L’espion argentin

Il est l’homme à la base des bonnes affaires du Sporting : en cinq ans, le champion a fait venir sept joueurs directement d’Argentine et s’en félicite…

Si la brasserie Belle-Vue n’avait pas été vendue à Interbrew, et si GérardWitters n’avait pas été envoyé en Argentine par son nouvel employeur, Anderlecht n’aurait peut-être jamais activé cette filière argentine qui lui vaut aujourd’hui de belles satisfactions. Encore que…

 » En 2005, le directeur du scouting du club, WernerDeraeve, s’était déjà rendu à l’une ou l’autre reprise en Argentine « , se souvient Witters.  » Mais le Sporting était effrayé par le très compliqué marché argentin. La plupart des joueurs appartenaient à plusieurs personnes. Un investisseur avait acquis 20 % des droits, une société en détenait 30 %, etc. Lorsqu’on était intéressé par un joueur, on ne savait pas très bien à qui s’adresser. Pour débloquer certaines situations, j’ai fait appel à l’avocat EduardoPalomar, spécialiste du droit sportif en Argentine. Il nous a beaucoup aidés, et au fil du temps, est devenu un ami du club.  »

Lorsqu’il était gamin, Witters était un fervent supporter du Sporting :  » A sept ans, j’assistais à tous les matches depuis la tribune. Mais jamais je n’aurais imaginé qu’un jour, je serais moi-même au service du club. Le hasard a voulu qu’avec mon diplôme de traducteur anglais-espagnol, j’ai été engagé par la brasserie Belle-Vue, gérée par la famille VandenStock. J’y suis resté de 1984 à 1991. Lorsque la brasserie a été vendue à Interbrew, j’ai travaillé pour une imprimerie qui produisait des étiquette de… bière. L’exportation fonctionnait bien, et en 1997, on a reçu une commande de Quilmes, la grande brasserie argentine. Grâce à ma connaissance de l’espagnol, j’ai été désigné pour me rendre à Buenos Aires. Et comme passionné de foot, je ne ratais pas l’occasion d’aller voir des matches en Amérique du Sud lorsque l’occasion se présentait. Parfois cinq à six par week-end ! En 2003, j’ai créé ma propre société, basée à Luxembourg et active dans des secteurs diversifiés. A un moment, je me suis demandé pourquoi nous n’avions aucun joueur argentin en Belgique et plus particulièrement à Anderlecht ? Ces joueurs entraient pourtant dans les prix en vigueur pour les transferts au Sporting. Je ne parle pas de joueurs comme AndresD’Alessandro ou JavierSaviola, hors de prix, mais le réservoir argentin est tellement vaste que j’étais convaincu qu’il y avait de bonnes affaires à réaliser. J’ai pris contact avec PhilippeCollin et j’ai découvert qu’Anderlecht avait la même réflexion mais souffrait lors des négociations. J’ai soumis un projet au club et fini par signer un contrat. Ce fut le début de ma relation avec Anderlecht.  »

Dans un premier temps, Anderlecht a travaillé avec un agent de joueurs très connu pour se lancer sur le marché argentin : JorgeCyterszpiler.  » Il fut, jadis, le premier agent de DiegoMaradona « , se souvient Witters.  » C’est un homme qui travaille de façon structurée et rationnelle, à l’européenne. Il est bien préparé et ne laisse rien à l’improvisation. C’était important pour Anderlecht de pouvoir compter sur un homme d’une telle envergure. Personnellement, je suis entré en contact avec Cyterszpilar via AdrianDeVicente, qui travaille dans la même société de management et qui est l’agent de MartinDemichelis au Bayern Munich. Je l’avais rencontré en Allemagne. Cyterszpilar a aidé Anderlecht à mettre un pied en Argentine. Au bout de trois ans, le Sporting a cessé sa collaboration avec lui. Pendant 18 mois, j’avais travaillé en interne à Bruxelles, aux côtés d’ HermanVanHolsbeeck, mais le club a jugé que je serais peut-être plus utile si je me rendais en Argentine. J’ai pris fonction en septembre 2009 et, grâce au réseau de relations tissé, j’ai des gens qui travaillent pour moi là-bas. Cyterszpiler n’était pas heureux lorsqu’il a appris la non-reconduction de son contrat, mais a compris : moins il y a d’intermédiaires, moins il y a d’argent qui se perd.  »

Pour autant, Witters ne vit pas en Argentine.  » Je m’y rends en moyenne 15 jours par mois et loge à l’hôtel. « 

De Frutos à Barrios

Aujourd’hui, sept joueurs argentins sont arrivés à Anderlecht en provenance directe d’Amérique du Sud. HernanLosada, l’exception qui confirme la règle, a été acquis au Germinal Beerschot et NicolasFrutos a fait office de pionnier.

 » Anderlecht cherchait un attaquant de ce profil « , se souvient Witters.  » En Argentine, ce n’est pas courant : on trouve davantage de petits gabarits techniques. Nico restait sur six mois exceptionnels à l’Independiente, où il formait une paire très complémentaire avec SergioAgüero. Il avait inscrit dix buts en neuf matches. L’heure d’un retour en Europe avait sonné pour lui, mais il n’avait pas d’offre très concrète émanant d’un grand championnat méditerranéen et restait sur une expérience malheureuse à Las Palmas où, très jeune, il avait vécu une saison noire : trois présidents en un an, la faillite… Il devait appeler son père pour qu’il lui envoie de l’argent car il n’était pas payé. L’offre d’Anderlecht arrivait à point nommé pour lui. C’était un club prestigieux, qui jouait chaque année la Ligue des Champions, et son profil correspondait peut-être mieux à un club belge. Nico était conscient de ses lacunes et était décidé, en bon professionnel, à travailler pour améliorer ses points faibles.  »

En scoutant Frutos, Anderlecht était forcément tombé également sous le charme d’Agüero.  » Mais il s’est rapidement rendu compte qu’il ne pourrait pas concurrencer l’Atlético Madrid, qui a déboursé 20 millions pour acquérir les services du Kun.  »

Frutos fut un coup dans le mille.  » Au vu de son intégration rapide, une liste d’une trentaine de joueurs, entrant dans le budget d’Anderlecht, a rapidement été établie avec l’aide de De Raeve et Cyterszpiler. C’étaient, pour la plupart, des joueurs d’un deuxième niveau, encore peu connus à l’échelle internationale. ChristianLeiva et NicolasPareja entraient dans cette catégorie-là. LucasBiglia était déjà plus connu, car il avait été champion du monde U20 aux Pays-Bas en 2005, avec LionelMessi. Ces joueurs-là ont parlé entre eux : Biglia avait joué avec Frutos à l’Independiente, et Pareja avec Biglia à Argentinos Juniors. Ils se sont dit qu’Anderlecht pouvait représenter une belle opportunité.  »

Leiva est le seul joueur argentin à propos duquel on peut parler d’échec.  » La cellule argentine du Sporting avait des doutes à son sujet, car il a un caractère spécial. Mais on était en mars 2006 et il fallait prévoir un remplaçant à Yves Vanderhaeghe, en fin de carrière au demi défensif. De plus, VincentKompany et ChristianWilhelmsson s’apprêtaient à partir. Anderlecht avait besoin de renforts… payables. La direction a pris le risque d’engager Leiva. Le joueur n’a peut-être pas été assez entouré…  »

L’intégration de MatíasSuarez fut compliquée également, mais Anderlecht n’a jamais regretté son choix.  » Contrairement aux joueurs précédents, il ne provient pas de Buenos Aires mais de Cordoba, une ville de province. Déjà, lorsqu’il se rendait dans la capitale fédérale, c’était un dépaysement. L’Europe c’était un autre monde. Son caractère introverti ne l’a pas aidé. Il est sans doute arrivé à une mauvaise période aussi : Frutos était blessé et il a été envoyé au feu contre BATE Borisov, avec un autre jeune joueur sud-américain, Kanu. Mais depuis lors, Suarez a régalé le public anderlechtois avec ses actions, même s’il a encore traversé une période difficile la saison dernière. J’ai moins de craintes concernant nos deux dernières recrues, PabloChavarria et PierBarrios, même s’ils proviennent eux aussi de Cordoba. Lors de la conférence de presse de présentation, ils se sont montrés très à l’aise, alors qu’il n’étaient pas du tout habitués à affronter les journalistes. J’avais déjà vu Chavarria à l’£uvre il y a un an et demi, mais à l’époque Anderlecht n’avait pas besoin d’attaquants. La fin de carrière de Frutos et la blessure de TomDeSutter ont modifié les priorités. Je crois qu’il a le profil pour réussir à Anderlecht, même si ses statistiques en termes de buts inscrits ne parlent pas en sa faveur. Mais il récupère beaucoup de ballons, est très travailleur et très explosif. S’il a peu marqué à Belgrano, c’est peut-être aussi parce qu’il… travaillait trop entre les lignes. L’entrejeu de l’équipe n’était pas de grande qualité et il recevait peu de bons ballons. Il devait souvent aller les chercher loin derrière, remontait alors le terrain et manquait de fraîcheur lorsqu’il se retrouvait en zone de finition. Barrios, lui, est encore jeune. C’est un défenseur polyvalent : formé comme défenseur central, il peut aussi évoluer comme arrière droit ou gauche. Cette polyvalence était l’un des critères recherchés.  »

Des collaborations sont envisagées

Quels sont les atouts d’Anderlecht, par rapport à l’Espagne, l’Italie ou le Portugal, où les joueurs argentins se rendent plus volontiers.  » D’abord, ils savent qu’à Anderlecht ils sont payés à heure et à temps. Cela n’arrive quasiment jamais en Argentine et pas toujours dans d’autres pays non plus. Au fil du temps, Anderlecht s’est bâti une réputation de club sérieux et fiable là-bas. JulioGrondona, le président de la fédération argentine, connaît Anderlecht. Le syndicat des joueurs, très influent en Argentine, a aussi pris acte du sérieux du Sporting.  »

Parmi les contacts établis, il y a, depuis la réussite du transfert de Suarez, le club de Belgrano de Cordoba.  » On a aussi tissé des liens avec l’Union Santa Fe, le club de Frutos, ou Banfield, le club de D1 d’où provient Leiva. Lorsqu’on débarque en Argentine, on va directement parler au président ou au propriétaire du club. Je me souviens que, dans le cas de Pareja, on aurait dû payer… 154 % du prix parce que quelqu’un s’est subitement souvenu qu’il avait acquis des parts sur le joueur lorsqu’il était jeune et s’est présenté pour percevoir un pourcentage sur l’opération. On a finalement payé le prix juste et beaucoup appris à cette occasion « .

Parmi les personnes de contact en Argentine, il y a le président de Belgrano, Armando Pérez.  » Un multimillionnaire, actif dans les cosmétiques et qui emploie 120.000 personnes en Argentine. Il a repris le club lorsqu’il a été déclaré en faillite, en 2005. En Argentine, une loi spéciale permet aux clubs de continuer à jouer, afin d’éviter les problèmes avec les supporters, qui ont souvent le sang chaud. Grâce à sa gestion, il a réussi à rééquilibrer le budget du club. Anderlecht y a un peu contribué, grâce à l’achat de trois joueurs, mais pas uniquement. Pérez a aussi vendu MarioBolatti à Porto, puis à la Fiorentina. Ce qui est encore un autre niveau évidemment. Auparavant, les joueurs des clubs de province devaient presque obligatoirement faire une escale intermédiaire dans un club de Buenos Aires avant de franchir l’Atlantique. Aujourd’hui, c’est terminé : ils viennent directement en Europe. Pérez a aussi beaucoup investi dans les jeunes. Ce travail a porté ses fruits : sur 40 équipes, toutes catégories confondues, Belgrano a terminé 4e derrière Boca Juniors, River Plate et Velez Sarsfield. Aucun document n’a été signé, mais Anderlecht se félicite de sa collaboration avec Belgrano. Ses supporters sont fiers que leur club ait noué des relations avec un important club européen. Et les joueurs se rendent compte qu’un pont a été construit et qu’un passage par Belgrano leur faciliterait peut-être un futur transfert vers l’Europe… « l

par daniel devos – photos: belga

Grondona, le président de la fédé argentine, connaît Anderlecht. Le syndicat des joueurs a aussi pris acte du sérieux du Sporting.

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