L’Argentine victime des Barras Bravas

Pour la première fois de son histoire, le prestigieux club de Buenos-Aires n’évoluera pas au plus haut niveau du foot argentin la saison prochaine. Révoltés, ses fans ont mis la capitale à feu et à sang, faisant 88 blessés.

Plus de 2.000 policiers avaient été réquisitionnés le dimanche 26 juin au stade Monumental de Buenos-Aires pour le match River Plate-Belgrano Cordoba. Soit un représentant des forces de l’ordre par 30 sympathisants. En théorie, du moins. Car la direction du club écoula 14.000 tickets de plus que les 62.000 réglementairement prévus.

L’enjeu était de taille : la dernière place vacante parmi l’élite. Un matche entre deux entités que tout oppose : un monstre sacré, fort de 33 sacres nationaux et de deux Copa Libertadores et un pensionnaire de Primera B Nacional (D2) qui ne doit sa notoriété, chez nous, que parce que les Anderlechtois Matias Suarez et Pablo Chavarria y ont fait leurs classes.

La rencontre aller de ces barrages s’était soldée par un succès 2 à 0 des provinciaux. Le retour affichait 1-1 quand, à un souffle du coup de sifflet final de l’arbitre Sergio Pezzotta, la pelouse fut envahie par des dizaines de fans désabusés, soucieux de se venger sur leurs favoris. Non contents de vandaliser les installations, les hinchadas, semèrent aussi la désolation au sein de la capitale, boutant le feu à des poubelles ainsi qu’à des véhicules et fracassant des vitrines. Bilan : 88 blessés parmi lesquels 39 policiers.

Trois jours plus tard, ils posèrent une bombe devant la maison d’un des dirigeants, Daniel Mancusi, farouche partisan du président et ex-gloire des Rouge et Blanc, Daniel Passarella. Fort heureusement, l’engin ne provoqua que des dégâts matériels. Mais l’épisode atteste la tension suite à la culbute du club après une présence ininterrompue au plus haut niveau, depuis les débuts de l’ère professionnelle en 1931. S’il n’y eut pas de morts à déplorer ce coup-ci, River Plate n’en reste pas moins gangrené par une violence qui aura coûté la vie à bon nombre de personnes durant tout ce temps. On dit d’ailleurs que la diagonale de tissu rouge qui orne le maillot du club réfère à tout ce sang que le ballon rond a fait couler dans ses travées.

71 morts lors du Superclasico 1968

L’horreur, en la matière, fut atteinte le 23 juin 1968 lors du Superclasico face à l’ennemi héréditaire, Boca Juniors. La partie s’était achevée sur un nul vierge, ce qui ne faisait nullement les affaires des visités. Les inconditionnels chargèrent leurs homologues adverses massés dans un bloc devant la porte 12. Il s’ensuivit un mouvement de foule qui causa la mort de 71 personnes, par écrasement ou par asphyxie. Un lourd et triste bilan qui aurait pu être évité si la police, qui avait cadenassé la sortie afin d’éviter un affrontement des supporters des deux camps, s’était résolue à faire une exception face au danger.

Outre le nombre élevé de victimes, on déplora également 150 blessés. A la fin de la saison, les 68 clubs affiliés à l’AFA (Association du Football Argentin) décidèrent de collecter des fonds pour venir en aide aux familles éplorées. Un total de 32 millions de pesos (environ 100.000 dollars) fut récolté. Mais cet argent n’allait jamais être distribué. En échange, les personnes concernées devaient renoncer par la suite à toute action en justice contre les dirigeants de River Plate. Finalement, personne n’a jamais réclamé ni vu la couleur du moindre peso.

Des morts, on en a souvent déploré au stade Monumental, et pas uniquement à l’occasion de la visite des Boca Juniors même si 8 autres victimes se sont ajoutées depuis ce jour funeste de 1968. Le dernier en date est Cristian Ponce, abattu en 2009 par un membre des Borrachos del Tablon, le noyau dur de River Plate. Mais auparavant déjà, les supporters y avaient laissé leur peau. Comme ces 9 personnes écrasées à même les canchas (travées) lors d’un affrontement contre San Lorenzo le 3 juillet 1944.

Au total, le football argentin a déjà fait 256 victimes à ce jour. La dernière est Ramon Aramayo, décédé en ce début d’année après la joute entre San Lorenzo et Velez Sarsfield. La première, elle, remonte au 2 novembre 1924. Après la finale de la Copa America entre l’Argentine et l’Uruguay, José Lazaro Rodriguez s’était quelque peu emporté face à un fan uruguayen. Au point d’y laisser sa vie.

Remember John Langenus

Les Sud-Américains en général, et les Argentins en particulier, ont toujours eu le sang chaud. Dans les tribunes comme sur le terrain. Notre ancien arbitre John Langenus, qui dirigea la première finale de la Coupe du Monde entre l’Uruguay et l’Argentine (4-2) en 1930 en relate un dans son livre de souvenirs En sifflant par le monde :  » La rencontre Argentine-Chili fut une des plus terribles. Dix minutes avant le repos, alors que le score était de 2-1, l’avant argentin Monti porta un croque-en-jambes à un Chilien. Celui-ci serra la tête de l’autre entre ses doigts et de la main restée libre, il porta un violent coup de poing à son adversaire. Alors se déroula une scène indescriptible : à l’instant même, chaque Argentin se jeta sur le plus proche Chilien et l’on assista à onze pugilats suivant les règles de la savate française, car ils furent rehaussés de coups de pied. Des nez commencèrent à saigner et certains joueurs furent blessés… Suivant les règles du jeu, tous les joueurs auraient dû être exclus et la partie aurait dû prendre fin, faute de joueurs… Mais il fallait tout de même une équipe pour la demi-finale et on poursuivit donc la partie. Les joueurs l’achevèrent aussi calmement et sportivement que s’il ne s’était absolument rien produit. L’Argentine gagna par 3-1 et les Chiliens allèrent féliciter cordialement leurs adversaires…  »

Avant l’avènement du professionnalisme, les Superclasicos étaient déjà chauds. Les premiers débordements remontent à un Boca-River du 24 août 1913. L’exclusion d’ Ignacio Pereyra, un fait qui ne s’était encore jamais produit auparavant, avait fait souffler un vent de révolte parmi les supporters visiteurs, scandalisés par cette mesure. Encore heureux que l’incident, survenu à la 78e minute alors que le score était de 1-2, n’ait eu aucune incidence sur le verdict final, sans quoi il y aurait eu encore plus de grabuge. Reste qu’en matière d’exactions, les fans des Jaune et Bleu n’ont pas de leçons à recevoir de leurs adversaires car eux aussi ont quelques morts sur la conscience parmi ces 256 victimes.

Salvemos al futbol

Pour contrer cette violence qui gangrène le football argentin, une ONG a été mise sur pied en 2006 par Monica Nizzardo, répondant à l’appellation Salvemos al futbol (sauvons le football). Il s’agit d’une association civile qui lutte essentiellement contre les agissements des Barras Bravas, ces groupes de supporters qui contrôlent les clubs, menaçant à la fois leurs dirigeants et leurs joueurs.

Un exemple : la demande, fin 2009, de Bebote Alvarez, leader des supersupporters d’Independiente, d’obtenir de la part du club un certain nombre de billets pour financer leur voyage en Afrique du Sud en 2010 afin d’y soutenir l’équipe nationale lors de la Coupe du Monde. Quelques joueurs, à l’époque, s’étaient exécutés, mais d’autres avaient tout simplement refusé. Ceux-là connurent quelques soucis à l’entraînement…

L’initiatrice du mouvement, communicationmanager à Atlanta (D2 argentine), avait été confrontée dès son entrée en fonction dans ce club, en 2002, aux revendications d’une frange des fans.  » Nous ne roulions pas sur l’or mais ils n’en finissaient pas de réclamer de l’argent pour tout « , dit-elle.  » Quand nous n’obtempérions pas, ils saccageaient tout. A la longue, j’en ai eu assez et j’ai mis sur pied mon association. Mon propos, au-delà de mon propre vécu, est de dénoncer une connivence sans cesse croissante entre les Barras Bravas et le pouvoir. Car ces groupuscules de fanatiques militants, dont le mode d’action principal est la violence, entretiennent des relations de plus en plus étroites avec les gouvernants. Ces derniers ont, en définitive, négocié le déplacement de 300 de leurs membres au Mundial sud-africain. En échange, les pontes ont obtenu le soutien de tous ceux-là à la politique de la présidente Cristina Kirchner.  »

Les HUA (Hinchadas Unidas Argentinas, Supporters Argentins Unis), regroupent aujourd’hui les Barras Bravas de 43 clubs du pays. Ils sont au total plus de 20.000, soit une moyenne de 500 par club. Les plus célèbres sont La Doce de Boca Juniors, La Guarda Imperial du Racing de Buenos-Aires et Los Borrachos del Tablon de River Plate. A l’instigation de la direction du club, quelques-uns d’entre eux firent irruption dans le vestiaire de l’arbitre à la mi-temps du match-retour entre River Plate et Belgrano Cordoba, proférant des menaces de mort à l’homme en noir. Preuve s’il en est des rapports étroits entre ces fans et tout ce qui touche au pouvoir. Sergio Pezzotta, le directeur de jeu en question, aura été manifestement impressionné, lui qui offrit à la fois 5 minutes de plus aux joueurs locaux pour faire pencher la balance en leur faveur mais qui leur accorda surtout un penalty tout à fait imaginaire qui ne put toutefois être exploité par l’attaquant Mariano Pavone.

Les dirigeants de River Plate, le président Daniel Passarella en tête, eurent beau nier après coup qu’ils n’étaient pour rien dans cette descente de leurs ultras vers le vestiaire du referee, ils n’en furent pas moins confondus par les images enregistrées par les caméras de surveillance. Elles montraient clairement comment des responsables aiguillaient les fauteurs vers le refuge de l’arbitre. Indépendamment des actions au civil, l’AFA a d’ores et déjà frappé fort puisque le club ne pourra pas jouer dans ses installations durant la saison à venir, soit 20 matches au total.

L’Ajax argentin

 » River Plate en D2, c’est un peu comme si l’Ajax faisait la culbute aux Pays-Bas « , observe Johan Boskamp, grand amateur de foot argentin.  » Il y a d’ailleurs des similitudes entre les deux clubs. A commencer par le maillot, avec sa bande rouge sur fond blanc, et le style. River Plate a toujours été synonyme de football bien léché, destiné aux bourgeois. Boca Juniors est plutôt comparable, par contre, à Feyenoord, avec un jeu moins académique qui s’adresse plutôt au petit peuple. Ce qui a également rapproché River Plate de l’Ajax, pendant bon nombre d’années, c’est cette extraordinaire faculté de pouvoir vendre chaque année des joueurs à prix d’or mais sans déforcer l’effectif : la relève était toujours prête.  »

Si les Hollandais ont su mettre fin cette année à une période de disette de sept ans en championnat, River Plate, de son côté, est rentré singulièrement dans le rang depuis son dernier titre obtenu en Clausura en 2008.

En principe, le système de compétition, mis sur pied il y a tout juste 20 ans, aurait dû permettre aux ténors du de se remettre de l’un ou l’autre couac. Mais on ne fait pas de la corde raide impunément et River Plate l’a vérifié à ses dépens trois ans plus tard. Au grand dam de ses nombreux sympathisants…

PAR BRUNO GOVERS: PHOTOS: REPORTERS- REUTERS

On dit que la diagonale rouge du maillot de River Plate réfère à tout ce sang qui a coulé. Le foot argentin a déjà fait 256 victimes. La dernière est Ramon Aramayo, décédé début 2011 après San Lorenzo- Velez Sarsfield.

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