L’enfance au bout du pied

Cela s’est passé récemment, lors d’un city-trip en France. Je poireaute sur une place peu fréquentée, en attente de ma moitié qui m’a promis de ressortir  » d’ici dix minutes grand maximum  » d’un magasin de déco dans lequel  » il faut qu’elle aille jeter un coup d’£il « . Je sais pertinemment qu’il y aura plutôt deux coups d’yeux qu’un (et donc vingt minutes), mais bon j’attends, faut des concessions dans un couple, je ne rentre pas non plus toujours des buvettes à l’heure précisément promise…

A deux pas de moi, tant bien que mal mais du pied droit systématiquement, un tout petit gars de tout au plus six ans frappe et refrappe un ballon mou contre un bout de mur aveugle. Je le regarde de dos, cela suffit à m’occuper, surtout que viendra le moment où il loupera sa frappe, et le ballon roulera vers moi, et je pourrai le lui rendre. Mais il frappe, il frappe, j’attends, ça traîne, et je réalise que ma godasse frétille d’impatience dans l’attente du raté. Ainsi, pour une fois que j’étais bien ailleurs qu’au foot et dans le foot, voilà que ma godasse gigote encore dans l’espoir fou d’une unique et simplissime remise du plat du pied ! Je m’en rends compte, et ça me réconcilie avec moi-même : mon pied vient de me dire sans mot dire (mon pied vient de dire à mon c£ur qui n’y croit plus toujours) que j’aime toujours le foot comme un gamin…

Vient enfin le loupé tant attendu : et le temps que le môme se retourne pour courir rattraper son ballon, je le lui remise, fier de moi, en un temps du pied gauche. Il le bloque. Je pense seulement qu’il va peut-être dire merci, avant d’en s’en retourner jouer avec son pote le mur. Mais non. Le petit droitier bloque ma passe, me jette une £illade intriguée et me retourne le ballon. Je lui rends. Il me le remet. Je lui remets. Il me le rend. Et ainsi de suite. Et plus il me le rend, et plus il s’essouffle, et plus il rigole, sur cette place qui n’est plus qu’à nous deux. Il rit finalement tellement qu’il finit par louper, et je finis par lui demander en rigolant (c’est le premier mot qu’on échange !) pourquoi je le fais tellement rigoler. Et il me répond sans cesser de rigoler :  » MAIS PARCE QUE TU SHOOTES à L’ENVERS !  » J’ai fini par comprendre. Il avait remarqué que je remisais systématiquement du gauche, je n’ai d’ailleurs jamais remisé du droit sauf en cas de nécessité. Sur le macadam de cette place, le p’tit shooteur en herbe venait avec ravissement, pour la première fois, de découvrir un shooteur gaucher comme on découvre un clown. J’étais ravi aussi, les gosses tutoient spontanément les vieux clowns…

Ce qui me fait penser, un peu a contrario, à une autre anecdote concernant l’enfance en foot. Il était une fois, en Hongrie, le grand Ferenc Puskas qui s’entraînait comme à l’habitude. Il y avait des gosses sur la pelouse, autour du terrain, qui regardaient leur idole. Un ballon sort près de Puskas et roule vers un gamin debout. Puskas fait quelques pas vers lui, dans l’attente du ballon. Le gamin se baisse, prend le ballon en mains et le donne à Puskas. Et la légende veut qu’il y ait eu sanglots : que Puskas, ahuri par le non-emploi d’un membre inférieur en pareille circonstance, ait fondu en larmes en hurlant à ses équipiers :  » AVEC LES MAINS ! VOUS AVEZ VU CE GAMIN ? ! IL A TOUCHÉ LE BALLON DES MAINS ! IL M’A RENDU LE BALLON AVEC LES MAINS !  » L’enfant de 30 ans venait d’en découvrir un autre comme on découvre un zombie…

L’anecdote est tirée de Voyage au bout des seize mètres de Peter Esterhazy (*), footballeur amateur né en 1950 avant de devenir l’un des écrivains les plus célèbres de Hongrie, et dont le frère Marton Esterhazy fut un des attaquants hongrois du Mondial 1986. Dans ce livre, l’auteur mêle les souvenirs d’enfance footeuse à diverses considérations sur un sport qu’il n’a jamais cessé d’aimer : considérations souvent drôles, parfois plus alambiquées du point de vue historico-socio-politique… Mais j’y ai aimé lire que pour l’amateur qu’il fut, un match joué et victorieux était le bonheur même :  » Quand nous quittons le terrain, la question ne se pose pas de savoir pourquoi nous vivons, à quelle fin le Seigneur a créé le monde. (…) Nos incertitudes sont nulles et non avenues, maintenant tout va bien. (…) Le bonheur n’est pas durable, mais celui-ci durera sûrement jusqu’à la fin de la partie de bières qui suivra le match. C’est pour cette raison et uniquement pour cette raison que le footballeur boit des bières longuement, le plus longuement possible.  » D’ailleurs, ajoute Esterhazy, lors de la troisième mi-temps,  » La bière chaude est peut-être le plus grand attentat de l’humanité contre elle-même.  » C’est le sponsor de notre D1 qui va être content.

(*) écrit en 2006, traduit en français et édité en 2008 chez Christian Bourgois

par bernard jeunejean

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