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L’HOMME AUX PISTOLETS D’OR

Il aura fallu quarante buts à Luis Suárez pour rompre l’hégémonie du duo Messi-Ronaldo, rois des statistiques folles depuis plusieurs saisons. Sport/Foot Magazine était à Barcelone, pour assister au couronnement du meilleur neuf de la planète et partir à la découverte des secrets du Soulier d’or.

Tous les yeux sont rivés sur Lionel Messi. Pendant que les corps se resserrent autour de la Pulga, Luis Suárez en profite pour slalomer entre les jambes, presque sans être vu, jusqu’à se retrouver sur le devant de la scène. Nous ne sommes pas sur une pelouse de Liga, mais à l’Antigua Fábrica Estrella Damm, ancienne fabrique de cette bière méditerranéenne devenue l’un des hauts lieux des cérémonies barcelonaises. Le crachin qui s’abat sans discontinuer n’est pas suffisant pour effacer les sourires des visages catalans, au lendemain de la plantureuse victoire des Blaugranas face au Manchester City de Pep Guardiola.

À la Une de tous les journaux du pays, Messi s’est déplacé jusqu’au quartier de la Sagrada Familia pour jouer un rôle de figurant. Car c’est bien Suárez qui s’installe au premier rang, face à la scène, en compagnie de sa femme Sofía Balbi et de leurs deux enfants, Delfina et Benjamín. Aux premières loges, l’Uruguayen peut contempler son deuxième Soulier d’or européen.

Le Barça est présent en nombre, comme s’il voulait accentuer le contraste avec un Real Madrid qui n’avait pas envoyé le moindre représentant à la cérémonie consacrant le quatrième Soulier de Cristiano Ronaldo l’an dernier. Les Catalans remplissent le coin VIP des lieux, Andrés Iniesta et Sergio Busquets s’installant à côté de Messi dans une assemblée où l’on trouve également le président Josep Bartomeú, sept jeunes promesses de la Masía, mais aussi Gabri.

L’ancien joueur du Barça, devenu entraîneur des Juveniles A du club catalan, était également l’équipier de Suárez à la fin des années 2000, lors de leur passage à l’Ajax.  » À l’époque, dans le vestiaire, on se disait déjà qu’il deviendrait un grand joueur « , confesse Gabri, qui rappelle que  » cela devrait déjà être son troisième Soulier d’or ! Sans les coefficients qui désavantagent les Pays-Bas, il l’aurait déjà gagné en 2010.  »

Cette année-là, le Pistolero plante 35 buts en championnat, et son équipier glisse son nom à la direction catalane.  » J’ai aussi recommandé votre compatriote Jan Vertonghen pour la défense centrale, ils auraient pu l’avoir pour un bon prix, maintenant il est beaucoup plus cher « , conclut l’ancien milieu de terrain, avant de rejoindre son siège pour le coup d’envoi de la cérémonie.

UN VOISIN NOMMÉ MESSI

Après la vidéo d’introduction du journal Marca – qui démarre avec la tête victorieuse de Sergio Ramos face à l’Atlético en finale de la Ligue des Champions, pas sûr que le choix plaise aux Catalans – le maître de cérémonie donne le ton :  » C’est un mystère du football : comment un pays aussi petit que l’Uruguay peut-il produire autant de talents ?  »

C’est d’ailleurs autour de ce petit pays de trois millions d’habitants, qui remporte son quatrième Soulier d’or (deux pour Suárez, deux pour Diego Forlan) que tourne l’essentiel de la cérémonie. Quand Luis monte enfin sur scène, il regarde sur l’écran les hommages du sélectionneur Óscar Tabárez ( » Pour nous, tu es plus qu’un joueur « ), de son découvreur Wilson Pires ( » Je me souviens de l’époque où tu jouais sans faire de passe « ) et de celui que Suárez présente comme son  » père footballistique « , Sebastian Abreú.

Un jour, à l’occasion d’une interview, Luis avait livré une recette particulière de l’amour inconditionnel entre sa patrie et le ballon rond :  » Nous, les Uruguayens, on n’a pas deux couilles, on en a trois.  »

Le héros du jour se détend, et finit même par sourire franchement quand le maître de cérémonie lui demande ce que lui a dit son fils la veille au soir, quand il est rentré à la maison sans avoir marqué de but.  » Benjamín était quand même heureux, parce que le voisin en a marqué trois.  »

Le voisin, c’est un certain Lionel Messi. L’homme à qui Suárez a offert le triplé sur un plateau quelques heures plus tôt, alors que la position de Willy Caballero lui aurait permis de faire trembler les filets lui-même. Le Pistolero de Liverpool, qui avait débarqué à Anfield en demandant le numéro 7 de la légende Kenny Dalglish, n’aurait pas fait dans la générosité.

 » Avoir une bonne relation avec le meilleur joueur du monde, ça t’aide à t’améliorer « , a un jour confié Suárez. Le fait que Luis habite la maison voisine de celle de la Pulga, à Castelldefels, est la preuve de son intégration réussie en Catalogne. Car chez les Blaugranas, aucune décision n’est prise si elle est susceptible de contrarier le quintuple Ballon d’or.

C’est ce que Pere Guardiola, frère de Pep mais surtout agent de Suárez et d’Iniesta, a expliqué à l’attaquant uruguayen lors de son arrivée au Camp Nou : ici, il faut être dans les petits papiers de la Pulga. Luis, qui s’est d’abord rapproché d’Iniesta, avec qui il échangeait déjà des messages avant son arrivée à la Masia, est devenu l’ami de Lionel Messi.

Les deux hommes ne se côtoient pas seulement sur le terrain d’entraînement, où ils passent généralement l’essentiel des séances à discuter tous les deux. Ils partagent aussi des asados – sorte de barbecue à la sud-américaine – qui se déroulent souvent chez Javier Mascherano en compagnie d’autres membres de l’équipe. Et surtout, c’est en compagnie de Leo que Suárez boit le maté.

Le partage de cette infusion sud-américaine est un prétexte pour se rassembler entre amis de l’autre côté de l’Atlantique.  » Le maté prend des gens qui ne se connaissent pas et en fait des frères « , a écrit Eduardo Galeano. Préparée par Luis, la boisson attire souvent Lionel Messi dans le jardin des Suárez, où le numéro 10 du Barça joue souvent avec le jeune Benjamín.

POUR L’AMOUR DE SOFIA

Luis Suárez tient toujours le micro. Ses yeux ne quittent pas le premier rang, parce qu’ils peuvent y croiser ceux de Sofia. S’il avait reçu son premier Soulier d’or des mains de Kenny Dalglish, ce sont cette fois ses enfants qui soulèvent la chaussure dorée pour l’offrir à leur père.

 » Les personnes les plus importantes de ma vie « , répète à l’envi l’Uruguayen pour qualifier sa femme et ses deux enfants. Il sait que sans Sofia, il ne serait sans doute pas en train de fêter quarante buts marqués sous les couleurs du Barça. C’est sans doute pour cela qu’il célèbre ses buts en embrassant son annulaire, où est tatoué le nom de son épouse, avant d’en faire de même avec ses poignets où se trouvent ceux de ses enfants. Pour cela aussi que sa bouteille de maté est décorée de photos de Sofia, Delfina et Benjamín.

 » Si Sofia n’avait pas été vivre en Europe, je ne sais pas si j’aurais pris la décision de partir à Groningue. C’est l’histoire d’un amour d’adolescents qui prend des allures de telenovela quand le père de Sofia, banquier, décide de quitter Montevideo en octobre 2003 pour fuir la crise économique, et de traverser l’Atlantique pour emmener sa famille à Barcelone. Luis a quinze ans, Sofia deux de moins.

 » La nuit avant qu’elle s’en aille, nous avons pleuré tous les deux, pendant toute la nuit « , se souvient Luis. Pour garder le contact malgré les milliers de kilomètres, les deux adolescents passent leurs soirées sur Internet :  » On chattait presque tous les jours « , raconte Sofia à So Foot.  » Il me répétait souvent qu’il allait devenir footballeur pour me rejoindre en Europe.  » Et tant pis si Sofia n’y croit pas tellement. Luis y croit pour deux.

Suárez n’a plus une minute à perdre : il consacre sa vie à ce football qui peut lui permettre de vivre son histoire d’amour. Son club se cotise pour lui offrir un voyage de l’autre côté de l’Atlantique. L’Uruguayen retrouve Sofia, avec qui il prend une photo volée dans les gradins du Camp Nou après être rentré dans le stade par une porte dérobée.

Le Pistolero refuse une offre d’un club brésilien et opte pour Groningue, qui est simplement le premier club à lui proposer de franchir l’Atlantique. Sofia vient rapidement le rejoindre aux Pays-Bas pour ne plus le quitter, mais c’est à Barcelone près de ses parents qu’elle mettra au monde Delfina, le premier enfant du couple Suárez.

 » Je suis dans le club dans lequel j’ai toujours voulu être « , raconte Luisito lors d’une de ses premières interviews en Blaugrana. Déjà à l’Ajax, il assaille Gabri de questions sur le club catalan. Et lors de ses multiples visites à Barcelone, il ne rate jamais une occasion de s’offrir une place dans les tribunes du Camp Nou. C’est ainsi qu’il est présent, capuchon sur la tête pour cacher sa notoriété naissante, lors de la fameuse manita infligée par les hommes de Pep Guardiola au Real de José Mourinho.

SANS LES DENTS

 » Je ne m’en irai pas d’ici, même si on me donne quatre fois plus d’argent « , déclare aujourd’hui l’Uruguayen, qui a finalement atteint la dernière étape de son voyage vers le coeur de Sofia en la ramenant près de sa famille, à Barcelone.  » Bien sûr, ce serait magnifique de terminer ma carrière ici « , répond-il lors de l’interview en comité restreint réservée aux médias membres d’ESM (dont Sport/Foot Magazine).

Nous sommes alors dans la deuxième salle du coin VIP, tentant de percevoir les mots du Pistolero dans une pièce où la présence de Lionel Messi alimente de bruyantes conversations. Les questions ont été soigneusement relues par le chef presse du Barça, afin d’éviter que le débat soit emmené sur le terrain des morsures, sujet dont Suárez a décidé de ne plus jamais parler.

La dernière, plantée dans l’épaule de Giorgio Chiellini pendant la Coupe du monde, avait remis en question le choix d’une partie des décideurs catalans, qui pensaient oublier Suárez pour déposer leurs millions sur la tête de Sergio Agüero. Le directeur sportif de l’époque, Andoni Zubizarreta, insiste : il veut Luis, parce que c’est le meilleur neuf de la planète.

 » Sa volonté de jouer pour le Barça a été le dernier élément-clé « , raconte l’ancien gardien à Marca. Après avoir purgé sa suspension, Suárez s’intègre donc progressivement au onze de Luis Enrique. Le coach catalan assouplit les contraintes du jeu de position mis en place par Pep Guardiola, et conservé par ses successeurs, pour offrir plus de liberté à son trident offensif.

C’est le premier choix important d’Enrique dans la carrière barcelonaise de Suárez. Le second survient en janvier, quand l’entraîneur du Barça décide de replacer Lionel Messi sur le côté droit de l’attaque pour offrir l’axe à son Pistolero uruguayen. Depuis, le Soulier d’or a marqué 90 buts en 96 matches, en plus d’avoir offert 49 passes décisives à ses équipiers, le plus souvent aux deux autres membres de la désormais célèbre MSN. Sur les deux années et demie qui viennent de s’écouler sur les terrains, Luis Suárez a créé ou marqué un but toutes les 59 minutes.

 » Le meilleur compliment qu’on peut faire à Luis, c’est qu’il est arrivé dans une équipe de classe mondiale et qu’il les a rendus meilleurs « , souligne Brendan Rodgers, coach de Suárez à Liverpool l’année de son premier Soulier d’or européen.  » Le Barça ne serait pas la même équipe sans Luis.  »

Difficile de lui donner tort. Avec l’arrivée de l’Uruguayen, conjuguée à la montée en puissance de Neymar et au déclin physique de Xavi, le Barça a cessé d’être le royaume des milieux de terrains pour devenir celui des attaquants. Un putsch orchestré par les courses infernales de Suárez, capable de transformer un long coup de botte vers l’avant en tir au but grâce à son activité hors-normes.  » Il a quelque chose que personne n’a dans le monde du foot : il joue chaque match comme si c’était le dernier de sa vie « , analyse son compatriote Gustavo Poyet.

UN STYLE ANARCHIQUE

Le Pistolero dribble moins et tire moins souvent au but qu’à Liverpool, mais marque plus souvent.  » J’ai des équipiers spectaculaires qui me rendent la tâche facile « , minimise Suárez, trop modeste pour évoquer son rôle capital dans les offensives catalanes. Car chacune de ses courses met la défense en apnée, et Luis refuse qu’une action soit terminée avant que le ballon ait quitté les limites du terrain.

Un style anarchique, mais imprévisible, qui torture n’importe quel défenseur. Balle au pied, cette énergie donne parfois l’impression d’une technique brouillonne, mais son enchaînement petit pont-frappe en lucarne sur le malheureux David Luiz en quarts de finale de la Ligue des Champions 2015 sera toujours là pour rappeler que Suárez a été le dernier joueur à ressusciter le souvenir du Ronaldo brésilien sur une pelouse.

Luis Suárez ne laisse pas de répit.  » Il peut occuper quatre défenseurs à lui tout seul « , souligne Rodgers. Chaque ballon qui passe dans le camp adverse est joué par l’Uruguayen comme s’il disputait la 92e minute d’une finale de Coupe du monde en étant mené 0-1. Dans le rectangle, tous les ballons semblent destinés à rebondir dans ses pieds. Pas parce qu’il a de la chance, mais parce qu’il y met tellement d’énergie qu’il semble pouvoir être à deux endroits à la fois.

Le Barça, après une longue quête, a enfin trouvé l’attaquant de classe mondiale capable de se mettre au service de Lionel Messi. Suárez ne conteste pas le statut de superstar de la Pulga. Il profite simplement d’un environnement qui lui permet de marquer toujours plus. Luis vit pour marquer, car il sait que ce sont les buts qui lui ont permis de retrouver Sofia.

PAR GUILLAUME GAUTIER, À BARCELONE PHOTOS BELGAIMAGE

 » Je suis dans le club où j’ai toujours voulu être.  » LUIS SUÁREZ

 » Le plus beau compliment qu’on puisse faire à Luis, c’est qu’il est arrivé dans une équipe de classe mondiale et qu’il l’a encore rendue meilleure.  » BRENDAN RODGERS

 » Il joue chaque match comme si c’était le dernier de sa vie.  » GUSTAVO POYET

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