L’aventure EXOTIQUE

Der Kaiser commente le rôle qu’a joué l’Amérique du Sud dans l’évolution du football européen en un demi-siècle.

Franz Beckenbauer se souvient :  » Le bus était garé devant le stade du Bayern, moteur tournant. Après le match, nous devions rejoindre immédiatement l’aéroport. De là, si mes souvenirs sont bons, nous prenions un vol jusqu’à Francfort puis Rio de Janeiro, avec escale à Dakar. A Rio, nous devions emprunter un vol jusqu’à São Paulo pour atterrir à Buenos Aires, après 26 heures d’avion. Nous avons essuyé un violent orage au moment d’atterrir dans la capitale argentine. La machine a violemment tangué. Quelques coéquipiers ont été pris de telles nausées qu’ils ont dû s’emparer des sacs prévus à cet effet.

Nous devions disputer une rencontre amicale contre le Racing Buenos Aires deux ou trois jours plus tard, dans le cadre de son jubilé. Nous nous sommes inclinés 3-2 devant 60.000 spectateurs. Tout était spécial, là-bas : peu avant Noël, nous étions en plein été, en Amérique du Sud. J’avais 21 ans et c’était mon premier grand voyage, six mois après la Coupe du Monde en Angleterre. Pour la première fois, j’ai ressenti ce que jouer là-bas représentait. Pour nous, jeunes joueurs, c’était grandiose.

Au début des années 70 nous avons refait un voyage de ce genre. J’ai joué un peu partout, au Brésil, en Argentine, au Pérou, au Paraguay, au Chili. Ce devait être durant l’hiver 1970-1971. Nous avons livré six matches en l’espace de deux semaines et demie, le premier contre l’équipe nationale d’Argentine. Nous avons réalisé un nul, 3-3.

Ensuite, nous sommes passés aux choses sérieuses avec la Coupe Intercontinentale 1976. Deux ans auparavant, vainqueurs de la Coupe des Champions, nous avions renoncé à cette joute. Cette fois, le vainqueur de la Copa Libertadores Cruzeiro Belo Horizonte se déplaçait en Allemagne pour le match aller. En cette fin novembre, le thermomètre affichait moins 15 degrés à l’Olympiastadion de Munich. Nous nous sommes frotté les mains : ce premier match devait être plus facile que le retour, au Brésil. A domicile, par un froid de canard, nous nous sommes imposés 2-0.

Quatre semaines plus tard, nous nous sommes envolés pour le Brésil. Une canicule de 45 degrés nous a assaillis à notre descente d’avion. Nous vivions une aventure, projetés dans un univers exotique. C’était fantastique. 120.000 spectateurs, des roulements de tambour pendant 90 minutes. Un nul blanc nous suffisait. Nous avons remporté cette Coupe Intercontinentale, auréolée d’un prestige nettement supérieur en Amérique du Sud. Aux yeux des Argentins ou des Brésiliens, ce trophée est aussi important qu’un championnat du monde sous nos latitudes. Pardonnez-moi cette comparaison martiale mais, quand un représentant européen était opposé à Independiente Buenos Aires, c’était la guerre. Depuis lors, ce titre se dispute en une seule manche. C’est une bonne chose…  »

En 42 rencontres entre les meilleures équipes des deux continents û le vainqueur de la Coupe d’Europe des Champions face au vainqueur de la Copa Libertadores û le score est de 21 victoires partout. Le Real Madrid s’est adjugé la première joute, en 1960. Boca Juniors a remporté l’édition 2003.

Franz Beckenbauer : Les statistiques ne dégagent pas de vainqueur net dans les autres compétitions intercontinentales non plus. Trois nations sud-américaines se partagent les neuf victoires de leur continent en Coupe du Monde de la FIFA : le Brésil cinq fois, l’Argentine et l’Uruguay deux chacun. En Europe, l’Italie et l’Allemagne se sont imposés trois fois, l’Angleterre et la France une fois.

Direction l’Europe

Il n’y a pas non plus de grande différence au niveau des joueurs. Depuis la mise sur pied en 1988 de l’élection du Footballeur FIFA de l’Année, le Vieux Continent a produit neuf vainqueurs, contre sept à l’Amérique du Sud. L’origine de ces joueurs d’exception s’efface devant un fait : lorsqu’ils ont été distingués, ils étaient employés par des clubs européens, qu’il s’agisse des Brésiliens Romario, Rivaldo et Ronaldo ou du Libérien George Weah. Sur la voie à sens unique de l’immigration, presque tous les joueurs de talent ont quitté l’Amérique du Sud pour l’Europe.

Il y a quelques mois, à la faveur d’un séjour au Brésil, je me suis entretenu avec Carlos Alberto. Il m’a raconté que son pays avait produit un nombre incroyable de bons joueurs au cours des dernières années. Au début de la saison 2003-2004, 40 stars et autres footballeurs moins connus de l’actuel champion du monde figuraient dans les listes des 32 équipes qui ont pris part à la Ligue des Champions. Roberto Carlos et Ronaldo sont des joueurs clés du Real Madrid, Cafù et Kaka, un grand talent, sont au service du tenant du titre, le Celta Vigo emploie cinq Brésiliens et cinq Argentins.

River Plate possède une parfaite école des jeunes. Les détecteurs de talents du club sillonnent tout le pays. Ils doivent avoir parcouru 30.000 kilomètres en 2003. Des 25.000 enfants visionnés, ils en ont sélectionné huit. 70 surdoués du football résident à l’internat du club argentin, encadrés par une cinquantaine d’entraîneurs, médecins et physiothérapeutes. Ce club approvisionne les formations de l’élite européenne en joueurs de renom. On retrouve ainsi Bonano et Saviola au FC Barcelone, Solari au Real Madrid, Ayala et Aimar à Valence, Almeyda à l’Inter Milan, Crespo à Chelsea, ainsi qu’en Bundesliga, Placente (Bayer Leverkusen), D’Alessandro et Menseguez (tous deux au VfL Wolfsbourg) et Martin Demichelis, défenseur au Bayern.

L’ancêtre de tous ces grands joueurs argentins formés à River Plate n’est autre qu’un certain Alfredo di Stefano, le meilleur footballeur du monde dans les années 50 et 60. La Flèche Blonde a conduit les Galacticos au titre européen cinq fois de suite. Dans son sillage, d’autres grands joueurs ont émigré en Europe. Dont Maradona.

Ces Sud-Américains ont considérablement amélioré l’image du football européen des clubs. Ils réalisent des exploits individuels et conduisent leurs équipes à la victoire. Ils apportent leur note personnelle à notre jeu. Pour moi, le football brésilien est synonyme de touche de balle parfaite, artistique, de magie, de créativité. Alors qu’en Allemagne, nous regrettons qu’il n’y ait plus de football de rue, les Brésiliens développent et peaufinent le plus naturellement du monde leurs dons en extérieur. Ils se forment eux-mêmes, avec le seul ballon.

Sans ces Sud-Américains, le football européen n’aurait certainement pas connu le même développement. Les clubs européens ont pu attirer ces vedettes parce qu’ils avaient davantage d’argent. Ces formations, surtout les ténors, sont en mesure d’acheter les meilleurs joueurs du monde. Leurs observateurs sillonnent avant tout le Brésil et l’Argentine. Là, dans les grandes villes telles que Buenos Aires, Rio de Janeiro ou São Paulo, les structures ne sont pas différentes de celles de Londres ou Madrid. La situation est différente dans d’autres pays ou lieux d’Amérique latine, comme à Lima, au Pérou, ou ailleurs. Les moments de gloire de l’Uruguay, comme sa victoire en Coupe du Monde en 1930 et en 1950, appartiennent à une époque révolue. Il en va de même avec le Chili : les conditions ne sont absolument pas comparables à celles qu’on trouve en Europe.

Les Brésiliens et les Argentins ont conservé le contact et restent les principaux concurrents des Européens. Leurs équipes nationales profitent de l’engagement de leurs stars en Europe. C’est ici que ces joyaux subissent leur dernière taille. Ils s’affûtent dans les grands championnats, en Liga, en PremierLeague, en Série A ou en Bundesliga, et réimportent leur expérience. Cet échange a pratiquement conduit l’équipe nationale brésilienne à une assimilation du style de jeu européen. C’est pour cela que ses entraîneurs, à l’instar de Luis Felipe Scolari, vainqueur de la Coupe du Monde 2002, sont si contestés. Afin de remporter victoires et titres, ils sont contraints à élaborer une tactique basée sur le résultat, ce que n’apprécient pas leurs compatriotes. Les spectateurs restés au pays réclament un football rapide, qui s’appuie sur l’offensive, le tout avec un zeste de génie. Ils privilégient le pur plaisir de jouer.

La question des équipes nationales et de clubs

En revanche, le football argentin a toujours été plus proche de celui qui est pratiqué dans nos contrées. Il est plus défensif, il insiste sur l’aspect physique et les duels sont légion.

Les deux continents profitent de cet échange, au fond. Cette évolution gagne également les joueurs asiatiques. Quelques-uns évoluent déjà en Europe. D’autres vont suivre leurs traces, car il n’y a pas d’alternative pour ceux qui veulent atteindre le plus haut niveau. Ainsi, des matches contre de petits pays ou des îles n’apportent rien aux Japonais. Les meilleurs d’entre eux ont besoin de se mesurer aux clubs européens. Cet exode est douloureux pour les associations nationales concernées car leurs formidables joueurs passent l’essentiel de l’année à l’étranger et n’étalent leurs progrès qu’en équipe nationale.

D’autre part, les nations européennes sont confrontées à un problème, précisément au niveau des équipes nationales, car le nombre de joueurs du cru alignés dans les clubs diminue.

En Bundesliga, il arrive qu’une équipe n’aligne aucun Allemand et même au Bayern Munich, nous devons bien effectuer nos comptes et constater que parfois, notre équipe de base ne compte que deux joueurs allemands : Oliver Kahn et Michael Ballack. C’est pour cela que je plaide en faveur de proportions raisonnables et que j’estime une certaine limitation judicieuse. Il ne faut pas accepter deux ou trois joueurs non-européens par équipe comme dans le passé mais je trouverais positif un contingentement qui autoriserait la présence de cinq ou six de ces étrangers. Ce serait un enrichissement pour toutes les parties. Les clubs d’Amérique latine ou d’Afrique ne se concentreraient pas uniquement sur la formation de talents à destination de l’Europe û même si cette manne financière leur est évidemment précieuse. Les stades locaux pourraient également se régaler des exploits de leurs perles. Les sélectionneurs européens, eux, disposeraient d’une base plus large pour composer leur équipe.

Les clubs européens ne seront jamais rattrapés par leurs concurrents étrangers….

Certes, les Sud-Américains nous ont devancés, dans le passé, au niveau de leurs structures. Leurs clubs étaient constitués en sociétés anonymes û généralement, le président, comme en Italie, détenait 100 % des parts û alors qu’en Europe, nous ne savions même pas à quoi servait une société de capitaux. A cette époque, l’Amérique du Sud était plus avancée que l’Allemagne. Depuis lors, la compétition sportive s’est nettement intensifiée, elle est devenue plus attractive et donc plus rentable. Il suffit de songer aux sommes générées par la Ligue des Champions.

Les grandes vedettes du Brésil et d’Argentine ont une part importante dans la qualité de notre football. Elles enrichissent la culture du jeu à Milan, Munich ou Madrid et contribuent à remplir les caisses, tout en coûtant naturellement très cher. Que serait le Real sans Ronaldo ou Roberto Carlos, sans bien sûr vouloir dédaigner les qualités exceptionnelles d’un Zinédine Zidane ou d’un David Beckham ?

Malgré les turbulences et problèmes économiques, la puissance financière de l’Europe continuera à faire la différence, du moins au niveau des clubs. Il en va autrement des équipes nationales. Normalement, la fantastique sélection brésilienne sera toujours dans le peloton de tête.

Karlheinz Wild, Kicker

 » Sans les SUD-AMéRICAINS, le foot européen n’aurait pas connu le même développement « 

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