© CHRISTIAN VANDENABEELE

 » L’AMOUR QUE JE RESSENTAIS À BRUGES ME SUIVRA JUSQUE DANS MA TOMBE « 

Le Club Bruges a inscrit le premier but de l’histoire de la Ligue des Champions, le 25 novembre 1992, par Daniel Amokachi, à la 17e minute du match face au CSKA Moscou. Sport/Foot Magazine a retrouvé l’attaquant nigérian en Finlande.

Pour nous déplacer de notre hôtel au stade, le club de JS Hercules a mis à notre disposition un vélo. C’est justement le moyen de transport que Daniel Amokachi utilisait pour se rendre au stade à l’époque où il évoluait au Club Bruges. C’était il y a plus d’un quart de siècle et nous n’imaginions pas retrouver le Nigérian à Oulu, au nord de la Scandinavie. Une ville de hockey sur glace où on se rend surtout pour voir le Père Noël, admirer les aurores boréales, faire du traîneau tiré par des rennes ou éventuellement assister au championnat du monde d’air guitar. Mais sûrement pas pour faire du football dans le troisième club de la ville qui, il y a un an, évoluait toujours en troisième division.

Nous avons rendez-vous avec Amokachi avant l’entraînement du soir au stade et nous sommes frappés par le nombre d’Africains qui jouent dans cette équipe. Autre point qui attire notre attention : l’équipement de la JS Hercules porte le logo de la fédération hollandaise. Ils ont été offerts par Worldcoaches, un département de la KNVB qui utilise le football pour venir en aide à des communautés locales en voie de développement et dont Amokachi est l’ambassadeur.

MAGDA ET WILLY

En marchant avec lui, nous constatons que le genou qui l’a obligé à mettre prématurément un terme à sa carrière le fait toujours souffrir.  » Je n’ai plus de cartilage « , dit-il.  » Ça fait mal, surtout l’hiver.  » Oulu n’est donc peut-être pas le meilleur endroit pour lui.  » Quand j’y suis arrivé, en janvier, le thermomètre affichait -38 degrés. Pendant deux semaines, j’ai saigné du nez. Je croyais que j’étais malade. Quand on prend sa douche, il faut bien se sécher les cheveux sans quoi la tête peut geler et endommager le cerveau. Le plus froid que j’avais connu jusque-là, c’était -5 degrés. Mais je savais ce que je faisais en venant ici : je veux me faire connaître en Europe en tant qu’entraîneur.  »

En 1990, il avait débarqué sur le Vieux Continent pour s’y faire connaître en tant que joueur.  » J’étais à Amsterdam, nous préparions la Coupe d’Afrique des Nations en Algérie lorsque le sélectionneur, Clemens Westerhof, est venu me dire que le Club Bruges me voulait. J’ai répondu que je ne connaissais pas ce club et il m’a expliqué que c’était un des plus grands clubs belges, qu’il jouait la Coupe d’Europe chaque année. Fernand Goyvaerts a réalisé le transfert. Je venais d’avoir 17 ans et je jouais pour le plaisir. J’ai signé sans réfléchir, j’étais loin d’imaginer l’impact que cela aurait sur ma vie.  »

Il se souvient de son premier entraînement sous la direction de Georges Leekens.  » Je me suis tout de suite senti chez moi. Luc Beyens était un père pour moi. D’autres joueurs expérimentés comme Franky Van der Elst, Jan Ceulemans, Alex Querter, Peter Crève et Lorenzo Staelens ont tout fait pour que je me sente bien. Le deuxième jour, j’ai dit à Ceulemans de me laisser porter le sac avec les ballons, parce qu’en Afrique, ce sont les jeunes qui font ça, mais il n’a pas voulu. Après l’entraînement, il m’a montré un planning affiché au mur et m’a dit que la semaine suivante, ce serait mon tour.  »

Il se rappelle aussi qu’on rigolait beaucoup.  » Un jour, quelqu’un a éteint la lumière dans le vestiaire et m’a dit que je devais rigoler pour qu’on voie mes dents. J’ai passé quatre années fantastiques au Club.  » Il habitait dans une famille d’accueil, à Varsenare. « Chez Magda et Willy. Ils me considéraient comme leur fils. Je leur dois beaucoup. Ils me laissaient être moi-même. Quand on se sent aimé, on est libéré. Ces gens m’ont ouvert leur coeur dès le premier jour. Je me sentais en sécurité et je pouvais donner le meilleur de moi-même. Je ne sortais jamais, sauf pour accompagner l’équipe, mais ils savaient toujours où j’allais. Pour le reste, j’écoutais de la musique de mon enfance et je regardais des films. De plus, Magda cuisinait très bien. Ses steaks champignons, ses croquettes, ses macaronis bolognaise… »

Amokachi effectue ses débuts en équipe première en novembre 1990 contre Ekeren et inscrit son premier but en avril 1991, à l’occasion d’un match de Coupe de Belgique contre Beveren mais ses souvenirs ne sont plus aussi précis.  » La première saison, je m’entraînais avec l’équipe première mais je jouais en Espoirs. C’était prévu comme ça. J’ai réellement percé au cours du deuxième été, après avoir été élu meilleur joueur et meilleur buteur d’un tournoi pour Espoirs à Amsterdam. Le Club fêtait son centenaire par un match contre Barcelone. Au retour d’Amsterdam, Hugo Broos m’a appelé dans son bureau et m’a dit qu’il voulait me voir à l’oeuvre contre Waregem lors d’un match de Coupe des Flandres.

Nous avons gagné 5-1 et j’ai inscrit quatre buts. La Belgique découvrait que j’étais rapide. J’ai entamé la saison sur le banc puis je suis devenu titulaire. J’ai marqué à quinze reprises et nous avons été champions. On a dit que c’était grâce à moi et à Dany Verlinden. Lors du match décisif, contre Malines, j’ai marqué de la tête. Je sautais plus haut que des géants comme Philippe Albert ou René Eijkelkamp. Après le match, je n’avais pas compris que le titre était acquis et je suis rentré au vestiaire. Franky Van der Elst est venu me chercher et a dit : Nous sommes champions, remets tes chaussures et allons-y. Ça a été une fête incroyable. Nous avons dansé au centre-ville jusqu’au petit matin.  »

YACINTHA ET NADIA

Son téléphone portable sonne, il décroche : « Hello, Sexy !  » Sexy est le surnom d’un de ses deux fils, des jumeaux. Nazim et Kalim ont 20 ans, ils sont nés à Londres et jouent tous les deux en Espoirs à Besiktas.  » Ils sont costauds et rapides, comme moi, mais plus forts techniquement. Un est gaucher et l’autre droitier. Ce sont des joueurs offensifs. Le droitier est bon dribbleur. Je maintiens que le gaucher est un numéro dix et perd son temps en pointe mais il n’est pas d’accord. Il est très talentueux et c’est un excellent passeur. Un coach qui voit clair le ferait jouer derrière l’attaquant de pointe.  »

Il a rencontré son épouse lors de sa dernière saison à Bruges.  » C’était à Paris où je travaillais comme modèle à la demande d’un couple de Brugeois. J’ai rencontré Nadia lors d’un show. Elle est tunisienne. Quatre mois plus tard, nous avons joué en Tunisie dans le cadre de la CAN et elle est apparue au bar de l’hôtel. J’ai dit à un copain : C’est ma femme. Je le savais, je sentais l’amour. Elle parlait français et italien mais pas anglais. J’ai donc fait appel au traducteur pour pouvoir lui parler. Je lui ai demandé de lui dire que je voulais l’épouser. Ils ont rigolé mais j’ai dit que c’était sérieux, que je le pensais vraiment.  »

Cela n’a pas tardé.  » Je suis chrétien et elle est musulmane. Comme il lui fallait l’autorisation de ses parents pour pouvoir me voir, je suis allé chez elle le soir même.  » Ils ont accepté.  » Et en deux mois, elle a appris l’anglais. En été, j’y suis retourné pour respecter la tradition et nous nous sommes mariés en décembre. Les jumeaux sont nés pendant les Jeux olympiques d’Atlanta et je leur ai ramené la médaille d’or.

Nous avons aussi une fille de douze ans qui fait de la gymnastique et a déjà remporté de nombreux titres au Nigeria. J’ai tout de suite compris que nous étions faits l’un pour l’autre. A Bruges, j’avais eu une copine, Yacintha. Ça a duré un an. Ça se passait bien et ses parents étaient très gentils mais nous n’étions pas faits l’un pour l’autre, nous n’aurions pas surmonté les moments difficiles.  »

Daniel a toujours aimé les beaux vêtements et les grosses cylindrées.  » C’est mon côté flamboyant. Je suis un fashionista et un bon vivant. Toutes les femmes m’admiraient pour cela. Je portais du Versace, etc. Lorsque nous avons été champions, Peugeot nous a permis de choisir une voiture à un prix très intéressant. Presque tout le monde a pris une 206, j’ai choisi une 604. Et quand j’ai signé mon nouveau contrat, j’ai acheté une Porsche 944. C’est mon style.

On me disait que Marc Degryse et moi étions les seuls footballeurs de Belgique à rouler en Porsche. A Besiktas, grâce au président, je suis même devenu copropriétaire d’un jet privé. Depuis tout petit, j’ai toujours voulu être différent. Pourquoi ne pas vivre dans le luxe quand on peut se le permettre ? Je viens d’une famille pauvre, j’ai grandi dans le ghetto mais mon père a toujours trouvé les moyens de nous offrir l’école privée. Il avait sa maison et louait des chambres pour pouvoir nous envoyer dans les meilleures écoles.  »

MOSCOU ET BRÊME

Le 25 novembre, il y aura 24 ans qu’Amokachi a inscrit, face au CSKA Moscou, le tout premier but de l’histoire de la Ligue des Champions.  » Ce n’est que dix ans plus tard, lorsque l’UEFA l’a signalé, que j’ai compris l’importance de ce but. J’étais rentré blessé d’un match contre l’Ethiopie et Bruges avait tout fait pour que je puisse jouer. Cela a payé et, sur les images, on peut voir le soulagement d’Hugo Broos (il rit). J’ai marqué sur une passe en profondeur de Tomasz Dziubinski. J’ai écrit l’histoire mais, à l’époque, personne ne l’a remarqué. C’est aussi mon seul but en Ligue des Champions.  »

Plus tôt dans l’année, il avait marqué contre le Werder Brême en demi-finale aller de la Coupe des Vainqueurs de Coupe.  » Hélas, au retour, j’ai été exclu alors que nous étions menés 2-0 et que nous faisions le pressing. C’était injuste car j’avais touché le ballon avant d’entrer en collision avec le gardien.  » En 106 matches avec le Club Bruges, il a inscrit 42 buts. En 1994, après avoir marqué deux fois en Coupe du Monde, il a estimé que l’heure de s’en aller était venue.

 » A mon retour des Etats-Unis, Mister Goyvaerts m’a dit que je pouvais aller à la Juventus. Mais le Club a demandé 150 millions de francs belges et le transfert a capoté. Après, on m’a demandé d’aller passer des tests médicaux à Everton. Goyvaerts m’a dit que je serais le premier joueur noir de l’histoire du club. J’ai répondu que j’allais encore entrer dans l’histoire. Ils ont payé 3 millions de livres mais moi, je n’ai pas eu droit au moindre penny de commission. Par contre, lorsque nous avons joué en Coupe d’Europe contre le RWDM avec Besiktas, j’ai reçu la visite de l’inspection des impôts qui m’a dit que je devais payer une taxe sur ce que j’avais touché. J’ai répondu : Une taxe sur zéro ? Et je les ai envoyés à Bruges.  »

EVERTON ET BESIKTAS

Le football anglais, c’est autre chose.  » J’étais costaud et rapide mais eux aussi. Il y avait toujours un défenseur dans le chemin. J’ai dû travailler dur car le niveau était plus élevé. J’ai marqué rapidement, contre Queens Park Rangers mais par la suite, j’ai souffert. Je n’étais pas habitué à leur façon de jouer. A la mi-saison, je me suis adapté et j’ai été le premier Africain à remporter la Coupe d’Angleterre.  »

Il a notamment inscrit deux buts contre Tottenham, en demi-finale.  » J’avais entamé le match sur le banc mais j’étais entré au jeu sans que le coach s’en rende compte. Paul Rideout, notre attaquant, était blessé mais le coach voulait qu’il continue. Quand j’ai vu que ça n’allait pas, je suis monté sur le terrain sans que le coach me le demande. A l’époque, les arbitres étaient moins regardants. Dans les dix minutes, j’ai inscrit deux buts. Après le match, le coach a dit aux journalistes qu’il aimait mon caractère. Mais si ça s’était mal passé, cela aurait sans doute été mon dernier match.  »

 » A Everton, je recevais chaque jour des insultes racistes par mail. Ma femme en a conservé quelques-uns. On a même abîmé ma voiture mais je savais que seuls quelques supporters étaient responsables et je n’y prêtais pas attention. Je me concentrais sur mes prestations. En Belgique aussi, il y avait des cris de singe quand j’avais le ballon. Ce n’est pas du racisme, c’est de la déstabilisation. Celui qui n’est pas fort assez craque et joue mal. Moi, ça me motivait, je voulais montrer ce dont j’étais capable afin qu’ils changent d’avis sur les Noirs.

Lorsque j’ai joué au Bayern avec Besiktas, les Allemands ont fini par se lever et m’applaudir. A Everton aussi, les supporters et les joueurs m’aimaient bien mais le vrai fanatisme, c’était à Besiktas. Là, si vous donnez tout ce que vous avez, on vous adore. C’était mon cas. Je m’y sentais très bien mais des problèmes physiques m’ont obligé à mettre prématurément un terme à ma carrière. Mon genou s’était bloqué une première fois à Villa Park, lorsque j’étais toujours à Everton, mais l’IRM n’avait rien révélé.

Il s’était à nouveau bloqué lors d’un entraînement avec l’équipe nationale, à la Coupe du monde 98, à cause d’un morceau de ménisque. On m’a opéré mais le chirurgien a raté l’opération et je n’ai plus jamais joué comme avant. J’avais 28 ans et de nombreuses tentatives de rééducation ont échoué. C’était très tôt pour arrêter mais je remercie le ciel de tout ce que j’ai connu grâce au football et aujourd’hui encore en tant que coach.

Après ma carrière, je suis rentré en Afrique où, avec des amis, j’ai enseigné les bases du football aux jeunes avant d’entraîner Nasarawa United. J’ai suivi les cours de Worldcoaches à Zeist. Au cours des dix dernières années, j’ai surtout été entraîneur adjoint et entraîneur intérimaire de l’équipe nationale du Nigeria.  »

BOIRE ET JOUER

Il est 16h20. Un homme qui a visiblement un verre dans le nez tente de parler à Amokachi mais il ne trouve pas ses mots. Deux tables plus loin, une femme avec un grand verre de bière devant elle regarde dans le vide. Amokachi, lui, en est à son deuxième chocolat chaud de la journée.  » Je n’ai jamais bu d’alcool « , dit-il.  » A Bruges, on a souvent essayé de me faire boire une bière mais je n’ai jamais accepté. Le jour de la réception qui a suivi le titre, on m’a mis une coupe de champagne entre les mains et j’ai trempé mes lèvres, pour faire semblant. Quand j’étais jeune, j’ai vu les ravages que l’alcool peut faire et j’ai décidé de ne jamais y toucher.  » Il constate qu’à Oulu, on boit beaucoup. Y compris ses joueurs.  » On dirait que c’est un hobby.  »

Il a l’air déçu.  » Jusqu’à la mi-saison, nous étions troisièmes. Tout le monde s’entraînait trois fois par semaine et nous avons joué neuf matches sans défaite. Mais quand il a commencé à faire meilleur, je n’ai plus vu personne. Ils partent alors en week-end avec leur copine, vont au mariage d’un copain ou que sais-je encore et ils ratent des matches importants. La semaine dernière, même mon adjoint n’était pas là. Certains pensent qu’ils peuvent jouer 90 minutes en s’entraînant une fois par semaine.

Nous avons besoin des joueurs étrangers pour survivre, des gens qui ne viennent pas pour faire la fête avec les amis, qui sont sensibles à la victoire ou à la défaite, qui veulent réussir et jouer plus haut. Le club veut que je reste mais beaucoup de choses doivent changer car je perds de l’argent ici. En Afrique, Supersport me paye quatre à cinq mille dollars par semaine pour commenter des matches.  »

PAR CHRISTIAN VANDENABEELE EN FINLANDE – PHOTOS CHRISTIAN VANDENABEELE

 » On m’a dit que Marc Degryse et moi étions les seuls joueurs de Belgique à rouler en Porsche.  » DANIEL AMOKACHI

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