» L’OBJECTIF AVEC NAFI, C’EST 6.570 POINTS « 

L’ancien champion de décathlon a entraîné une volée d’as pour le FC Liégeois dans les années 70 et 80. Il conduit maintenant Nafissatou Thiam vers l’élite mondiale absolue. Il nous explique comment.

« C’était à Seraing. Mes athlètes y disputaient le concours de la longueur. Mon regard a été attiré d’emblée par une grande Noire aux jambes immenses. Son dash m’a frappé. J’ai pensé : – Celle-là, elle a quelque chose. Un an plus tard, sa mère a demandé à Noël Legros, l’ancien champion de lancer du poids, s’il connaissait un entraîneur d’épreuves multiples. J’ai accepté, avec cette précision : – C’est tout ou rien. Je voulais la maîtrise totale. Nafi s’entraînait avec sa mère, elle l’imitait mais n’avait pas la même stature « , se souvient Roger Lespagnard en évoquant sa rencontre avec la Namuroise Nafissatou Thiam. La cadette d’alors est devenue une jeune athlète hyperdouée sous sa direction. Agée d’à peine vingt et un ans, elle peut briguer une médaille aux Jeux olympiques 2016.

Vous avez jadis entraîné une trentaine d’athlètes très doués, puis c’est quasiment le vide jusqu’à Nafi. Les jeunes d’aujourd’hui sont-ils trop fainéants pour pratiquer l’athlétisme ?

ROGERLESPAGNARD : De fait, il n’y a plus autant de talents qu’avant, y compris en profondeur. Tous mes gars iraient aux championnats d’Europe, maintenant. Il faut surtout jouir d’un potentiel de départ. La LBFA compte 12 à 13.000 affiliés, elle n’en a jamais eu autant. Ce n’est pas une question de masse mais de talent. Les jeunes n’ont plus le sens de l’effort et en plus, les clubs sportifs assument l’éducation physique des enfants, à la place de l’école. Il y a pénurie d’entraîneurs compétents chez les jeunes, là où c’est le plus important. Si Nafi n’avait pas été corrigée dès ses débuts, elle n’aurait pas atteint son niveau actuel. Quand j’ai fait sa connaissance, elle s’adonnait à toutes les disciplines, ce qui était un plus, mais elle suivait sa mère du regard, sans comprendre.

Comment doit-on gérer de jeunes talents ?

LESPAGNARD : Il faut les repérer le plus tôt possible, en cadets, voire en minimes deuxième année, et déceler leurs qualités : détente, vitesse, etc. Il faut s’y prendre de manière progressive, sans les casser, et leur faire faire des disciplines différentes, pour mieux les juger et développer leur potentiel. Tout est affaire de motricité, au départ. Un exemple : le saut en longueur. L’important n’est pas le saut mais les exercices éducatifs qui vont permettre de bien sauter. Ensuite, on élimine les épreuves dans lesquelles ils sont moins bons. Généralement, on voit apparaître les défauts en scolaires, avec le pic de croissance et le développement de la musculature. Actuellement, les jeunes se blessent quand ils acquièrent de la force et de la vitesse car leur base technique est déficiente. Il faut travailler le rythme, aussi.

 » JE SUIS LÀ POUR LA CALMER  »

Comment transposez-vous concrètement ces principes à Nafissatou ?

LESPAGNARD : Je développe en fait les paramètres de la cadette. Nafi a maintenant 21 ans. Elle sautait bien il y a deux ans alors qu’elle était plus lente. Elle a ensuite piétiné à 6m20. Elle vient d’avoir un déclic et a franchi 6m43. Elle a appris à gérer sa vitesse. Nafi devient femme, elle prend du poids en muscles. Chaque stade de son évolution nous a exposés à des problèmes. Juniore, elle lançait le javelot à 46m. De nouveau, alors qu’elle est plus costaude, elle a plafonné. Elle a appris à partir de côté, plus lentement, à mieux se placer. En rythme. Elle a lancé à 50 puis à 52 m. Les épreuves multiples sont délicates, très techniques et chacune requiert une approche différente : parfois, il faut prendre un départ rapide, comme dans les sauts, d’autres fois, comme pour les lancers, il ne faut pas aller trop vite. Elle le sait mais, prise par la compétition, elle peut l’oublier. Je suis là pour la calmer, lui rappeler toutes ces choses. Elle est bonne en 100 m haies : l’obstacle l’empêche de se précipiter et elle prend la cadence adéquate. En fait, elle est très bonne en tout, sauf en course pure.

Justement, elle perd des points en 200 et en 800 mètres. La dernière épreuve est redoutée par la plupart des spécialistes des épreuves multiples mais pour elle, c’est un véritable épouvantail ?

LESPAGNARD : Elle n’a pas encore ressenti ses véritables sensations en sprint et elle a un a priori vis-à-vis du 800m. Elle pense :  » Je vais crever.  » De fait, elle s’éteint complètement sur cette distance. Ce n’est pas une question d’endurance : ça n’a rien à voir avec le 800. Elle doit progresser en 200 m et elle continuera automatiquement sur sa lancée en 800. En vérité, Nafi ne court pas assez : elle s’entraîne six fois deux heures par semaine et elle est confrontée à cinq disciplines techniques. Or, pour progresser, il faut une séance hebdomadaire par discipline.

 » ELLE PERD TROIS OU QUATRE MOIS PAR AN  »

Elle est étudiante en géographie à l’université de Liège. Elle étale ses études mais n’est-ce pas un handicap malgré tout ?

LESPAGNARD : C’est simple, Nafi n’a plus fait de course depuis un an et demi. Elle a des examens en janvier, pendant qu’on travaille pour poser les bases de la saison, puis en juin. Nous ne vivons jamais d’année sans interruption. Au total, elle perd trois ou quatre mois par an car après chaque session, elle doit redémarrer. En stage, nous mettons l’accent sur la technique et nous ne pouvons pas tout faire. Ça explique partiellement ses prestations plus faibles en course. Il est encore heureux qu’elle puisse étaler ses études !

S’entraîner pour les épreuves multiples doit être un casse-tête, à cause de la diversité des compétences requises. Vous ne pouvez pas vous focaliser un certain temps sur une discipline en particulier. Par exemple, si vous travailliez le 800 m à fond, elle risquerait de perdre des points dans d’autres épreuves. Comment vous y prenez-vous concrètement ?

LESPAGNARD : J’appelle ça des concentriques. Comme je l’ai déjà dit, j’ai une vue globale des atouts de Nafi. Il y a le paramètre des études, les humanités puis l’université. Quand elle était cadette, nous avons renforcé sa musculature, plus précisément les muscles stabilisateurs : les abdominaux, le bas du dos. Nous avons aussi travaillé sa technique et un peu la course. En compétition car nous n’avons pas de salle. Il y a deux hivers, quand elle a battu le record du monde en salle des juniores, record qui n’a pas été homologué faute de personne habilitée à procéder à un contrôle antidopage, il a beaucoup neigé. C’était un hiver très rude. Eh bien, nous devions déblayer un morceau de couloir de sa neige pour nous entraîner.

Je suis très attentif aux paramètres de musculature et de technique. Par exemple, en hauteur, comme elle fait 1m87, elle s’étirait au lieu de sauter et de basculer. Il a fallu lui faire comprendre qu’elle devait sauter, décoller. Finalement, j’ai résolu le problème en lui faisant commencer le concours plus haut, pour l’obliger à sauter. Sinon, elle poursuit sur sa lancée. J’ai déjà évoqué le travail accompli à la longueur. Chaque fois qu’elle gagne en force, il faut corriger sa technique, le tout sans jamais délaisser une discipline.

 » UNE QUALITÉ MUSCULAIRE EXCEPTIONNELLE  »

Il y a un an, elle a battu six records sur sept. Que peut-on espérer d’elle à l’avenir ?

LESPAGNARD : Je voudrais qu’elle arrive à 6.570 points. Elle se situerait alors en deuxième position au classement mondial. Son record actuel, qui est également un record de Belgique, est de 6.508 points. Elle l’a établi l’année dernière mais elle vient de battre ses records en haies hautes, en longueur, en javelot et au poids. Elle a encore une large marge de progression à court et à long terme. Elle a déjà battu beaucoup de records personnels à l’entraînement.

D’aucuns lui conseillent de suivre l’exemple de Tia Hellebaut et de se consacrer au saut en hauteur. Elle franchit déjà 1m97, ce qui fait d’elle une des meilleures spécialistes de l’épreuve, de toutes les heptathloniennes. Qu’en pensez-vous ?

LESPAGNARD : Sa détente est très bonne mais n’est pas exceptionnelle. Je ne pense pas que ce choix lui soit bénéfique ni qu’elle puisse en être heureuse.

Vous aviez grosso modo dix ans de plus que vos anciens athlètes. Ici, il y a plus de 40 ans d’écart entre vous et Nafi. Quelles sont vos relations humaines ?

LESPAGNARD : Elles sont basées sur une très grande liberté. Nafi m’écoute mais elle prend aussi des décisions. Cela fait aussi partie de son évolution naturelle de femme. Avant une épreuve, elle passe une demi-heure dans la chambre d’appel. Elle bavarde avec les autres, elle parvient à gérer son temps. La différence d’âge entre nous est conséquente. Elle passe beaucoup de temps avec sa tablette, comme tous les jeunes de son âge, ce qui m’est étranger.

Nafi n’est-elle pas un peu nonchalante ?

LESPAGNARD : Nonchalante ? Que non ! Elle est très vive, au contraire. Elle possède une qualité musculaire exceptionnelle, du dash. Elle est pareille dans la vie. Donne-t-elle cette impression dans ses interviews ? Ce que je sais, c’est qu’elle est très calme et très concentrée quand elle répond à des questions.

PAR PASCALE PIÉRARD – PHOTOS BELGAIMAGE

 » Nafi est très bonne en tout, sauf en course pure.  » ROGER LESPAGNARD

 » Chaque fois qu’elle gagne en force, il faut corriger sa technique.  » ROGER LESPAGNARD

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