L’esprit de famille

16 mars 2004 : le clan Wagner réécrit l’histoire à sa manière, document antidaté à l’appui. Récit d’une fraude bien orchestrée

Ce 22 mai 2002, comme chaque jour qui passe, le groupe Wagner travaille en famille. A l’abri des regards. Sont présents autour de la table, ce mercredi-là : le grand patron Robert Wagner et ses deux enfants, Laurent et Valérie, ainsi que l’avocat du groupe depuis une éternité, le fidèle Louis Krack. Un autre homme discret a fait la navette. Il vient de Suisse. Il s’agit d’Yvon Renggli, né à Sierre en 1948, domicilié dans les montagnes valaisannes. A Charleroi, ces cinq-là vont apposer leur signature au bas d’un document a priori banal. Les Wagner cèdent leurs parts dans une des dix à quinze sociétés qu’ils contrôlent à 100 % – Imobec, établie à Gosselies, avenue Mermoz, où siège le groupe. L’acheteur est une firme au nom ronflant, la Société wallonne à portefeuille (SWP). Pour l’occasion, Krack et Renggli jouent le rôle de représentants de cette SWP. Ils en sont les administrateurs. On le lira plus loin, le détail a son importance : les trois Wagner sont en terres connues. Eux aussi siègent au conseil d’administration de la SWP. Robert père en est même l’administrateur délégué.

De quoi s’agit-il, ce 22 mai 2002 ? Le clan Wagner prépare une opération fructueuse pour sa nouvelle société phare, Warehouses Estates Belgium (WEB). Constituée quatre ans plus tôt, WEB a été la première sicaf immobilière à voir le jour en Région wallonne. Elle est le moteur de la reconversion spectaculaire opérée par le groupe Wagner, du secteur ingrat du transport, dont les Wagner se désengagent au même moment, à l’immobilier et à ses bénéfices rapides. Cotée en Bourse, WEB a reçu l’agrément de  » sicafi  » en 1998 ( lire les circonstances particulières, p. 45). La voici conviée au petit paradis fiscal autorisé par le législateur : pour faire bref, les sicafi sont des sociétés immobilières qui ne paient pas d’impôts sur leurs revenus.

Juteuses plus-values

La dynamique est plus simple qu’il n’y paraît. Des sociétés du groupe Wagner achètent à prix raisonnable des biens immobiliers – c’est le cas d’Imobec, qui avait acquis des terrains sur lesquels se trouve le prolongement du centre commercial City Nord. Des bâtiments à usage commercial, le plus souvent, sont construits. Ils sont ensuite loués au prix fort à des enseignes à succès. Un expert immobilier agréé auprès de la Commission bancaire, financière et des assurances (CBFA) passe pour évaluer les  » nouveaux  » bâtiments. Comme la loi le permet, cet expert se base sur la valeur du marché, acte en main, dit-on dans le jargon. Les droits d’enregistrement sont inclus ; la hauteur des loyers fait gonfler la nouvelle évaluation. En bout de course, les sociétés en question sont absorbées par la sicafi cotée en Bourse. Réalisées par des personnes physiques, les juteuses plus-values sur des titres ne sont pas taxées. Depuis son arrivée sur le marché, on estime que le patrimoine acquis par WEB à un prix coûtant de 1 ou 1,2 milliard d’euros a doublé de valeur grâce à ce mécanisme.

Mais revenons à notre banale opération du 22 mai 2002. Deux ans après celle-ci, le moment semble venu pour valoriser le patrimoine d’Imobec. Sous la houlette des Wagner, la sicafi WEB va donc absorber Imobec. Ce sera effectif le 30 septembre 2004. Mais la famille Wagner a négligé un détail : c’est la société SWP, laquelle a pris le contrôle d’Imobec en 2002, qui va faire une bonne affaire. Un avenant à la convention initiale est dès lors rédigé pour remédier à cette distraction. Ce document, taillé sur mesure pour assurer les intérêts personnels des Wagner, stipule ceci :  » En cas de cession des titres de la SA Imobec à une société de type sicafi (…) les vendeurs initiaux seraient en droit de réclamer à SWP un complément du prix initialement convenu et accepté.  » Il suffisait d’y penser ! Robert, Laurent et Valérie Wagner vont donc empocher le complément de prix, et non pas la SWP. Bénéfice estimé, impôts éludés compris : plus de 10 millions d’euros.

Le précieux document porte la signature des Wagner et de… l’avocat Louis Krack, représentant la SWP. Krack donne son accord à une transaction qui porte pourtant préjudice à la société qu’il représente ! Sur cet avenant, la signature du Suisse Renglli fait défaut. Et, détail important pour la suite : la date du 22 mai 2002 figure sur ce bout de papier…

Gain net : 10 millions

La famille Wagner espère en rester là. WEB y gagne. Les membres de la famille se sont enrichis en s’octroyant une plus-value qui aurait dû bénéficier à la société SWP et à ses actionnaires. Préjudiciant au passage l’Etat. Précisément, en 2005, le fisc entre en action. Il tient le groupe Wagner à l’£il depuis un bon bout de temps. Ce contribuable au bras long a échappé à plusieurs déboires. Là, les affaires éclatent de partout. Claude Despiegeleer et La Carolorégienne sont épinglés. Jean-Claude Van Cauwenberghe est éclaboussé. Terminée, l’impunité qui nimbait Charleroi ! L’administration fiscale débusque l’arnaque en quelques mois. Elle découvre que l’avenant du 22 mai 2002 est un faux. En vérité, il a été rédigé au printemps 2004. Le document présenté au fisc a été antidaté. Circonstance aggravante : ceux qui l’ont rédigé ont insisté lourdement sur la fausse date.  » Ce jour, les vendeurs ont cédé à SWP… « , ont-ils écrit ( lire le document reproduit ci-contre). Bref, il ne s’agit pas d’une simple erreur matérielle. Les auteurs ne se sont pas trompés de date : ils ont sciemment abusé le fisc.

Wagner et Krack sont alors priés de se justifier devant l’administration fiscale. Le 26 janvier 2006, le conseiller fiscal des Wagner tente d’arrondir les angles. Ses justifications sont maladroites : il admet que l’avenant controversé de 2002 a été signé le 16 mars 2004. Puis c’est au tour de Louis Krack de s’expliquer. Face au fisc, le 1er mars 2006, lui aussi reconnaît avoir signé l’avenant en 2004 ( lire le document reproduit ci-dessus). Il affirme ne pas avoir remarqué que le document portait une date antérieure ( sic). Il semble espérer s’en tirer avec un gros problème fiscal. Ce tracas pécuniaire se matérialise l’automne suivant. Piégé, Wagner aurait accepté de s’acquitter d’une amende fiscale d’environ 7,5 millions d’euros, selon nos informations. Entre-temps, le Parquet de Charleroi a été saisi d’une plainte émise par le fisc. La plainte en question fait état du faux document, de l’intention frauduleuse de certains dirigeants de la SWP et du détournement d’actifs financiers de cette société au profit des membres de la famille Wagner. Une enquête judiciaire est en cours. Etant donné qu’un magistrat est impliqué (Louis Krack, par ailleurs juge suppléant au tribunal de commerce de Charleroi), c’est une juridiction supérieure qui est chargée du dossier : la cour d’appel de Mons.

Car de nombreuses zones d’ombre subsistent. Pourquoi la SWP s’est- elle laissée gruger ? Pourquoi l’actionnaire suisse de la SWP n’a- t-il pas contesté le préjudice ? Qui tire les ficelles ? Quel est le rôle exact joué par l’avocat Louis Krack, si peu regardant quant aux règles de déontologie (1) ? Comment fonctionne réellement la sicafi WEB ?

Etrange actionnariat

Première évidence, l’actionnariat de la SWP intrigue ( lire l’infographie, p. 43). Deux actionnaires contrôlent cette société. L’un est facile à pister. Il se nomme Vegec, une société fondée au sein de la famille Wagner. Son siège est localisé au domicile personnel de Robert Wagner, qui habite un château voisin de celui de l’industriel Albert Frère, à Gerpinnes. Cette Vegec détient 25 % de la SWP. Les 75 % restants sont entre les mains d’un actionnaire suisse, la société Socostan, fondée par l’ami Yvon Renggli. Dans son argumentation opposée au fisc, le clan Wagner a fait croire que Socostan serait un opérateur économique indépendant. Il est question d’un  » groupe Socostan « , dont les dirigeants auraient contesté certaines décisions du groupe Wagner. De la poudre aux yeux ?

Nous avons enquêté en Suisse, à Fribourg et dans le Valais. Socostan est inconnue au bataillon. Dans les milieux d’affaires suisses, personne ne peut en décrire les activités. Il s’agirait d’une société fiduciaire, à savoir une entité chargée de gérer les affaires ou le patrimoine d’une autre personne.  » A quoi sert Socostan ?  » s’interrogeait Le Vif/L’Express, le 16 décembre 2005. Ce serait une société-écran, comme on dit. Derrière laquelle pourraient se cacher les Wagner. Au Luxembourg, en 2004, Socostan a racheté 50 % des parts d’une mystérieuse société CPHI. L’ancien président de cette CPHI n’est autre que Louis Krack. Les Wagner y sont rentrés en même temps que Socostan.

Nul doute que le rôle exact du dénommé Yvon Renggli sera au c£ur de l’enquête : il serait un simple homme de paille. Il a en tout cas senti l’oignon. Renggli, comme Krack, vient de démissionner de son mandat d’administrateur de la SWP. Renggli en était également le président. Le Moniteur belge indique qu’il a été remplacé à cette fonction par… Robert Wagner. Pour l’heure donc, la SWP ne compte plus aucun représentant de son actionnaire majoritaire suisse, le  » groupe Socostan « , dans son conseil d’administration. Fameuse embrouille.

En conclusion, le groupe Wagner et sa société cotée WEB semblent gérés comme une affaire de famille, au mépris de la transparence la plus élémentaire. Les faits qui précèdent en attestent. De nombreux témoignages avisés le confirment. Toutes les sociétés qui alimentent la sicafi WEB, via des opérations de fusion-absorption, sont en réalité contrôlées (directement ou indirectement) par des membres du clan Wagner. Ces opérations se font en vase clos. C’est contraire à l’esprit de la loi.

(1) En décembre 2004, Robert Wagner acquiert un bien immobilier à Leuze-en-Hainaut. L’avocat du vendeur se nomme… Louis Krack, qui est aussi le conseil de l’acheteur Wagner. Un flagrant conflit d’intérêts.

Ph. E

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