L’appel de l’argent

La FIFA a été victime d’une dernière attaque et a attribué l’organisation des deux prochaines Coupes du Monde à la Russie et au Qatar, dans une ambiance empreinte de méfiance. Les deux dossiers suscitent des interrogations.

Tout est dans l’emballage. Deux jours avant l’attribution du Mondial 2018, la délégation russe donne une conférence de presse. Derrière une grande table, deux hommes au regard sévère. Il n’y a ni boissons ni nourriture. Un moment donné, ils se disputent avec un journaliste anglais qui insinue que la Russie n’a pas joué franc-jeu durant sa campagne. Cette ambiance hostile est étrange car Alexei Sorokin, le CEO de la candidature russe, qui s’exprime dans un anglais américanisé, estime justement que le Mondial doit également permettre à la Russie  » d’être considérée comme un peuple normal, qui partage les mêmes valeurs que les autres « . C’est pour cela que la Russie avait invité un groupe de journalistes triés sur le volet à Moscou : ils devaient montrer au monde  » un nouveau pays, dynamique, très différent des clichés et des préjugés « . C’est le credo avec lequel la Russie compte obtenir le Mondial.

Quelques heures plus tard, la délégation belgo-néerlandaise organise une ultime conférence de presse dans un bar huppé au centre de Zurich, près d’une chic artère commerciale. Boissons et zakouski ne manquent pas. Tous les coryphées néerlandais sont présents. Ruud Gullit se démultiplie et enfile les interviews, Aaron Winter et Pierre van Hooijdonk s’acquittent aussi bien de leur tâche. La Belgique est représentée par le seul Jean-Marie Pfaff, qui se déclare très impressionné par l’énergie avec laquelle les Néerlandais se sont saisis du dossier. Les Belges, eux, ont rempli un rôle annexe pendant quatre ans et leur scepticisme ne s’est estompé qu’en dernière minute. Ce n’est pas un hasard si le siège de la candidature se trouvait à Eindhoven. Les Néerlandais ont rapidement pris les commandes. Ainsi, il ne leur a pas fallu longtemps pour mettre Alain Courtois sur une voie de garage. Tout le monde ne l’a pas compris immédiatement. La semaine dernière encore, un journal francophone considérait Courtois comme le président de la candidature. Il ne faut pas minimiser les mérites du sénateur MR : sans lui, sans son engagement virant à l’entêtement, jamais nous n’aurions réussi à nous unir dans cette candidature.

Le camp belgo-néerlandais déborde d’enthousiasme.  » Nous avons de réelles chances « , entend-on. Est-ce simplement pour s’insuffler du courage ou une réelle conviction ? C’est difficile à dire. La Belgique et les Pays-Bas avancent leur petite surface et leur image sans tache, ainsi que leurs tentatives de faire les choses autrement. Dans la froidure de Zurich, les supporters belges et néerlandais organisent une fête et pour l’occasion, les Néerlandais portent des sabots. On danse au son d’un orchestre.  » Est-ce pour le football ? « , demande un passant suisse. Il hoche la tête :  » Ce football a perdu toute crédibilité « . Le Mondial n’est pas un thème important dans un pays qui, le dimanche précédent, a voté par referendum l’expulsion des étrangers criminels et fraudeurs.

Services et retours

La FIFA tremble sur ses fondations mais Sepp Blatter s’en moque. Le reportage de la BBC sur trois membres du comité exécutif qui ont accepté des pots-de-vin ne le fait pas vaciller. On a ressorti de vieilles accusations, qui tombent très mal. C’est ce que déclame la FIFA. Un journal anglais surfe sur cette vague et affirme que la BBC est  » le plus grand perdant de l’affaire « . Au même moment, la direction de la BBC félicite les auteurs du reportage. D’aucuns commencent quand même à craindre pour les chances de l’Angleterre. Ce n’est pas pour rien qu’on a essayé d’empêcher la diffusion du reportage. Mais à Zurich, la délégation tente de se montrer sous son meilleur jour. De manière tout à fait inattendue, David Beckham rend visite à une école et il débarque en pleine leçon d’éducation physique. Il participe à un petit match de football. Les petits Suisses croient rêver.

A ce moment, on ne pense plus aux soupçons de corruption, même pas la FIFA qui a classé l’affaire avec la froideur qui la caractérise. On ne pense pas à effectuer le grand nettoyage juste avant pareil événement. En juin 2011, Blatter va poser sa candidature à un quatrième mandat. Le Suisse, qui est à la tête d’une fédération comptant plus de membres affiliés que les Nations Unies, se considère comme un travailleur social qui aurait mérité depuis longtemps le Prix Nobel, en récompense de tous ses efforts. Derrière ce masque, tout est une question de pouvoir et d’argent, de services et de renvois d’ascenseur mais peu de gens osent parler ouvertement de réformes. L’âge moyen des membres du comité exécutif est de 63 ans et certains s’interrogent sur le fait que le droit de vote est lié aux associations nationales.

Des palais du football

L’organisation d’un Mondial est devenue un âpre business. La candidature belgo-néerlandaise s’est jetée dans la bataille avec le plus petit budget mais a essayé de se distinguer. Mercredi et jeudi matin, l’orchestre des supporters belges et néerlandais s’est posté devant le bâtiment de la FIFA, sur les hauteurs de Zurich. A leur entrée, les membres du comité exécutif le regardaient, l’air amusé.

La présentation de notre candidature s’est également distinguée des autres. Pas de discours ennuyeux ni de longs témoignages mais un scénario fluide, empreint d’humour. Ici aussi, ce sont les Pays-Bas qui ont pris les commandes. Gullit, Johan Cruijff et Guus Hiddink sont montés sur le podium, Pfaff étant le seul représentant belge. C’était un signe de plus que les Pays-Bas dirigeaient cette candidature. La présentation originale a camouflé les carences de la candidature belge. Il n’y a pas de nouveaux stades.

D’autres pays sont plus avancés. La Russie impressionne particulièrement avec treize nouvelles arènes dont neuf devraient être prêtes l’année prochaine. Le stade de Saint-Pétersbourg, un joyau architectural, a coûté 350 millions à lui seul. 2.500 personnes travaillent jour et nuit au projet, signé d’un architecte japonais. Ils se relaient, par équipes. L’inauguration est prévue fin 2011. Tous les autres pays arborent de nouveaux stades qui ressemblent parfois à des palais.

Durant les heures qui précèdent l’attribution, on ne pipe plus mot de corruption. On n’en a plus le temps. Il y a quatre ans, déjà à Zurich, quand le Brésil a obtenu l’organisation du Mondial 2014, un journaliste canadien avait osé s’informer sur la sécurité régnant dans le pays, durant la conférence de presse. La question avait été mal accueillie. En présence de l’ex-président du Brésil, Lula da Silva, Blatter, effaré, avait immédiatement tenté de changer de sujet. Et Ricardo Teixeira, le président de la Fédération brésilienne, un homme contesté, avait déclaré que la sécurité ne posait pas plus problème au Brésil que dans le reste du monde. Il ajoutait même imperturbablement :  » En Amérique, des écoliers tuent leurs compagnons de classe, ce qui n’est encore jamais arrivé au Brésil.  »

Un Mur symbolique

Dans quelle mesure tout cela a-t-il eu un impact sur le résultat ? En coulisses, on murmure que, la veille de l’attribution, des membres du comité exécutif échangeaient encore leurs points de vue au bar. Ils savaient alors déjà dans quelle direction aller mais de telles rumeurs ne sont jamais confirmées. Quand l’Allemagne avait obtenu le Mondial 2006, un membre du comité exécutif avait lâché que, le jour même, tout avait changé. L’Afrique du Sud était considérée comme la favorite.

La victoire de la Russie a provoqué la stupéfaction mais ce choix est conforme au monde de pensée de la machine à sous qu’est la fédération mondiale. La Russie est un pays en pleine expansion et le Premier ministre Vladimir Poutine, qui s’était exprimé, mercredi soir, s’affirmant choqué par la pression exercée sur la FIFA et employant même le mot sale, constituait à lui seul la garantie que tout serait réalisé comme il le faudrait. Ce sont des arguments décisifs, bien différents de la réserve adoptée initialement par la Belgique et les Pays-Bas.

Mais au fond, pour la FIFA, tout tourne autour d’un aspect : le bénéfice colossal généré par le Mondial, la découverte de nouveaux marchés commerciaux. La Russie offre des possibilités infinies et les entreprises vont intervenir en sus des pouvoirs publics. La Russie £uvre à un avenir dépourvu des mystères du passé, comme le vice-premier Shulalov l’a plaidé à Zurich. Polir son image peut coûter. La Russie investit déjà un demi-milliard d’euros dans les Jeux Olympiques d’hiver de Sotchi, en 2014, et va débourser trois milliards d’euros rien que pour les infrastructures du Mondial 2018. Ce n’est encore qu’une part infime des frais colossaux, quasi impossibles à chiffrer, que cette Coupe du Monde va demander. Le budget des Jeux Olympiques de Londres 2012 serait déjà dix fois supérieur à ce qui avait été prévu.

La Russie compte mettre la fête du football à profit pour moderniser tout le pays. Ainsi, le seul agrandissement de l’aéroport de Saint-Pétersbourg va coûter un milliard d’euros. Il y a aura des trains à grande vitesse pour rallier les différents centres, des trains sur le modèle de celui qui effectue déjà la navette entre Moscou et Saint-Pétersbourg, bouclant les 700 kilomètres en moins de quatre heures.

On a moins évoqué le niveau pas si relevé du football russe. L’ancien sélectionneur de la Russie, Hiddink, a émis le souhait que les bénéfices de cette attribution reviennent à la formation des jeunes. Le niveau du championnat russe est moyen, l’intérêt peu important mais en de tels jours, de telles analyses ne sont pas appropriées. Il s’agit d’effectuer un spot de promotion. La façon dont tous les dirigeants et puissants de Russie se sont éreintés à dépeindre leur pays de manière positive était pathétique. Le ministre du Sport, Witali Mutko, a même évoqué la destruction d’un nouveau Mur symbolique, 21 ans après la chute du premier. Personne n’avait envie d’entendre que le pays le moins démocratique s’était imposé car, disait-on, il faut être aveugle pour ne pas voir les changements déjà effectués en Russie. Et Poutine fera de son mieux pour accentuer cette image : après l’attribution du Mondial, il aurait déjà parlé d’un budget de dix milliards d’euros.

Une peau d’éléphant

Cet ordre de grandeur convient à la FIFA, ce cirque snob qui répond toujours à l’appel de l’argent. C’est pour cela que le Qatar a obtenu le Mondial 2022, ce qui a relancé le jonglage avec les chiffres : trois milliards d’euros pour douze stades, dont neuf doivent encore être érigés. Il faudra jouer sous des températures tropicales, en moyenne 42 degrés en juin et juillet dans cet Etat du désert, ce qui n’est pas responsable médicalement, mais l’argument a été balayé : grâce à l’énergie solaire, la température serait ramenée à 27 degrés à l’intérieur des stades. Les cheiks préfèrent avancer d’autres chiffres. Ils vont aménager un réseau ferroviaire neuf, investir onze milliards d’euros dans un aéroport et 5,5 milliards dans un port maritime. Et une ligne de métro reliera les stades.

Le football sert de catalyseur au développement d’un pays. C’est ainsi que Blatter voit sa mission. Il raffole de cette rhétorique. Il s’est d’ailleurs pavané à Zurich, rappelant à quel point il était heureux de l’extase des pays organisateurs et des félicitations reçues de la part des perdants. Blatter conçoit sa fédération comme une grande famille du football qui se traite avec le plus grand respect. Le Suisse de 74 ans aime cette hypocrisie et repousse aisément toutes les critiques. Nul n’a développé une peau aussi épaisse que Blatter, dans le monde du football.

Mais en réalité, Blatter est à la tête d’une fédération qui a perdu sa dernière parcelle de crédibilité la semaine dernière. La Russie reste un pays corrompu, les pratiques mafieuses y sont courantes, beaucoup de segments de la vie sont perturbés par la corruption. Au Qatar, c’est la liberté d’expression qui souffre. Des inspecteurs de la FIFA qui avaient visité l’Etat pétrolier avaient écrit dans leur rapport que l’attribution du Mondial au Qatar comportait  » un risque élevé « . Cela n’a pas compté.

Le football n’est plus un jeu qui permet aux gens de fraterniser et véhicule le fair-play. C’est un produit qu’il faut implanter partout, y compris dans le désert. Sur la lune s’il le faut.

PAR JACQUES SYS

 » Le football n’est plus un jeu mais un produit. « 

 » Très vite après l’attribution du Mondial, Vladimir Poutine a augmenté le budget à dix millions d’euros. « 

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