L’Ethiopien volant

Le roi du 10.000 mètres pense de plus en plus au marathon et à son pays.

A 30 ans, l’empereur de la piste avait tenté, à Paris, de récupérer son bien : son titre de champion du monde du 10 000 mètres. Talonné par une meute de coureurs aux dents longues, il savait qu’il n’aurait pas le droit à l’erreur et finalement son compatriote Kenenisa Bekele (21 ans) le dépassait en trombe dans les 200 derniers mètres pour s’imposer dans le meilleur temps de la saison sur 25 tours, 26 : 49.57.

La course avait commencé mollement et après 4.000 mètres Gebrselassie avait pris les choses en mains et réduit l’affrontement à un duel Ethiopie-Kenya. Finalement, le travail d’équipe des Ethiopiens paya puisque Sileshi Sihen remporta la médaille de bronze.  » Je suis le successeur d’Haile et j’ai aussi gagné pour lui « , a dit le vainqueur. L’Ethiopien le plus célèbre au monde resta calme :  » Le plus important était pour nous d’occuper les trois premières places du podium. Je pensais personnellement avoir encore un bon sprint dans les jambes à la fin, mais Kenenisa a été le plus rapide ne me prenant qu’un peu plus d’une seconde puisque j’ai terminé en 26 : 50.77 « .

 » Ne m’enterrez pas trop vite « , nous avait dit Gebrseliasse au début de l’été à Hengelo.  » Je veux encore courir et je pense que je peux encore faire de grandes choses. Regardez à Birmingham, j’ai fait une course fabuleuse et j’ai été sacré champion du monde du 3000m indoor. La course de fond n’est pas une science exacte, on peut parier et prédire mais on n’est jamais certain de qui va terminer où « .

On entend parfois dire que depuis les championnats du monde à Edmonton, vous n’êtes plus que l’ombre de vous- même. Pourtant, cet hiver, vous avez apporté un cinglant démenti en vous montrant au top…

Haile Gebrselassie : C’est vrai que depuis que j’ai le marathon en tête et que je pense de plus en plus sérieusement à m’aligner sur cette distance, ma pointe de vitesse est sans doute un peu moindre. Donc toutes ces critiques par rapport à ma baisse de régime sont justifiées. C’est vrai, j’ai perdu en vitesse pure. C’est inévitable une fois que vous visez de plus longues distances et le marathon reste l’un de mes grands buts pour le futur.

A Birmingham, vous aviez été impérial. Ceci doit vous faire penser que vous pourriez encore améliorer votre record du monde du 10 000 mètres…

Je sais que je peux encore faire de belles choses sur 10 000. Je pense que l’on m’a enterré un peu vite. Attendez un peu… (il rit). Mais bon… la concurrence est vraiment très dure, donc passer sur la plus longue distance dans un avenir plus ou moins proche me paraît être la solution la plus raisonnable.

Votre compatriote, Kenenisa Bekele, incarne à merveille le renouveau du fond éthiopien. Qu’en pensez-vous ?

Je suis très content et extrêmement fier de ses exploits. Kenenisa est originaire de la même la même région que moi, il y a toute une éducation que nous avons en commun, tout un système de valeurs. Mais même si je l’aime et l’admire beaucoup, je ne pense pas qu’il exercera la même domination que moi sur la discipline. Aujourd’hui, il y a énormément de bons coureurs et la hiérarchie n’est plus aussi claire qu’il y a quelques années.

Que pensez-vous d’une athlète comme Paula Radcliffe qui utilise sa popularité pour se battre contre le dopage ?

Elle essaie d’éloigner les images négatives de notre sport. Mais il faut avoir confiance en l’être humain, en ses capacités. Si un athlète triche, il triche. Il peut nous tromper nous mais il ne peut se tromper lui-même. Et quand il regardera derrière lui, il ne pourra pas se montrer satisfait de ce qu’il a accompli et réalisé. Le dopage, c’est avant tout un problème entre soi et soi-même. Entre athlètes, faisons le ménage par nous-mêmes, prouvons au monde que nous en sommes capables. Montrons nos entraînements, notre souffrance et ainsi les gens comprendront que nos performances ne sont pas le fruit du hasard. Si chaque semaine le public découvre de nouveaux scandales dans les journaux, il ne nous fera plus confiance. Il va se demander qu’est ce qui se passe dans ce petit monde de l’athlétisme. La suspicion, toujours la suspicion, c’est très pénible à supporter. Toujours les mêmes rengaines : est-ce qu’un tel ou un tel a été contrôlé ?

Partout des drapeaux

En Ethiopie, vous êtes adulé, votre popularité est immense…

J’ai réussi les bonnes courses quand il le fallait. Nous entretenons un rapport très fort avec la course à pied. Quand des drapeaux éthiopiens s’agitent dans les stades du monde entier, cela nous réchauffe le c£ur. Je ne peux pas oublier mes racines et toute la communauté des athlètes éthiopiens dont je suis l’héritier. Nous formons un tout. Si certains ont commencé en me voyant courir, c’est comme ailleurs, d’autres gosses ont voulu devenir des Maradona et se sont mis à jouer au football. J’espère avoir été ce petit déclic.

Pourquoi les athlètes féminines éthiopiennes ne dominent-elles pas la course comme les hommes ?

C’est en partie culturel. Il y a 20 ans on ne voyait pas des filles s’entraîner et courir. C’est l’Afrique. Tout cela commence a changer mais les traditions sont là. Des filles en short qui courent, ce n’était pas très bien accepté. Avec la situation qui change, nos filles vont s’améliorer.

L’autre question est de savoir pourquoi les athlètes européens sont loin derrière les fondeurs africains…

(Il rit) Et moi je vous en pose une autre : pourquoi est-ce que vos équipe de football nous battent ? Vous savez, en athlétisme, le secret de la réussite, c’est ce qu’on appelle le talent naturel. Comment l’obtenez vous ? C’est la façon dont vous vivez, la manière dont vous avez été élevé durant votre enfance. Si j’avais eu une enfance et une éducation différente de celle que j’ai eues, je ne serais pas ce que je suis aujourd’hui. Ma fille, par exemple, elle ne sera jamais une coureuse de haut niveau. Parce que la façon dont nous l’avons éduquée est différente. Mais je n’ai aucun doute que si les Européens modifiaient leur façon de vivre, il seraient aussi bons que nous…

Vos enfants ne courent pas jusqu’à l’école ?

Non, ils ne développeront pas ce talent naturel. Ils ne s’entraînent pas comme nous le faisions. Nous étions dehors du matin au soir, courir, courir encore et toujours. Au début, quand j’ai dit à mon père que je serais coureur et que je voulais partir à Addis-Abeba, il m’a pris pour un fou. (Il rit)… Et quand il a eu sa propre télévision, il m’a pris au sérieux. Parfois ma fille s’emballe et veut me montrer comment je dois courir et alors je rigole. Je ne devine pas l’avenir mais je connais le pouvoir de l’éducation. Dans mon pays, les gens vivent de rien, c’est une lutte constante pour grandir. Alors, oui, nous avons faim de victoires.

Vous êtes aussi très impliqué dans la formation des athlètes éthiopiens, notamment via l’école que vous avez fondée avec votre manager…

Oui, Jos Hermens et moi avions ouvert une école mais nous avons dû mettre ce projet entre parenthèses, c’était devenu trop lourd à gérer. Mais j’y reviendrai sans aucun doute. J’essaie d’aider les athlètes éthiopiens d’une autre manière. Je retourne souvent dans mon village, je m’entretiens avec tous les coureurs et j’essaie de leur faire parvenir des équipements. Nous trouvons des arrangements avec les sponsors. Mais il ne faut pas se leurrer, c’est avant tout d’argent et d’entraîneurs que nos athlètes ont besoin. Les structures manquent cruellement, les pistes synthétiques par exemple. Et hors d’Addis-Abeba, la capitale, il n’y a rien.

On a parfois dit que vous diversifiiez trop et que cela avait un impact négatif sur vos courses.

Tout ceci interfère dans ma façon de courir évidemment. Je ne dors plus aussi bien et je me pose beaucoup de questions. Ce ne sont jamais des questions sur ma façon de courir ou sur les aspects techniques. J’ai confiance en moi à ce niveau-là et je ne cède jamais à la pression. Ce qui me mine, ce sont les problèmes que rencontre mon pays ; la faim, la pauvreté. Il faut relativiser, j’essaie d’apprendre à le faire. Les pays riches sont riches, l’Ethiopie est un pays pauvre. On ne peut pas passer sa vie à envier les autres, sinon on vit dans le malheur. Cela me rend immensément triste parce que je ne peux m’empêcher de comparer les différentes situations. J’ai beaucoup voyagé dans le monde entier, je ne suis plus le coureur insouciant que j’étais il y a dix ans.

Une vraie ambition politique ?

En même temps, vous avez une responsabilité énorme en tant qu’Ethiopien le plus célèbre au monde ?

Je ne dirais pas que c’est une pression. Je ne le ressens pas comme ça puisque c’est avant tout une fierté et un immense honneur. Quand on devient un homme public, les gens placent beaucoup d’espoir en vous. Et les attentes sont énormes. Participer à des tonnes de campagnes, donner de l’argent ; parfois c’est très difficile d’avoir à dire non. Moi, je me sens d’abord et avant tout responsabilisé pour les 220 personnes qui travaillent avec moi. Ce que je veux dire aux gens c’est qu’ils ne doivent pas attendre de miracles de ma part et des personnages publics comme moi.

Mais vous pourriez devenir Président…

Oui, c’est probablement vrai. J’y pense souvent mais pas pour tout de suite. (Il rit) Je voudrais encore courir quelques années. Et puis peut-être que quand j’aurai 40 ans, je me dirai que ce n’est pas une bonne idée. Vous savez j’ai tellement peur de décevoir les gens. Je ne sais pas si je ferai un bon politicien, c’est si différent d’être un sportif. Est-ce que les gens comprendront cela ? J’ai cette peur de décevoir qui me hante. Je connais bien les maux dont souffre l’Ethiopie et j’ai envie de changer les choses mais j’hésite encore… Que faire contre cette sécheresse qui dure depuis des années, que faire pour éradiquer la pauvreté, comment bien s’attaquer au virus du sida qui se propage dans mon pays ? Tout cela ne peut être résolu en une année, mais il faut continuer à lutter, ne pas baisser les bras. Moi, pour le moment, j’essaie de faire du mieux que je peux mon propre travail : courir. Pour que l’on parle un peu de l’Ethiopie et de sa souffrance. Mais savez-vous ce que c’est que d’avoir à se battre contre la nature et les éléments ? C’est très dur. Quand triompherons nous ? Je ne sais pas.

 » Je ne suis plus le coureur insouciant que j’étais il y a dix ans « 

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