L’apogée

Avec Constant Vanden Stock, Anderlecht s’est élevé à des sommets que les contingences actuelles ne permettent plus d’atteindre.

Plus d’un président a marqué l’histoire du club d’Anderlecht. Théo Verbeeck, qui a accompli un mandat record de quarante ans, a donné son nom à l’avenue qui jouxte le stade. Son successeur Albert Roosens a jeté les bases d’un développement majeur que Constant Vanden Stock allait conduire à son apogée. Ce dernier n’a d’ailleurs jamais nié les mérites de son prédécesseur. En 1973, deux ans après avoir accédé à la présidence, il justifiait le choix de son retour définitf dans son ancien club par ces mots :  » Dans les années d’après-guerre, à Bruxelles, l’Union et le Daring ne vivotaient plus que sur la base d’anciennes vedettes et d’un passé glorieux mais révolu. Anderlecht, en revanche, marchait de l’avant, grâce à une politique de gestion audacieuse. C’est cela qui m’a séduit et décidé « .

Vanden Stock faisait allusion aux multiples centres d’entraînement créés par le club dans la commune d’abord, aux alentours ensuite et puis dans tout le Brabant. Partout, ils attiraient les meilleurs jeunes. Et ceux-ci n’étaient pas laissés au hasard : le club payait les études de plusieurs d’entre eux, spécialement des plus doués. Ainsi, en une quinzaine d’années, Anderlecht a, précurseur en Belgique, franchi les pas de l’amateurisme vers le semi-professionnalisme, puis vers le professionnalisme tout court.

Dès qu’il a accédé, le 6 avril 1971, à la présidence, Constant Vanden Stock, vice-président depuis deux ans et, déjà, le véritable homme fort du club, est monté immédiatement au front. Le club accusait des dettes. Et les résultats sportifs s’en ressentaient : depuis trois saisons, le Sporting était dépassé par son grand rival, le Standard de Liège. Le brasseur a alors frappé très fort. Il s’est porté garant pour les sommes dues et il en a investi davantage encore. Cette saison-là, Robby Rensenbrink et Jean Dockx ont rejoint les rangs anderlechtois. Ensemble, ils représentaient un débours d’environ 20 millions de francs (500.000 euros). Des records pour l’époque. A l’instar de l’expérience acquise dans le monde des affaires, le nouveau dirigeant avait pris de gros risques :  » Il y en a toujours, dans tout ce que l’on entreprend « , expliquait-il. Mais il allait gagner à la fin de la compétition, Anderlecht avait reconquis le titre. Et, en prime, il s’était offert la Coupe de Belgique.

En fait, Vanden Stock a réalisé d’entrée quelques unes de ses idées visionnaires qui allaient, au fil du temps, détacher le club bruxellois de ses concurrents. D’abord, il s’est employé à reconstruire une équipe gagnante. Pour reconquérir le public.  » Malgré les autres sources de revenus qui s’annonçaient – notamment le sponsoring et la télévision – il fallait préserver la masse populaire. Car c’est elle qui reste l’âme d’un club « , justifiait-il.

Quelques mois plus tard, il accordait également aux supporters la priorité des premiers travaux de réfection du stade, recouvrant d’abord les places debout. Il savait que le confort du spectateur allait avoir une importance sans cesse plus grande. Puis, à partir de 1983, il s’érigera sur les lieux le stade le plus moderne du pays, le premier à offrir loges et business seats, et portant désormais le nom de son bâtisseur.

Cette approche nouvelle des choses du football, très éloignée du paternalisme d’antan, a fait dire à beaucoup qu’à l’avenir un club se gérait comme une entreprise. Un cliché que le président a pourtant toujours rejeté assez catégoriquement. S’il existe, bien sûr, des points communs, Vanden Stock relevait surtout beaucoup de différences, principalement sur le plan, essentiel, des rapports humains.

La différence entre l’entreprise et le club

 » Dans l’entreprise le patron n’est pas un homme public « , analysait-il.  » Il y rencontre moins d’opposition et éprouve donc moins de scrupules pour opérer des changements. Le plus souvent, on s’incline devant ses décisions « . Dans le club, en revanche, chaque initiative est rapportée par la presse :  » Entraîneurs et joueurs donnent publiquement leur avis, souvent contradictoires. Cela influe inévitablement sur le rendement de l’équipe. Ce qui n’a été que très rarement le cas pour la productivité de la brasserie… « 

Un fil conducteur, pourtant, dans la réussite de son entreprise et celle de son club : Vanden Stock a toujours oeuvré avec une infinie rigueur. Il en témoigne dans son allure comme dans ses actes. Les cheveux toujours peignés fin, le costume sobre et seyant, la cravate et la pochette assortie, il n’a jamais offert une image négligée. Il est de ceux qui estiment que la vertu n’est jamais où la discipline n’est pas.

 » Je suis, en effet, très exigeant « , a-t-il dit à répétition.  » Mais je l’ai toujours été, avant tout, pour moi-même « . Son empire de la gueuze, il l’avait construit tout seul. Son père, Philémon, exploitait un café. Peu avant la fin de la guerre, quand celui-ci a été déporté par les Allemands, Constant a créé une brasserie sur les maigres bases existantes, mais qui n’a jamais cessé de croître au cours des décennies suivantes.

De la rigueur, il en a aussi témoignée très souvent dans sa politique de transferts. Ainsi, dépassés par le FC Malines en 1989, Anderlecht et Vanden Stock ne sont pas tombés dans le piège d’exploiter également l’éphémère système de leasing. Celui-ci, introduit par feu John Cordier, PDG de Telindus et à l’époque président du club malinois, était, en fait, basé sur le principe de la location. Une société parallèle (ici, représentée et financée par la famille Cordier) réunissait l’argent nécessaire à l’acquisition de footballeurs, puis les louait en priorité au club ami. Celui-ci, locataire privilégié, pouvait ainsi faire appel à des joueurs de haut niveau sans devoir consentir un investissement important. Danger, toutefois : ce n’était pas le club mais le consortium de prêteurs qui gérait le portefeuille. Et quand celui-ci avait besoin de son argent en retour – comme cela a été le cas pour Cordier afin de sauver Telindus – tout s’écroulait. Deux années plus tard, incapable de faire face à ses obligations, Malines a dû céder, une à une, ses vedettes à son concurrent bruxellois : Patrick Albert, Marc Emmers, Bruno Versavel.

 » Notre force, cette fois-là a été de ne pas tomber dans les mêmes artifices. Car l’artificiel conduit inévitablement à l’échec « ,, affirmait le président anderlechtois. Relancé, Anderlecht allait gagner quatre nouveaux titres en cinq ans, de 1991 à 1995.

Constant Vanden Stock a toujours estimé normal d’exiger beaucoup de gens qui gagnent beaucoup d’argent. Or, certains footballeurs en ont amassé énormément à Anderlecht. Car dès son installation au Parc Astrid, Vanden Stock a généreusement délié les cordons de la bourse pour s’acquérir les services des meilleurs :  » En quittant le club à la fin des années 1970, Rensenbrink et ArieHaan pouvaient déjà vivre de leurs rentes…  » Des revenus importants, en effet, en grande partie payés en dessous-de-table, mais dont les montants ont un jour aiguisé le zèle de la justice.

En 1984, le juge d’instruction Guy Bellemans a mené une opération mémorable, tous clubs confondus, qui a conduit au démantèlement partiel du circuit frauduleux du football belge. Mais, ici encore, Vanden Stock a assumé sa politique. Le club a payé l’intégralité des amendes dont les joueurs ont été frappés. Généreux envers ses vedettes, Vanden Stock l’était aussi envers les footballeurs moins bien lotis : pour aider à surmonter un moment difficile, pour venir au secours d’un parent malade ou pour favoriser la construction d’une maison.

 » A travers le footballeur, je m’efforce toujours de comprendre et de respecter l’homme « , « , disait-il. Selon lui, un président doit être attentif aux problèmes de ses joueurs et, surtout, veiller discrètement à la bonne ordonnance de leur vie. Ici également, il prêchait les vertus traditionnelles : celles du mariage et de la vie familiale très importantes pour l’épanouissement de l’athlète. Dès lors, il témoignait aussi de son attention aux épouses et aux enfants de ses champions, ponctuellement mêlés à la vie du club. Ainsi, il affirmait encore n’avoir jamais réalisé de transfert sans s’informer au préalable des qualités humaines du footballeur. Même pour Attila Ladinsky, sans doute le plus joyeux drille jamais vu en mauve et blanc, venu en 1973 de Rotterdam, mais finalement plus actif dans les bars bruxellois que sur la pelouse.

 » Oui, nous le savions braque mais c’était un centre-avant, n’est-ce pas ? « , a-t-il répondu à l’époque.  » Ce type de joueur est généralement très individualiste et plus difficile à mener. Mais Ladinsky, il est vrai, a dépassé les bornes…  »

La lutte pour le style

Pour Vanden Stock, le président ne doit toutefois pas s’immiscer trop intimement dans la vie du club. Il doit tout savoir, tout en gardant ses distances.  » Le président doit être une sorte de recours. Il doit éviter d’être mêlé directement à des conflits, ce qui peut l’amener à trancher trop vite. Donc avec le risque de se tromper. Le bon jugement est celui qu’il portera après réflexion et après avoir écouté tout le monde « .

Lorsqu’à l’occasion de ses pérégrinations, il lui venait une réflexion sur le cours des événements, Vanden Stock avait l’habitude de noter ses observations sur de petits billets qu’il fourrait dans ses poches. Et, le soir venu, très souvent à l’écoute d’une musique de Mozart, il réfléchissait à la question et prenait une décision… Une telle attitude de jugement suppose également une parfaite connaissance du milieu.  » Il vaut mieux ne pas devenir président si on n’a pas été élevé dans le football « , affirmait Vanden Stock.

Lui, il en a connu tous les rouages. Footballeur à Anderlecht, où il débuta en équipe fanion en 1932 comme arrière gauche, et à l’Union Saint-Gilloise, directeur technique de l’équipe nationale durant dix ans et membre du comité exécutif de l’Union Belge durant plus de temps encore, il n’a, en fait, connu qu’un seul échec : son passage au Club Bruges lors de la saison 1968-1969, tout juste avant de revenir à Anderlecht. A Bruges, il a compris à quel point la mentalité régionale peut se révéler particulière. Et que la place d’un Bruxellois est à… Bruxelles.

Les choses diffèrent en effet fondamentalement d’une région à une autre, mais partout elles découlent de l’esprit des lieux. A Anderlecht, par exemple, on entretient avec plus d’assiduité le culte de la star, quoique très souvent fragile et versatile. Une raison à cela : le club du Parc Astrid doit conquérir un public de capitale qui, partout dans le monde, se prend volontiers pour le nombril du pays. De plus, à Bruxelles comme à Paris, le citadin bénéficie d’un éventail de distractions assez largement supérieur à ce qui existe en certaine province. D’où ses exigences plus grandes. En revanche, ailleurs dans le pays, les supporters apparaissent attachés beaucoup plus sincèrement à leurs couleurs.

 » Dans la gestion d’un club, il faut impérativement tenir compte des mentalités de terroir « , a appris Vanden Stock à Bruges. Ainsi, à la question souvent posée de savoir ce qui, depuis bientôt trois décennies, garde inexorablement Bruges et Anderlecht au sommet de la hiérarchie, Vanden Stock ne s’est jamais égaré en considérations techniques alambiquées.  » En un mot, c’est le style « , répondait-il encore il y a quelques années.  » A tous les échelons. Tous les grands clubs ont un style. Pour l’instant, en Belgique, seul Bruges en possède un également. C’est pour cela qu’il est notre seul rival « .

En effet, basé sur la solidité, la force de caractère et les ressources physique, le style brugeois a, de tout temps, contrasté avec celui d’Anderlecht. Au Parc Astrid, par souci du spectacle, on a toujours davantage privilégié les qualités techniques. La réussite du club bruxellois résulte également du respect de cette ligne de conduite.

 » Une règle immuable dans la politique de gestion du club « , dit aujourd’hui Roger Vanden Stock, qui a succédé à son père en 1996,  » a toujours été de désigner, à tous les niveaux, en âme et conscience, le meilleur au moment précis « . Dès lors, en vertu de cette philosophie et de la dure loi du sport, Vanden Stock a quelquefois dû écarter, faisant trêve de tout sentimentalisme, des monuments dont le piédestal commençait seulement à vaciller. Paul Van Himst et Rensenbrink, les deux idoles les plus adulées dans l’histoire du club, ont quitté le Parc Astrid avec le vague à l’âme. Axée à la fois sur la performance et la qualité, cette philosophie du club, sur et autour du terrain, n’a que rarement été bafouée.  » Il ne sert à rien de renier brutalement des principes qui ont largement fait leurs preuves par le passé « , a toujours estimé le staff anderlechtois.

Après l’opération Bellemans, l’affaire Nottingham

Lorsqu’il s’est retiré au profit de son fils Roger et de son neveu Philippe Collin, Constant Vanden Stock disait  » deviner un seul piège dans le riche héritage footballistique qu’il leur léguait : celui de succéder à un président qui a connu tous les succès…  » Un an plus tard, il allait pourtant vivre un dernier et douloureux épisode en mauve et noir : l’affaire Nottingham ! Révélée en 1997, elle allait se clôturer en 2001 par la condamnation de Jean Elst et de René Van Aeken, deux magouilleurs anversois déjà connus de la justice, à deux ans de prison ferme. Au cours des dix dernières années, ils avaient globalement extorqué environ 40 millions de francs (1 million d’euros) au brasseur bruxellois. Objet du chantage : un acte de corruption perpétré, en 1983, par le président anderlechtois sur un arbitre espagnol, Guruceta Muru, décédé depuis, à l’occasion d’un match de Coupe d’Europe contre Nottingham. Vanden Stock a toujours affirmé qu’il avait seulement consenti un prêt de 1,2 million de francs (30.00 euros) à l’arbitre. Toutefois, le faisceau de présomptions s’est avéré tel que l’UEFA a condamné, en 2000, le club belge à un an de suspension en coupe européenne. Le TAS (Tribunal d’arbitrage du sport), instance internationale souveraine, a ensuite annulé la sanction pour fautes de procédure.

Il y a donc bien eu également un dérapage dans la glorieuse trajectoire du plus mythique des présidents d’Anderlecht. Celui qui a élevé le club à des sommets que les contingences actuelles, à la suite de l’opération Bellemans en 1984 et de l’arrêt Bosman en 1995, ne permettent plus d’atteindre. Souffrant depuis quelques années, Constant Vanden Stock s’était retiré dans l’intimité des siens. Il aurait eu 94 ans en juin prochain.

par émile carlier

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