être le plus grand lieu de rassemblement de supporters de Feyenoord aux Pays-Bas. Ernst Happel venait souvent y jouer aux cartes, Willem van Hanegem habitait à deux pas et Mario Been, alors entraîneur de NEC, venait chaque semaine y brûler un cierge à la mémoire de Happel.

Lieu de pèlerinage des temps modernes, il rassemble tous ceux dont le coeur vibre pour le club du Kuip (la cuvette), que l’on peut apercevoir à moins de trois kilomètres, au numéro 1 de la Van Zandvlietplein. Une place dédiée à Leendert van Zandvliet, président du club de 1925 à 1939. Sous sa conduite, le club allait décrocher trois titres de champion et deux coupes des Pays-Bas. Mais l’homme allait surtout prendre une grande décision : celle de construire un véritable stade. Deux étages faits de simplicité – à l’image de toute la ville – mais capables d’accueillir 65.000 spectateurs.

Il fut inauguré en 1937 face au Beerschot. 37.825 spectateurs avaient pris place dans le stade et le club de Rotterdam l’avait emporté par cinq buts à deux.  » Mon père, Leen Vente, a inscrit le tout premier but au Kuip. Quelques semaines plus tard, il remettait cela face à la Belgique « , raconte Rob Vente, journaliste pensionné qui écrit actuellement des thrillers dont les intrigues ont pour thème la célèbre cuvette ou Feyenoord. Meurtre du Joueur de l’année, Feyemeurtre, le Tueur du Kuip, Meurtre dans le Bloc S…  » A la maison, nous avions un cendrier qui représentait le Kuip mais jamais mon père n’y a déposé de cendres : On n’écrase pas sa cigarette dans le plus beau stade du monde, disait-il.  » (il rit)

Leen Vente, qui disputa les Coupes du monde 1934 (en Italie) et 1938 (en France) avec l’équipe des Pays-Bas, a une rue à son nom dans le quartier de Terbregge. Dans cette ville qui respire le football, cela n’a rien d’exceptionnel. Ainsi trouve-t-on à côté du stade la rue Coen Moulijn, surnommé Mister Feyenoord.  » Coentje a vu le jour en 1937, comme le Kuip. C’était un formidable ailier gauche mais aussi un homme particulièrement aimable. Il est toujours délicat de comparer les générations mais, selon moi, c’est le joueur le plus attractif qui ait porté le maillot de Feyenoord. Willem van Hanegem était le plus fantasque et Wim Jansen, le plus précieux.  »

Invasion rotterdamoise à Anvers

La rue Coen Moulijn sépare le stade du Varkenoord, le centre de formation où des centaines d’enfants rêvent d’entendre un jour leur nom scandé au Kuip. Dans ce quartier aussi, les noms de rues dédiés aux icônes du club ne manquent pas : rue Ernst Happel, rue Cor Kieboom, rue Puck van Heel, rue Bas Paauwe.  » Cela en dit long sur les liens entre la ville et le football et Feyenoord en particulier. Je me rappelle que dans les années 50, quand j’étais petit, nous produisions un football de rêve mais nous ne gagnions rien. C’est même le Sparta qui, en 1959, fut le premier club de la ville à conquérir un titre après la Deuxième Guerre mondiale. Mais par la suite, Reiner Kreijermaat, Jan Klaassens et Hans Kraay apportèrent de la puissance à l’équipe et Feyenoord a pris largement le dessus sur le Sparta.  »

Jeune journaliste au Rotterdamsch Nieuwsblad, c’est au premier rang que Rob Vente vécut les premiers succès de Feyenoord dans les années 60. Quatre titres, deux Coupes des Pays-Bas et des soirées européennes légendaires. Comme en décembre 1962, lorsque Feyenoord et Vasas Budapest furent contraints de disputer une belle à Anvers.  » 30.000 Rotterdamois s’étaient rendus au Bosuil. Il y avait un trafic monstre, plus aucune place de parking disponible. Les gens sautaient du car et se rendaient au stade à pied. Feyenoord s’est imposé grâce à un but de Rinus Bennaars, s’assurant ainsi de passer pour la première fois l’hiver en Coupe d’Europe. Les gens remontaient dans n’importe quel car reprenant la direction de Rotterdam et chantaient : Hand in hand, kameraden.  »

Au deuxième étage du Maasgebouw, un coin est consacré à Ernst Happel, le légendaire entraîneur autrichien qui, dès sa première saison (1969-70) offrit la Coupe d’Europe des Clubs Champions à Feyenoord.  » J’ai participé de loin à son arrivée à Feyenoord. Il voulait quitter ADO La Haye mais les dirigeants de ce club s’y opposaient. Jusqu’à ce qu’ils lisent une interview d’Ernst dans notre journal… (il rit) Il y démolissait carrément son club.  »

Les deux hommes devinrent amis et continuèrent à se fréquenter lorsque Happel quitta le Kuip pour décrocher de nouveaux succès à Bruges, à Liège et à Hambourg.  » J’étais là lorsqu’il a joué la finale de la Coupe UEFA avec le Club Bruges contre Liverpool, en 1976. A une heure trente du coup d’envoi, nous étions au bar de l’Holiday Inn, où Kevin Keegan buvait tranquillement son coca. Le stade est tout près, nous partirons à 19 h 15, disait-il. Arlette, la femme de Georges Leekens, est alors allée le trouver en lui disant : -Tu vas jouer contre mon mari ce soir. Ah Leekens… Happel disait qu’il était aussi souple qu’un stylo à bille… (il rit).  »

La tactique de Happel

Nous nous arrêtons devant une immense photo en noir et blanc prise en 1970. On y voit la Coupe des Clubs Champions et la Coupe du Monde des Clubs sur la pelouse.  » Feyenoord est le premier club néerlandais à avoir réussi à les gagner toutes les deux la même année « , dit fièrement Vente en citant, un à un, les noms des joueurs : Eddy Pieters Graafland, Piet Romeijn, Theo Laseroms, Eddy Treijtel, le capitaine Rinus Israël, Theo van Duivenbode, Franz Hasil, Wim Jansen, Willem Van Hanegem, Henk Wery, Ove Kindvall, CoenMoulijn, Joop van Dale… Les Dieux du Kuip.

 » Des gens puissants, des gagneurs. Avec eux, Happel minimisait toujours son apport. La tactique, c’est Rinus, Willem et Coentje, disait-il. Happel nous a offert la Coupe des Champions – sans lui, nous n’y serions pas arrivés – mais on exagère parfois l’influence des entraîneurs. La preuve en est que, dans les années 60 et 70, Feyenoord a été champion à six reprises avec, chaque fois, un entraîneur différent : George Sobotka, Franz Fuchs, Willy Kment, Ben Peeters, Happel et Wiel Coerver qui, en 1974, permit aussi à Feyenoord de remporter la Coupe de l’UEFA.  »

Mais retour au 6 mai 1970, finale de la Coupe d’Europe des Clubs Champions face au Celtic Glasgow à San Siro. Feyenoord s’impose 2-1 après prolongations -buts d’Israël et de Kindvall – et Jock Stein, l’entraîneur du Celtic, déclare :  » Ce n’est pas Feyenoord qui a battu le Celtic, c’est Happel qui m’a battu.  » Vente :  » Un petit aperçu de la psychologie de Happel ? Une heure avant le match, il avait vu quelques Ecossais dans le couloir et il était rentré dans le vestiaire en disant : -Ils ne nous prennent pas au sérieux, ils pensent que nous sommes un club de m…. «  » (il rit).

Il n’oubliera jamais le retour à Rotterdam.  » On nous a fait rentrer à l’hôtel de ville par l’arrière mais lorsque nous sommes arrivés au balcon, j’ai vu que 200.000 personnes étaient rassemblées sur le Coolsingel ! Les gens étaient tellement heureux que des larmes coulaient sur mes joues. Je voyais des grands-mères pleurer, les gens étaient déchaînés. Les supporters de Feyenoord sont légendaires.  »

La Légion

On les appelle La Légion. Des armoires à glace avec, à l’intérieur, un tout petit coeur. Des gens simples. Des hommes mais aussi des femmes, des enfants et des petits-enfants. Le club, c’est leur religion, le Kuip leur deuxième maison et le football n’est parfois qu’un prétexte.  » Le public de Feyenoord est fantastique. Ce n’est pas le football qui l’attire, c’est Feyenoord « , dit l’ex-joueur de Lokeren René van der Gijp dans Voetbal International.

 » Au tournoi de Feyenoord, j’ai vu Dimitar Berbatov, de Tottenham, faire des choses qu’on ne reverra peut-être plus dans un stade au cours des dix prochaines années. Mais cela n’intéressait pas les gens, ils étaient en train de discuter au lieu de regarder. Personne n’a applaudi. Puis, le tunnel s’est ouvert, le gardien réserviste Sherif Ekramy est monté sur le terrain et 53.000 personnes ont fait vibrer le stade. Ils étaient juste venus pour Feyenoord.  »

Fraternité, passion, souffrance.  » Le cabaretier Gerard Cox a dit un jour : Etre supporter de Feyenoord, ce n’est pas de la rigolade « , dit Vente.  » C’est très juste. En 2010, sous l’ère Mario Been, nous avons pris un 10-0 au PSV. Evidemment, nous avons été la risée de tout le monde. On disait que notre matricule n’était plus le 010 mais le 10-0. Mais le mercredi suivant, contre Venlo, il y avait 40.000 personnes au Kuip. Une soirée très particulière.

Mais les faits sont là : depuis le dernier titre, en 1999, sous la houlette de Leo Beenhakker, nous n’avons plus décroché que deux trophées : la Coupe UEFA en 2002 avec Bert van Marwijk et la Coupe des Pays-Bas en 2008. Le public est critique et insulte parfois les joueurs mais il ne peut pas supporter qu’un adversaire en fasse autant.  »

Dépassé par l’Ajax et le PSV, le club de Rotterdam souffre du syndrome de la deuxième ville.  » Aucun Rotterdamois ne l’avouera mais nous sommes un peu les Calimeros. Nous envions surtout l’Ajax, cela a toujours été comme ça. Le meilleur exemple, c’est le transfert de Johan Cruijff, en 1983. Il a permis aux autres de progresser et il nous a aidés à être champions et à remporter la coupe mais c’est justement cette saison-là qu’il y a eu le moins de spectateurs : 22.000 de moyenne alors qu’on avait promis à Cruijff qu’à partir de 23.000, il toucherait une partie de la recette. Ici, on n’aime pas les Ajacides. Cette saison, le club a transféré Kenneth Vermeer. J’espère que le garçon s’en sortira.  »

Le club des ouvriers

Feyenoord est le club des ouvriers.  » Ici, on dit que l’argent se gagne à Rotterdam et est dépensé à Amsterdam. Dans nos magasins, il est possible d’acheter des chemises dont les manches sont déjà retroussées (il rit). Ici, on aime les bosseurs.  »

Au mur, le slogan du club : Rien n’est plus fort que ce mot. A l’extérieur, des dizaines de parents et de grands-parents accompagnés de leurs enfants se dirigent vers un des deux fans- shops. Etre supporter de Feyenoord, c’est une affaire de famille.  » Aujourd’hui, on peut même se faire enterrer dans un cercueil de Feynoord. Au cimetière du sud, on a même ouvert une section spéciale pour les supporters de Feyenoord, avec de l’herbe amenée du Kuip.  »

Un enterrement aux couleurs de Feyenoord, on imagine la scène : cercueil rouge, blanc et noir, chambre mortuaire décorée aux couleurs du club, cortège funèbre qui fait un détour par le Kuip, familles rassemblées dans l’autocar du club pour suivre le corbillard…

Impossible de ne pas effectuer un dernier arrêt au cimetière du sud où, début des années 70, une section pour musulmans avait été aménagée. Elle leur permettait d’être enterrés avec la tête vers La Mecque. Aujourd’hui, on y trouve des sections pour les sunnites, les Chinois, les Pakistanais, les Hindous et… les supporters de Feyenoord.

Le silence est impressionnant. Notre regard est attiré par trois monuments. Une toute petite statue représente un adulte qui se rend au football avec son fils. Sur la plaque commémorative, il est écrit : Feyenoord, you’ll never walk alone, club de mes rêves. Au centre, une grande pierre noire avec le logo et les paroles de l’hymne du club…

PAR CHRIS TETAERT, ENVOYÉ SPÉCIAL À ROTTERDAM – PHOTOS: BELGAIMAGE

 » Le public rotterdamois est critique et insulte parfois ses joueurs. Mais il ne supporte pas que les fans adverses en fassent autant.  » Rob Vente, ancien journaliste du Rotterdamsch Dagblad

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