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« L’argent n’a jamais été une motivation »

À notre gauche, Matthias Casse (23 ans), de Hemiksem, vice-champion du monde et champion d’Europe de judo. Vendredi, il défendra son titre à Prague. À notre droite, Yves Lampaert (29 ans), d’Ingelmunster, ex-champion de Belgique de cyclisme et… de judo chez les cadets. Entretien en sept thèmes.

Leurs idoles

YVES LAMPAERT: J’ai commencé à faire du judo à l’âge de six ans, en 1997. C’était l’âge d’or du judo belge. Ulla Werbrouck, Gella Vandecaveye et Harry Van Barneveld étaient mes idoles. En cyclisme, mes premiers héros ont été Tom Boonen et Philippe Gilbert, lorsque j’ai commencé à courir. J’ai alors arrêté le judo. J’avais été sacré champion de Belgique chez les cadets, mais je ne m’entraînais que deux fois par semaine, en Espoirs, je ne pouvais plus rivaliser avec les élèves de l’école de sport de haut niveau. Mes parents, agriculteurs, n’avaient pas le temps de me conduire aux entraînements et aux tournois. Le vélo, c’était plus facile: je partais de la maison et il y avait beaucoup de courses dans la région. Et puis, j’étais motivé: mon cousin, Stijn Neirynck, était professionnel chez Topsport Vlaanderen. Mes oncles étaient fans de vélo, j’avais un supporter qui me conduisait partout. Et quand je gagnais une course, on parlait de moi dans les journaux locaux.

Un coureur qui gagne 5% des courses auxquelles il participe doit s’estimer heureux. » – Yves Lampaert

MATTHIAS CASSE: Je n’ai pas connu les années d’or du judo belge, car je n’ai commencé à en faire qu’en 2003, à l’âge de six ans également. À la maison, nous étions quatre garçons. Ma mère cherchait un sport qui nous permette de canaliser notre énergie. Elle ne voulait pas que nous fassions du football, elle préférait un sport individuel. Quand j’ai rejoint l’école de sport de haut niveau, à l’âge de onze ans, j’ai commencé à me dire que j’allais devenir le meilleur. Mon exemple, c’était Dirk Van Tichelt, champion d’Europe et cinquième aux JO en 2008. Plus tard, il est devenu mon mentor et mon partenaire d’entraînement.

L’argent et les médias

CASSE: Le fait qu’il y ait beaucoup moins d’argent à gagner en judo qu’au football ou en cyclisme ne m’a jamais dérangé. Quand j’ai commencé, je n’avais pas la moindre idée de combien je pouvais gagner. Je faisais du judo parce que j’aimais ça et c’est toujours le cas. L’attention des médias, les gains… C’est important, mais je ne cherche pas à devenir millionnaire à tout prix, c’est même utopique. En figurant parmi les meilleurs du monde, les sponsors personnels me permettent de bien vivre, mais je ne gagne pas autant que les cinquante meilleurs coureurs.

LAMPAERT: Je n’ai pas à me plaindre, en effet, même si ça n’a jamais été ma motivation. Avant de signer mon premier contrat minimum chez Topsport Vlaanderen, je pensais même que je ne deviendrais jamais professionnel.

CASSE: Ça dépend aussi où on naît, hein. Un champion olympique russe ou kazakh est tranquille pour toute sa vie. Même en France, un super champion comme Teddy Riner a déjà gagné quelques millions. Il suffit de franchir la frontière.

LAMPAERT: Ici, malheureusement, il n’y a que très peu de judo à la télévision. Je me demande pourquoi les chaînes payantes n’en diffusent pas davantage, au lieu de repasser sans cesse les mêmes matches de foot.

CASSE: Pourtant, tous les grands tournois sont retransmis en streaming sur le site de la fédération internationale de judo. Et je ne crois pas que les chaînes devraient payer des droits très élevés… Je crois qu’on ne vivra plus jamais une époque comme celle où les Belges ramenaient quatre ou cinq médailles des grands championnats. Le niveau est beaucoup plus relevé qu’avant et le judo s’est internationalisé. L’an dernier, il y avait des judokas de 149 pays aux championnats du monde. Et combien de nationalités au Tour?

LAMPAERT:Une trentaine. Maintenant, il y a de très bons Sud-Américains et Anglo-Saxons, mais le cyclisme reste avant tout un sport européen. En Belgique, il y a régulièrement de très bons coureurs qui servent de locomotives. Matthias pourrait remplir ce rôle en judo, surtout s’il décroche la médaille d’or à Tokyo.

La gestion des émotions

CASSE: Une des choses les plus difficiles, en judo, c’est d’être suffisamment agressif tout en contrôlant ses émotions. Celui qui attaque comme un fou se retrouve au sol cinq secondes plus tard. Il faut attendre le bon moment, élaborer une stratégie. Pas besoin d’un ippon, on peut aussi essayer de sortir l’adversaire de sa zone de confort émotionnel pour le pousser à la faute. Je m’en tiens toujours à mon plan tactique. Si j’ai décidé de prendre un adversaire par la manche et que ça ne marche pas tout de suite, j’insiste. Quand le combat ne se déroule pas comme on le souhaitait, on doit pouvoir se reposer sur une structure.

Yves Lampaert en route vers la première place à Bruges-La Panne.
Yves Lampaert en route vers la première place à Bruges-La Panne. « L’euphorie d’une victoire est plus intense en cyclisme qu’en judo. »© getty

LAMPAERT: Le vélo, ce n’est pas pédaler comme un fou non plus. À Bruges-La Panne, par exemple, j’ai veillé à surtout prendre des relais quand j’avais le vent dans le dos. Ça m’a permis de garder des forces pour placer mon attaque victorieuse à la fin. Le timing est souvent crucial. Évidemment, il faut avoir de bonnes jambes, ça permet d’être plus serein. Comme lors des championnats de Belgique à Binche, en 2018. Mais il arrive qu’on se surestime. Cette année, au GP de l’E3, je suis parti à septante kilomètres de l’arrivée, avec Niki Terpstra. Je l’ai tiré en me disant qu’on filait vers Harelbeke, mais j’ai eu un coup de barre.

CASSE: C’est bizarre, ce sentiment d’invincibilité qu’on a parfois. À l’European Open 2017, j’ai combattu sans complexe, car je venais d’arriver chez les seniors. Tout est allé de soi et j’ai gagné. C’était mon premier tournoi! Mais même dans ces moments-là, on ne peut jamais se dire qu’on va battre rapidement l’adversaire, car on se déconcentre. Heureusement, ce n’est pas dans mon caractère. Je reste calme et, quand je me sens moins bien lors des premiers combats, ça m’aide à prendre confiance au fur et à mesure.

Le stress

CASSE: En juniors, j’en souffrais énormément. À l’EURO 2017, j’étais grand favori et j’ai été éliminé au premier tour, tellement j’étais tendu, comme lors de presque tous les grands championnats précédents. Avec mon coach et Dirk Van Tichelt, nous avons fait un gros travail. J’ai changé d’état d’esprit: j’aborde tous les tournois de la même façon, je reste moi-même et je mise sur mes qualités. C’est comme ça qu’un mois plus tard, j’ai décroché la médaille d’or aux championnats du monde. Un tournant dans ma carrière. Je ne dis pas que je suis relax en montant sur le tatami, mais c’est une pression positive. Et plus je vieillis, plus je relativise.

LAMPAERT: Quand je faisais du judo, j’étais très stressé, j’avais peur de prendre un ippon. En cyclisme, on peut toujours réparer une erreur. Je ne suis donc jamais nerveux. Ma seule idée, c’est de me montrer, même au Tour des Flandres. Avant, j’étais parfois tendu avant un contre-la-montre, mais depuis que j’ai appris à me préparer, j’ai davantage confiance en moi.

CASSE: La préparation finale avant une compétition est très importante. Le jour du combat, j’essaye de ne pas être concentré en permanence. Je n’évoque la tactique avec mon coach que peu avant le combat. Entre les combats, j’essaye me relaxer. Dirk n’avait pas son pareil pour faire ça. À l’entraînement, on se motive mutuellement, mais on rigole beaucoup. Ça aide.

LAMPAERT: Plus on s’amuse, plus on se donne à fond, il y a un effet boule de neige. Mon conseil aux jeunes: formez un bon groupe d’entraînement et tout ira bien. Si vous ne devenez pas pro, vous aiderez peut-être un copain à le devenir.

Apprendre à perdre

CASSE: Quand j’étais ado, je ne savais pas perdre. J’ai souvent franchi la limite en jetant ma ceinture, mais j’ai retenu les leçons. En vieillissant, on apprend à gérer la déception et la colère. C’est aussi une leçon de vie: on n’a pas toujours ce qu’on veut. Le respect envers l’adversaire, c’est aussi une belle valeur.

LAMPAERT: Ce sont des choses que le judo m’a apprises, en effet. Parfois durement, car dominer et se faire prendre sur un seul mouvement de l’adversaire ou une décision de l’arbitre, c’est frustrant. Après mon premier combat, perdu aux points, j’étais tellement fâché que j’ai tendu la main à l’arbitre avant de la retirer. Je le regrette encore. Ces expériences m’ont servi. Un coureur qui gagne 5% des courses auxquelles il participe doit s’estimer heureux. En revanche, on est plus euphorique: battre un peloton, ça vous procure un sentiment de puissance qui dure longtemps.

CASSE: La différence, c’est qu’en course, on construit sa victoire du début à la fin d’une course. En judo, il faut se reconcentrer pour six combats. Même après une finale, je n’arrive pas toujours à relâcher la pression. De plus, par respect pour l’adversaire, on ne peut pas trop faire la fête immédiatement. Le sentiment de bonheur n’arrive que plus tard. Pour moi, c’est un bonus. Je peux aussi me satisfaire d’un très beau mouvement à l’entraînement, dans une salle vide. C’est la clé du succès: il faut s’intéresser à la préparation, pas au résultat.

Des sports différents

CASSE: Je suis pratiquement tous les sports, surtout ceux où il y a des athlètes olympiques belges que je connais. Avant les Jeux, il est important que règne un esprit Team Belgium. Je ne suis pas fan de cyclisme. J’ai regardé le Tour des Flandres par hasard. Je préfère passer du temps sur mon vélo que devant la télé. Je me rends chaque jour au centre Topsport de Wilrijk, ça fait deux fois huit kilomètres, même sous la pluie. Un échauffement ou un retour au calme idéal, tant physiquement que mentalement. Mais je pédale: le matin, avec le vent dans le dos, je mets un quart d’heure. Trente à l’heure, sur un city bike. Le plus loin que je sois allé, c’est en Zélande, avec un copain, à l’âge de quinze ans. Une très longue journée, mais rien à voir avec un Tour des Flandres de 260 km.

Matthias Casse après sa victoire aux European Games de Minsk l'an passé.
Matthias Casse après sa victoire aux European Games de Minsk l’an passé. « Juste après une victoire, je ne suis pas euphorique. Le sentiment de bonheur n’arrive que plus tard. »© getty

LAMPAERT: Le judo est un sport de contact, très dur pour les muscles. Après un combat de cinq minutes, on a plein d’acide lactique et on est tout raide. Il me faut quand même plus longtemps pour récupérer après une classique qu’après un tournoi de judo. Mais évidemment, je n’ai pas combattu au plus haut niveau. En revanche, les entraînements de judo étaient plus intensifs que ceux de cyclisme: c’était tout le temps homme contre homme, on volait d’un coin à l’autre. C’est peut-être grâce à ça que je suis fort contre la montre.

CASSE: Tout l’art consiste à savoir jusqu’où on peut aller à l’entraînement. On doit se battre suffisamment pour en tirer un bénéfice, mais sans exagérer pour éviter les blessures et la fatigue. Je commets parfois encore des erreurs, mais je n’ai que 23 ans. Je pense quand même connaître mon corps, je sais comment perdre du poids avant un combat et combien d’heures je dois dormir pour être reposé: je me couche à 22 heures, je me lève à 7 heures et je fais une petite sieste à midi.

LAMPAERT: J’ai aussi besoin de neuf heures de sommeil par nuit. À 29 ans, je sais de quels entraînements j’ai besoin. Avant, je faisais un maximum de kilomètres. Maintenant, on s’entraîne de façon plus structurée.

Le confinement

LAMPAERT: Je n’ai pas souffert mentalement au printemps. Il faisait beau et on pouvait s’entraîner dehors. Je n’avais pas d’objectif à court terme, mais je ne me suis jamais demandé ce que je faisais. Si j’avais dû faire du rouleau comme les Italiens ou les Espagnols, je serais devenu fou. Cependant, j’ai dû en faire pendant la saison après m’être fracturé la clavicule à Milan-Turin. Mon monde s’est quelque peu écroulé: pas de Tour, peut-être pas de classique. Mais ce jour-là, j’ai appris la chute de Fabio Jakobsen au Tour de Pologne et je me suis dit que je n’avais pas à me plaindre. Ce n’était qu’une clavicule. Lorsque j’ai rendu visite à Remco Evenepoel à l’hôpital de Herentals, j’ai compris que j’avais eu de la chance de remonter sur un vélo cette année.

Ça n’a cependant pas été facile, car je n’ai eu que quelques semaines pour retrouver la forme. Quand j’ai repris, en septembre, au Tour de Slovaquie, j’ai souffert dans les ascensions. J’ai un peu paniqué, je me suis dit que je ne serais pas prêt pour les classiques. Heureusement, j’ai progressé rapidement. Pas suffisamment pour être dans le coup à Gand-Wevelgem ou au Tour des Flandres, cependant. Heureusement, j’ai remporté Bruges-La Panne, ça m’a permis de clore ma saison sur une bonne note et d’atténuer ma déception après l’annulation de Paris-Roubaix, ma course préférée.

CASSE: En mars, quand les Jeux ont été reportés, j’ai accusé le coup, mais j’ai positivé: en 2021, j’aurai un an de plus, je serai plus fort, tandis que mes rivaux auront déjà dépassé leur pic de forme et ne progresseront plus. Je me suis accroché à ma place de numéro un mondial. J’ai même mis le classement du site Judobase en fond d’écran: à chaque fois que j’allume mon PC, je vois ma tête et le chiffre 1. C’est motivant, car c’est ce dont j’ai rêvé pendant des années. Pourtant, s’entraîner pendant le confinement n’était pas évident. Pendant des semaines, je n’ai pu travailler qu’avec mon frère. C’était ennuyeux, mais heureusement, aujourd’hui, nous pouvons travailler par bulle de cinq. Ce n’est pas l’idéal avant l’EURO, mais mon objectif, c’est la médaille d’or à Tokyo. Je vais tout faire pour ça.

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