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La chasse au taureau

Depuis plus d’un an, la légende du football turc, Hakan Sükür, est contraint à l’exil aux États-Unis. Retour sur les raisons de cette pénitence.

Il lui suffit de presque 11 secondes. 10 secondes 89, plus exactement, pour réduire à néant les espoirs sud-coréens de grimper sur la dernière marche de leur Mondial. En 2002, lors de la petite finale, Hakan Sükür confirme son statut de Dieu vivant en inscrivant le but le plus rapide en Coupe du Monde. Lors de la même année, Fethullah Gülen, imam de renom et leader du mouvement du même nom, conclut un accord avec un politique qui monte : Recep Tayyip Erdogan. En échange du soutien de Gülen, Erdogan promet pour ses partisans des postes-clés dans la justice et l’éducation.

Les trois hommes s’affichent publiquement, ensemble, dès 1995. Hakan Sükür, déjà icône de Galatasaray, célèbre son mariage avec Gülen pour témoin. L’union est validée par Erdogan, maire d’Istanbul à l’époque. En parallèle de sa carrière, le taureau du Bosphore se rapproche de Gülen et de sa confrérie, qui se définit comme  » un mouvement transnational « , un courant de pensée de l’Islam, dont l’éducation est un pilier. Au travers d’actions humanitaires, d’ouvertures de mosquées, mais surtout de la création de  » dershanes « , des écoles privées, Gülen devient une personnalité puissante, dont les intellectuels, les entrepreneurs et les hauts fonctionnaires se rapprochent, dès les années 70.

Sükür suit le mouvement. On l’aperçoit lors de longs prêches de Fethullah Gülen.  » La jambe, c’est un membre très important. Dans le sport, c’est comme dans la prière, la tête et la jambe doivent travailler ensemble « , dit le second. Hakan Sükür répond :  » Oui, un sportif doit jouer avec ses jambes, mais aussi avec son cerveau « . Sauf qu’en 2016, le meilleur buteur de la sélection turque (112 matches, 51 buts) doit prendre ses jambes à son cou, sans trop réfléchir, pour s’exiler aux États-Unis, où Gülen s’est déjà installé, en Pennsylvanie, depuis 1999.

INFRÉQUENTABLE ET FUGITIF

En 2008, Hakan Sükür ferme l’armoire à trophées et tire sa révérence en légende, héros et symbole d’une Turquie rayonnante. Le taureau devient people et fait le tour des plateaux télés. Cinq ans plus tôt, Erdogan s’assoit dans le fauteuil de Premier ministre grâce, en grande partie, à son alliance avec Fethullah Gülen. Le fondateur de l’AKP se voit déjà  » Reis  » (Chef, en VF) et apprécie la popularité de Sükür. Il lui propose d’entrer en politique et de se présenter, avec son parti, aux législatives de 2011. Avec la bénédiction de Gülen, Sükür accepte et est élu au parlement.

Mais le ménage à trois ne dure que deux printemps. En 2013, Erdogan accuse Gülen de comploter contre lui et l’accuse d’une tentative de coup d’état. En réalité, Gülen, qui bénéficie de partisans du côté judiciaire, veut assainir un système corrompu et fait mener, en sous-marin, des enquêtes sur les proches d’Erdogan. Les 17 et 25 décembre, 24 personnes se retrouvent sous les barreaux. Parmi eux, des fils de ministres, dont Bilal Erdogan. Erdogan père entre dans une colère vengeresse. Gülen et ses  » gulénistes  » deviennent les ennemis publics numéro un de la Turquie.

Les  » dershanes  » sont fermées et les gulénistes ne sont plus des alliés, mais des  » terroristes  » qui forment un  » lobby du sang « , un  » virus « , un  » gang « , des adorateurs de la secte des  » Assassins « , ordre secret né durant les Croisades et qui a inspiré la saga de jeux vidéo Assassin’s Creed. Sükür devient tout aussi infréquentable. Il quitte le parti et monte au créneau, sur le plateau d’un JT national :  » [Fethullah Gülen] a énormément contribué à l’éducation du pays, il a fait beaucoup de bien autour de lui. Et regardez aujourd’hui ceux qui se disent bienfaisants, regardez leur bilan…  »

L’ex-Intériste se risque à la critique et s’expose. Il poursuit, dans la presse, cette fois-ci :  » Je prends personnellement tous les actes, les diffamations et les insultes hostiles contre Fethullah Gülen, car je suis membre de son mouvement qui n’a d’autre objectif que de servir cette nation et l’humanité. […] Je sais qu’une campagne de diffamation va être menée contre moi à la suite de cette décision. Ma carrière sportive m’a habitué à ce genre de situations « . Le taureau se transforme en tête de Turc. Il perd son poste de député, est accusé d’avoir insulté Erdogan sur Twitter et en juin 2016, la sanction tombe : il encourt jusqu’à quatre ans de prison et a un mandat d’arrêt sur le dos.

EFFACÉ DES MÉMOIRES

Dans la foulée, en juillet, la tentative de coup d’état de l’armée turque envenime la situation, déjà rompue aux instabilités politiques et qui passe à la répression sanglante et aux violences policières. Erdogan accuse son ancien allié, Gülen, d’avoir tout fomenté. Il lance sa chasse aux sorcières, fait licencier plus de 45.000 fonctionnaires et employés de l’État, inculpe des dizaines de milliers d’autres. Désormais présenté comme  » membre d’un groupe terroriste armé « , Sükür fuit les purges de l’autre côté de l’Atlantique. Son père, resté au pays, est incarcéré en guise d’avertissement.

Le monde du football n’échappe pas à ces véritables  » purges « . Le nom d’Hakan Sükür est effacé de plusieurs enceintes, quand, dès mars 2016, Galatasaray lui retire son adhésion au club, sur fond de pressions politiques. La version officielle : Sükür, qui mène pourtant  » Gala  » au sommet de l’Europe en 2000, n’aurait pas payé sa cotisation. Arif Erdem, autre légende des jaune et rouge, subit le même sort, catalogué comme un  » terroriste  » de la secte guléniste. Le 2 août, la fédération (TFF) annonce également le licenciement de 94 membres, dont plusieurs arbitres.

Depuis, le taureau du Bosphore cache ses cornes. Lors du dernier derby, le 22 octobre dernier entre Galatasaray et Fenerbahçe, son ombre refait surface. Un tifo des locaux, à l’effigie de Rocky Balboa, alimente les débats et les paranoïas. L’actuel Premier ministre, Binali Yildirim, ordonne l’ouverture d’une enquête. Les thèses sont multiples : on associe le slogan de l’animation –  » Ils ont l’air grands parce que vous êtes à genoux, levez-vous  » – à des prêches de Gülen, les traits de Rocky à ceux de Sükür, mais aussi Gülen et la statue du boxeur à Philadelphie, en Pennsylvanie, lieu d’exil du prédicateur. Des médias turcs affirment aussi, carte à l’appui, que Sükür possède un café en Californie, à Palo Alto. Au menu, des croque-monsieur, de la salade, mais toujours pas de tartare de taureau.

par Nicolas Taiana – photo Belgaimage

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