« L’argent, c’est pour après »

« Tous, nous rêvons du Real ou de Manchester, mais nous sommes conscients de ne pouvoir tous rejoindre l’équipe de nos rêves »

Au début de la saison passée, lors du premier entraînement, quand Emilio Ferrera et son adjoint Bert Van Puymbroeck ont vu les joueurs que le repreneur de Beveren, Jean-Marc Guillou, avait fait venir de Côte d’Ivoire, ils ont été envahi par le découragement. Ils étaient techniquement doués mais jeunes, petits et pas préparés à affronter la puissance physique de la D1.

« Avec ces gars-là, nous ne prendrons pas dix points », avait soupiré Van Puymbroeck au stage de Vittel, où Guillou avait tenté d’apaiser les inquiétudes des entraîneurs. « Avec mes joueurs, je suis prêt à affronter n’importe quelle équipe », avait-il asséné.

Quatre entraîneurs et dix mois plus tard, Beveren n’avait pris que 14 points. Il a terminé dernier mais il s’est maintenu par la petite porte, grâce aux problèmes d’autres clubs.

Un an plus tard, avec quelques Ivoiriens de plus, il semble que Guillou ait raison. Gneri Touré Touré a été la révélation des premiers mois de cette saison. On en parle même comme du successeur potentiel de Timmy Simons au Club Brugeois. A de lourdes défaites contre Anderlecht et Bruges ont succédé des victoires de prestige contre St-Trond, Lokeren et le GBA. Encore l’un ou l’autre coup d’éclat et le maintien sera assuré. Beveren a complètement changé, comme en témoignent les trois protagonistes ivoiriens de la première heure: Touré, Venance Zézé Zézéto et Gilles Yapi Yapo.

Yapi Yapo est le vice-capitaine de l’équipe et un peu le patron. « Pour le moment, ça va bien. Nous nous sommes adaptés. La saison passée a été très pénible mais comme il y a plus d’Africains, tout devient plus facile. Contrairement au début, le groupe ne s’en offusque plus. Africains, Belges et Anglais, nous avons tous compris qu’il était préférable, pour le bien de l’équipe, de former un groupe homogène ».

Zézéto : « L’année dernière, il y avait peu de respect et de solidarité ».

Touré : « Je trouve aussi ».

Zézéto : « Maintenant, nous jouons en équipe. Une fois, c’est un tel qui marque, l’autre fois un autre. L’année dernière, ça ne marchait pas. J’ai été impliqué dans beaucoup de buts sans que cela rapporte beaucoup de points ».

Le nouveau Beveren

La salle est bruyante. Les Africains de Beveren jouent aux cartes et rigolent, comme les Belges. Des hauts parleurs diffusent de la musique à pleins tubes.

Touré : « Tous les entraîneurs qui ont défilé la saison passée ont aligné à peu près la même équipe mais elle ne tournait pas. Le groupe ne parvenait pas à se concentrer sur le football ».

Yapi Yapo : « Nous avons découvert le football belge. Nous avons connu beaucoup de hauts et de bas ».

Touré : « Ce que j’apprécie chez notre entraîneur actuel, c’est qu’il ne nous accable pas de consignes tactiques. Ses prédécesseurs nous demandaient des choses que nous étions incapables de faire. L’actuel nous laisse jouer et exploiter nos qualités. Nous montons sur le terrain pour nous amuser. Nous jouissons d’une liberté individuelle au sein du groupe. Tout est bien défini ».

Ils acceptent sans trop de mal d’encaisser parfois beaucoup de buts. Le sourire de Zézéto découvre ses dents : « C’est pareil pour le Real. Une semaine, il est bon, l’autre, il est mauvais. Parfois, nous nous heurtons à des formations supérieures et nous devons nous incliner ».

Yapi Yapo : « Contre Bruges comme contre Anderlecht, nous avons rapidement été menés. Nous avons remarqué notre manque de maturité ».

Touré : « On apprend, Monsieur ».

Yapi Yapo : « Nous avons aussi disputé de bons matches. Nous avons formé un bloc contre l’Antwerp, Lokeren et St-Trond. Ces rencontres-là symbolisent le nouveau Beveren ».

Zézéto : « L’année dernière, nous n’aurions même pas imaginé battre ces équipes. éa vous montre les progrès réalisés ». Depuis l’interview, il y a eu aussi la victoire contre le GBA

Yapi Yapo : « Cette année, nos adversaires sont plus concentrés au Freethiel. Ils nous respectent davantage. D’un autre côté, le temps a joué en notre faveur: les joueurs qui ont un centre de gravité bas s’accommodent mieux des terrains gelés très durs. C »est bien le seul avantage du froid ».

Zézéto : « Physiquement, notre adversaire est toujours plus solide, plus fort. Nous ne devons donc pas tomber dans le piège des longs ballons car techniquement, nous sommes forts et même très forts, quand on nous permet de jouer ».

Les coups

Selon Yapi Yapo, c’est sur le plan de la mentalité que les progrès sont les plus notables. « Sans oublier la tactique. On ne la travaille pas en Afrique. Nous avons découvert cet aspect ici. Nous comprenons maintenant que le beau football ne vous mène pas loin si vous ne vous battez pas, que nous ne courez pas ».

Zézéto : « Il s’agit de prendre des points. Nous avons trop joué, au sens premier du terme ».

Yapi Yapo : « Chaque semaine, il faut donner le meilleur de soi-même, être toujours au top. Ceci dit, les critiques ne sont pas toujours justifiées. Nous sommes aussi capables de défendre mais nous devons procéder collectivement, faute d’être assez costauds. C’est plus facile quand on peut jeter ses 80 kg dans un duel ».

Touré: « Nous manquons de puissance, donc nous défendons autrement ».

Zézéto : « Je suis très seul en pointe face à des défenseurs très rudes. Il faut être plus malin, s’écarter d’eux et rechercher des brèches. Nous avons dû apprendre tout ça. J’ai pris pas mal de coups… »

Touré : « On nous a averti que nous ne devions pas commettre trop de fautes ».

Zézéto : « A l’académie d’Abidjan, le respect de l’adversaire est une valeur importante ».

Ces mots reviennent fréquemmentsur leurs lèvres: plaisir et respect. Aruna Dindane, leur compatriote d’Anderlecht, maîtrise moins bien ces concepts. Il a déjà pris quelques cartes rouges.

Zézéto : « C’est plus dur pour un attaquant. A force de prendre des coups, il devient nerveux. Face à Beveren, un adversaire n’utilise pas toutes ses ficelles mais il en va autrement face à un grand club. Il doit quand même apprendre à se maîtriser, pour ne pas se punir ni causer préjudice à l’équipe ».

Les Africains n’ont pas pris de masse depuis leur arrivée en Belgique, il y a un an et demi. Touré : « Plus que la masse musculaire, c’est l’endurance qui nous posait problème. Nous avons perdu des duels parce que nous étions épuisés. Nous avons travaillé cet aspect ».

Zézéto : « Nous n’avions pas l’habitude de disputer autant de matches. Nous étions fatigués, n’avions plus envie de nous entraîner, nous perdions sans arrêt. Notre moral était au plus bas, ce qui explique le contrecoup de la fin de saison ».

Amours et Alpha Blondy

Mais au fond, que pensent-ils de la vie en Belgique?

Yapi Yapo : « Au début, elle a été très difficile ».

Zézéto : « Il faisait trop froid, même si j’enfonce une porte ouverte. Sinon, c’est un chouette pays, calme, dépourvu de problèmes ».

Yapi Yapo : « Et petit. Nous nous baladons un peu partout, hein, Touré? » Celui-ci ne bronche pas.

Ils ont tous une petite amie.

Zézéto : « Oui, tous. Elles habitent avec nous ».

Yapi Yapo : « Zézéto et moi avons une amie ivoirienne. Touré est spécial ».

L’intéressé s’agite sur sa chaise. Il n’apprécie manifestement pas le cours que prend la conversation mais lâche: « Bon, j’ai une amie belge, une Liégeoise ».

Yapi Yapo : « éa nous facilite la vie. Il est plus agréable de trouver quelqu’un prêt à vous écouter et à vous faire à manger quand vous rentrez chez vous ».

Touré : « Même si, à Bruxelles, il y a de formidables restaurants africains ».

La télévision est allumée. Le son à fond. On n’a pas choisi les pages boursières mais une chaîne musicale. Yapi Yapo adore le rap américain. Zézéto préfère la musique de son pays. Celle de Salif Keita? Yapi Yapo : ‘Non, non. Salif Keita est originaire du Mali. Alpha Blondy et Magic System sont des gens de chez nous ».

Avant les matches aussi, il y a de la musique dans le vestiaire. Yapi Yapo : « La radio de Stackie… » -NDLA: le gardien irlandais Graham Stack.. Ils éclatent tous de rire. Zézéto: « éa ne dérange pas du tout ».

Yapi Yapo : « La vérité est sur le terrain. Le reste est bon pour entretenir l’ambiance et reste accessoire ».

Zézéto : « On a demandé à chacun si la musique le dérangeait dans le vestiaire. Nul n’a émis de réserve, donc, s’en donne à coeur joie ».

Touré : « éa détend. Nous ne montons quand même pas sur le terrain pour faire la guerre. Moi, en tout cas, ça m’apaise ».

Pas des clowns

Les trois protagonistes cultivent un rêve.

Zézéto : « Progresser, individuellement et collectivement ».

Yapi Yapo : « Assurer notre maintien le plus vite possible pour jouer de manière plus décontractée. Ensuite, nous aviserons. Je pense que chacun désire réaliser une belle carrière ».

Touré, qui s’est affalé sur l’accoudoir, se redresse quand il apprend que Heerenveen s’est intéressé à lui avant la trêve hivernale mais que l’affaire a capoté. Il coûterait quatre millions d’euros.

Yapi Yapo : « Vous êtes témoin de sa surprise: il ne savait rien. Nous jouons. Peut-être quelqu’un nous fera-t-il une proposition à la fin de la saison? Nous ne devons pas nous laisser déconcentrer par ça. Nous n’avons pas de priorités, si ce n’est de progresser. L’argent, c’est pour plus tard ».

A Beveren, ils ont signé le contrat minimum. Yapi Yapo : « Nous ne sommes pas au courant. J’ignore combien les autres gagnent. C’est toujours plus qu’en Afrique mais Guillou est le patron: s’il vous a dit que nous avions le salaire minimum, ce doit être exact. Nous ne nous plaignons pas ».

Touré : « Je sais combien gagne mon frère, Kolo, mais je ne peux pas me comparer à lui. Il joue à Arsenal »…

Le marché international s’est effondré et bientôt, des joueurs vont se retrouver au chômage. Ils restent philosophes.

Yapi Yapo : « Les clubs vont surtout s’intéresser aux valeurs sûres, pas aux talents en devenir comme nous ».

Touré : « éa va devenir difficile ».

Zézéto : « Nous gardons quand même espoir ».

Au fond, rêvent-ils d’une équipe à 11 Africains? Zézéto : « Un rêve? Nous aimons être entre frères »…

Yapi Yapo intervient rapidement: « Notre objectif est de progresser rapidement, pas de devenir des attractions ».

Touré : « éa ne nous fait rien ».

Zézéto : « Même si nous jouons un jour à dix ou 11 Africains, nous resterons sérieux. Nous ne sommes pas ici pour nous amuser ».

Yapi Yapo : « L’amusement vient après. Ne me comprenez pas mal: nous sommes heureux que les gens apprécient ce que nous leur montrons même si l’essentiel est de prendre des points. Je ne suis certainement pas un clown mais je ne demande qu’à gâter les spectateurs. Et si cela me fait plaisir d’entendre les gens dire qu’ils aiment mon jeu me fait plaisir, je ne dois pas songer qu’à ce plaisir ».

Touré : « Je pense que les supporters de Beveren ont plus de spectacle qu’il y a quelques années. L’assistance progresse un peu ».

Yapi Yapo : « Pour un Africain, il est important que les spectateurs s’amusent. Les footballeurs aiment être entourés de gens souriants, de musique. Ils aiment les beaux vêtements. Mais le football reste l’essentiel. Nous avons consenti beaucoup de sacrifices pour venir ici et nous sommes conscients que ce n’est qu’un début, pas une fin ».

Touré : « Tous, nous voulons rejoindre un grand club ».

Yapi Yapo : « Nous rêvons du Real ou de Manchester, mais nous comprenons que nous ne rejoindrons pas tous l’équipe de nos rêves. Notre leitmotiv, c’est travailler dur et croire en sa chance. Nous n’avons pas de plan de carrière ».

Peter T’Kint

Guillou est le patron

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