L’ENFANT TRISTE

Au sortir des années Raúl, avant que l’Espagne ne devienne une équipe de milieux de terrain, il y a eu les années Torres. Un homme qui marquait des buts sans gagner de trophées, avant de décider de faire l’inverse. Chronique d’une malédiction.

« Viens à Milan, et je vais refaire de toi le joueur que tu étais.  » Les mots de Filippo Inzaghi, qui tente d’attirer Fernando Torres à Milanello quelques semaines après s’être installé sur le banc de l’AC, sont à l’image de ses buts : cruels, mais réalistes. Torres venait de fêter son trentième anniversaire, mais son football s’écrivait déjà au passé. Comme s’il avait cessé d’être El Niño quand l’innocence des buts fêtés comme un enfant a laissé place aux titres remportés par un adulte.

L’idéal d’un joueur de football est d’être un acteur majeur des titres remportés par son équipe. Une ivresse que Fernando Torres n’a que trop peu connue, lui dont la carrière a oscillé entre le rôle d’un figurant dans des équipes qui accumulaient les trophées et celui d’acteur principal de clubs qui ne gagnaient rien.

Symbole par excellence de cette carrière paradoxale, c’est après son départ que l’Atlético Madrid a recommencé à garnir sa salle des trophées, alors qu’El Niño était l’incarnation du football colchonero. L’histoire de Fernando Torres a toujours été celle du verre à moitié vide, à l’exception d’une parenthèse d’un mois lors de l’Euro 2008. Cet été-là, le verre était plus que rempli. Il débordait.

UN TUEUR AU VISAGE ANGÉLIQUE

En finale de l’Euro 2008, El Niño joue comme s’il rendait hommage à Pierre de Coubertin. Plus vite que Philipp Lahm, plus haut que l’interminable Per Mertesacker, plus fort que la malédiction espagnole. Son but ferait presque passer Lahm pour un imposteur. La Premier League, orpheline d’un Thierry Henry qui s’est envolé pour Barcelone, a déjà remplacé les buts de l’intérieur du pied du Français par les sprints insaisissables du Kid d’Anfield.

Quand il débarque à l’Euro, Torres sort d’une première saison stratosphérique sous le maillot de Liverpool.  » Je n’ai jamais été un numéro 10. Mais pendant quelques années, Fernando m’a aidé à en devenir un « , raconte un Steven Gerrard devenu fournisseur officiel de ballons en profondeur. The Kid est un mannequin, et les Reds sont un costume taillé à sa mesure, au millimètre près, par le football d’espaces offensifs de Rafael Benitez.

Torres marque 24 fois en 33 matches de Premier League. Puis quatorze fois de plus la saison suivante, malgré une année pourrie par les blessures qui le privent d’un tiers du championnat. Les défenseurs anglais sont dribblés, soufflés ou piétinés. Rien ni personne ne peut arrêter Fernando Torres à partir du moment où son regard se tourne vers le but. Il y a même un peu de Ronaldo dans sa façon d’effacer le gardien, comme s’il n’était qu’un joueur de champ de plus, avant de pousser le ballon au fond des filets.

Ce Fernando Torres-là est le meilleur attaquant du monde. Chacune de ses courses dans le dos des défenseurs adverses est déjà célébrée comme un but par Anfield. Le public ne se demande même pas s’il va marquer, mais plutôt comment il va le faire. Torres effraie une Angleterre qui n’avait plus vu pareil tueur au visage angélique depuis Ole-Gunnar Solskjaer. Mais il lui reste un goût de trop peu :  » À Liverpool, j’avais presque tout, mais il me manquait les titres. J’avais 27 ans, je voulais savoir la sensation que ça faisait de soulever la Ligue des Champions.  »

 » Le bonheur humain est composé de tant de pièces qu’il en manque toujours « , écrivait Bossuet. Torres tente de compléter son puzzle sous le maillot de Chelsea. Il ne se rend sans doute pas compte que pour obtenir les dernières pièces, il devra faire une croix sur une partie des siennes.

DES TITRES SUR LE BANC

58,5 millions d’euros plus tard, El Niño débarque à Stamford Bridge avec l’encombrante étiquette de transfert le plus cher de l’histoire du football anglais. Et surtout, avec des genoux déjà meurtris par les changements de direction à répétition. Comme Ronaldo, encore. Mais contrairement au Brésilien, qui a posé un deuxième Ballon d’Or sur ses genoux fragiles, Torres ne parvient pas à se réinventer.

Les matches passent, et Fernando ne marque pas. Jamais. Comme s’il avait perdu le mode d’emploi. L’Angleterre oscille entre moqueries et mélancolie. Alan Pardew, évoquant la méforme de son attaquant Papiss Cissé, lâchera même une phrase lourde de sens :  » Nous ne voulons pas qu’il finisse comme ce pauvre Fernando Torres.  »

1.541 minutes désespérantes, avant un premier but sorti d’un cafouillage boueux dans le rectangle. Un but sale, mais salvateur après tant de ballons envoyés au-dessus du but déserté par un gardien effacé en un coup de reins. La malédiction est rompue, mais le Kid d’Anfield ne ressuscitera jamais à Stamford Bridge.

La faute à un football moins taillé pour lui, comme il l’explique à La Razón :  » À Liverpool, j’avais trouvé mon véritable poste, avec des joueurs derrière moi à l’aise dans la profondeur. Chelsea ne joue pas comme ça. Cette équipe s’appuie sur le rival, avec de la force, sans te donner d’espaces.  » La défense adverse est étouffée, mais Torres non plus ne sait plus respirer.

Quand les millions déboursés ne suffisent plus à le rendre incontournable, Fernando devient abonné au banc de touche des Blues. Il en sort pour les fins de rencontres débridées, quand les espaces sont suffisants pour qu’il puisse courir vers un moment d’éternité. Lors de l’incroyable demi-finale du commando de Roberto Di Matteo face au Barça de PepGuardiola, c’est lui qui éteint le suspense en contre en dribblant Valdes dans les arrêts de jeu.

En finale de l’Europa League, l’année suivante, c’est encore lui qui est là pour ouvrir le score. D’éphémères moments de gloire au milieu de longues périodes de disette, que Torres passe à contempler son armoire à trophées enfin bien garnie. Ou à regarder des vidéos de ses buts :  » Je voulais comprendre ce qui faisait qu’avant, je marquais autant.  »

LE MAL ESPAGNOL

La Roja, celle-là même qu’il avait propulsée sur le toit du continent, aurait pu être sa bouteille d’oxygène. Elle a surtout garni son palmarès, en le sacrant champion du monde en 2010 avant de lui offrir une nouvelle fois l’Europe deux ans plus tard. Mais là encore, le bonheur de Torres s’écrivait en pointillés. Parce que l’Espagne verticale de Luis Aragones avait progressivement laissé sa place à la Selección cérébrale de Vicente Del Bosque.

Raul avait été la première victime de la métamorphose espagnole. Fernando Torres, puis David Villa ont décroché un sursis en marquant des buts, mais ont finalement dû se rendre à l’évidence et laisser la pointe de l’attaque ibère à Cesc Fabregas. C’était l’Espagne des milieux de terrain. La seule équipe au monde pour qui l’objectif de chaque rencontre n’était pas de marquer un but, mais plutôt de ne pas perdre le ballon.

Coupable de ne pas trouver le chemin des filets dans une équipe qui ne lui offrait pas d’occasions, El Niño est sacrifié par Del Bosque dès les demi-finales du Mondial sud-africain. Comment être l’attaquant d’une équipe qui ne pense pas à marquer ? Fernando Torres n’a jamais trouvé la réponse, mis à part lors d’un Euro 2012 qu’il termine meilleur buteur avec trois buts en 189 minutes de jeu : un doublé contre une Irlande aussi naïve qu’une défense de Premier League, et un but en finale contre l’Italie trop joueuse de CesarePrandelli.

Privé de son explosivité à cause de genoux récalcitrants, d’espaces par la faute d’un Chelsea étouffant et de ballons de but au sein d’une Roja pour qui donner la balle à l’attaquant augmentait le risque de la perdre, El Niño avait perdu tous les ingrédients de la recette qui l’avait installé parmi les meilleurs joueurs de la planète. Les longs cheveux brillants ont laissé place à une coupe quasi militaire, et le sourire enfantin est devenu une mine renfermée et triste.

La joie insouciante du buteur a disparu, remplacée par le teint besogneux d’un joueur qu’on appelle poliment  » attaquant de devoir  » parce qu’il a compris qu’il devait oublier son passé de star pour jouer un rôle de figurant dans une équipe qui gagne des trophées.

RÉSURRECTIONS AVORTÉES

Au fil des saisons, Fernando Torres est devenu une curiosité scientifique. Comme un dragon qui ne cracherait plus de feu. Jeune entraîneur ambitieux, Pippo Inzaghi a cru qu’il serait capable de raviver la flamme du goleador espagnol. Mais les six mois milanais de Torres ont été un véritable fiasco. Parce que le Calcio est un championnat taillé sur mesure pour les buteurs instinctifs, et que Fernando n’a jamais appartenu à cette catégorie.

Les buteurs latins sèment la terreur jusqu’à leur surnom. L’insaisissable EdinsonCavani napolitain était  » El Matador « , RadamelFalcao est  » El Tigre « . Torres, lui, est toujours resté un enfant. Un joueur qui marquait parce qu’il était plus rapide que les autres, mais dont le flair n’a jamais été la marque de fabrique. Un véritable buteur n’aurait jamais eu besoin de regarder des vidéos pour  » comprendre ce qui faisait qu’il marquait autant « . Parce qu’un vrai buteur vous répondrait que le sens du but ne s’explique pas.

Passé sans résultat entre les mains expertes de Super Pippo, Fernando Torres est finalement retourné chez lui. Diego Simeone parvenait à tirer la quintessence de tous les footballeurs qui passaient sous sa direction, alors pourquoi pas lui ? Le retour au bercail du Niño du Calderón a une nouvelle fois éveillé les attentes les plus folles.

Comme s’il était impossible de se résigner au fait que sa domination liverpuldienne appartenait au passé. Et cette fois, Fernando a donné de l’espoir : sur la pelouse du Bernabeú, en Copa del Rey, il a ouvert le score après une minute en prolongeant au fond des filets un service d’AntoineGriezmann. Match terminé avec un doublé.

Et pourtant, la saison de l’Atlético s’est terminée sans trophées, pour la première fois depuis l’arrivée de Diego Simeone sur le banc de touche. Comme si la malédiction du Torres colchonero était plus forte que la science d’El Cholo. Quatorze ans après ses débuts dans son club de coeur, El Niño attend toujours son premier but en Ligue des Champions, et sa centième rose sous le maillot rouge et blanc.

Pour son retour à Madrid, les premiers mots de Torres étaient adressés à ceux qui avaient relevé le club après son départ pour le ramener au sommet du football espagnol :  » J’aimerais qu’ils m’aident en me contaminant avec leur enthousiasme et leur science de la victoire.  »

L’incroyable phrase d’un homme qui a remporté une Coupe du monde, deux Euro, une Ligue des Champions et une Europa League, mais qui parle comme un loser pathologique. Parce qu’entre les buts sans trophée et les sacres sur le banc, Fernando Torres n’a jamais résolu l’équation du bonheur.

PAR GUILLAUME GAUTIER – PHOTOS BELGAIMAGE

Entre les buts sans trophée et les sacres sur le banc, Fernando Torres n’a jamais résolu l’équation du bonheur.

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