L’AMOUR DU BOIS

Il y a 40 ans, Björn Borg a enlevé Roland Garros, avec une raquette Donnay, jadis leader du marché mondial avec près de 2 millions de raquettes par an, produites à Couvin. Entretien avec Michel Guilluy.

Couvin, un village au sud de la province de Namur, en 1974. Guy Pignolet, directeur de Donnay, possède des contrats avec, entre autres, Rod Laver (onze grands chelems mais sur le retour), Tony Roche (lauréat de Roland Garros 1966) et Margaret Smith-Court (quatre grands chelems en 1970) mais la firme veut un ténor mondial. Il a deux options : Ilie Nastase, 28 ans et numéro un mondial, ou Björn Borg, 18 ans, frais lauréat de son premier Roland Garros.

Deux extrêmes. Un enfant terrible roumain ou un froid Suédois ? Une valeur sûre ou un espoir ? André Donnay opte pour Nastase, qui parle français et est marié au mannequin bruxellois Dominique Grazia. Il envoie Pignolet parachever les négociations à Monaco.  » Nastase voulait que Donnay sponsorise aussi son ami Ion Tiriac, le futur coach deBorisBecker, et il s’est fâché. Pignolet a refusé « , raconte Michel Guilluy, qui a écrit le livre Donnay, La Légende, avec Louis Maraite.

Nastase signe un plantureux contrat avec Adidas. Pignolet discute avec Borg et l’IMG de Mark McCormack. La collaboration va durer dix ans et d’autres vont imiter le Suédois : Jim Courier, Elena Dementieva, Jelena Dokic, Guy Forget, JustineHenin, HenriLeconte, ConchitaMartinez, GregRusedski, OlivierRochus, PeteSampras, Yanina Wickmayer, Mats Wilander… Grâce au dynamisme d’Emile Donnay, né dans une simple famille de Couvin.

Deux géants belges : Donnay et Snauwaert

En janvier 1913, Emile Donnay, âgé de 28 ans, fonde les Usines du Liénaux, une entreprise qui fabrique des poignées en bois pour les outils. Un succès, bien que la Première Guerre et le crash de Wall Street en 1929 ralentissent son expansion. Donnay, un visionnaire, comprend qu’il doit se diversifier. Il lance une gamme de produits ménagers en bois : saladiers, plateaux, cuillers, hachoirs, chaises repliables, cintres…

Il inaugure le département articles de sport en 1934. La même année, il produit sa première raquette. Guilluy :  » Les gens ont obtenu plus de loisirs et donc de temps pour faire du sport. C’était une opportunité économique. Crosses de hockey, palettes de tennis de table, raquettes de badminton, de tennis et de skis… Le tennis restait élitiste mais le nombre de pratiquants augmentait d’année en année et, cinq ans plus tôt, à Roulers, Valeer Snauwaert avait produit sa première raquette.  » Cette concurrence allait durer plus de 60 ans.

Après la Deuxième Guerre mondiale, l’économie tourne au ralenti et le protectionnisme est une norme. Snauwaert passe un contrat avec Spalding. Emile Donnay tente d’imiter le Roularien et de profiter du plan Marshall. En 1947, il se rend à Chicago et en revient avec une commande de 5.000 raquettes.  » Les Américains savaient que la Belgique possédait du bois de grande qualité.  »

Il faudra pourtant trois ans à Donnay pour conclure un contrat avec Wilson Sporting Goods.  » En affaires, Emile était très têtu. Il a annoncé à ses directeurs qu’ils devaient produire des raquettes à un dollar. Ils jugeaient ça impossible mais Emile a insisté pour que toute la chaîne de production soit adaptée. A l’époque, en coûts de production, la Belgique était comparable aux pays d’Extrême-Orient.  »

Wilson produit les modèles plus coûteux du marché américain, Couvin fournit la gamme moins chère. C’est bien joué : en 1938, Couvin vendait 40.000 raquettes. En 1958, il en écoule 148.000 et en 1963, il en fabrique 362.000.

 » Les trois quarts de la production de Couvin portaient le nom de Wilson mais on ne voyait guère la différence. Il y avait un discret Made in Belgium sous la poignée.  » Une concession nécessaire.  » Sous son nom, jamais Donnay n’aurait atteint une telle envergure.  »

En 1971, Couvin produit 9.000 raquettes par jour. Toutes les deux semaines, un avion-cargo rempli de raquettes s’envole vers les Etats-Unis. Wilson, qui s’est attaché de grands noms tels que Billie Jean King, Jack Kramer et Toni Trabert, devient célèbres en dehors des States et décide de fonder un centre européen de distribution à Irving, en Ecosse.

Vendre ou non ?

La production ne cesse de croître. De 580.000 en 1969 à plus de 800.000 en 1970, jusqu’à 1,2 millions en 1972, l’année du décès d’Emile Donnay. Peu avant sa mort, il a conseillé à son fils André de vendre l’usine à Wilson. André refuse.

 » PepsiCo avait repris le département sportif de Wilson quelques années auparavant. La plupart des directeurs étaient enclins à vendre mais André était conservateur. Il voulait transmettre l’entreprise familiale à son fils, il éprouvait un profond respect pour la communauté locale et il voulait que Couvin conserve la production.

Ça peut paraître naïf mais 1973 n’était pas un bon moment pour vendre. Le tennis avait envahi le petit écran et popularisé le tennis. En maintenant des prix abordables, Donnay a largement contribué à la démocratisation du tennis dans le monde.  »

Grâce à Borg, Donnay renforce sa position de numéro un mondial. En 1977, il franchit le cap de 1,7 million de raquettes, sur lesquelles figure la mention The world’s largest manufacturer of tennis rackets. Les designers fournissent des perles : l’Allwood (1975) puis la légendaire Borg Pro, noire avec des accents rouges et orange.  »

Un superbe look. La Borg Pro était plus chère que l’Allwood alors qu’elle coûtait moins à la production. Elle était vendue quatre fois son coût alors que le rapport normal était de deux. Un succès colossal. Borg a visité à plusieurs reprises l’usine de Couvin. Il s’entendait bien avec José Thiery, qui préparait son matériel avec un soin particulier.  »

Les ventes explosent. Colgate-Palmolive, présent sur le marché du tennis avec Bancroft, veut reprendre l’entreprise wallonne en 1978. André Donnay se rend à New York. Les contrats sont prêts mais il refuse de signer, alors que le moment était propice.

En 1979, avec huit grands chelems à son compteur, Borg signe un nouveau contrat. Le contrat du siècle : 500.000 dollars et 5 % de primes. Borg continue à gagner tout en étant moins dominant. Ses concurrents préfèrent les raquettes en synthétique. Une mode, pense-t-on, à Couvin.

On a prétendu que Donnay ne voulait pas se reconvertir dans les raquettes synthétiques mais ce n’est pas tout à fait exact. Il avait déjà un partenariat avec les Usines de Callenelle, une société de Péruwelz qui vend actuellement 95 % des balles de billard et de snooker du monde sous le nom de Saluc. Elles ont conçu une raquette formidable, Caldon, de la contraction du nom des deux entreprises mais elles n’en ont produit que 40.000. Sa surface de frappe restait petite mais la raquette offrait déjà les sensations d’un modèle moderne.

 » La collaboration de deux ingénieurs français a fourni une raquette formidable en composite, la Donnay 3 Set, mais Couvin ne croyait pas en la supériorité du synthétique. Le numéro un français, Patrice Dominguez, jouait avec la 3 Set mais on n’en a vendu que 10.000 exemplaires. Donnay craignait qu’une production plus importante ne cannibalise celle des raquettes en bois. Ce n’était pas raisonnable.  »

Le coup fatal

En plus, le Suédois ne jurait que par sa Borg Pro en bois. De même, Jimmy Connors ne voulait pas se séparer de sa Wilson T2000 en métal. Une raquette icône mais invendable.  » Wilson a maintes fois insisté auprès de Connors pour qu’il change mais en vain. Un moment donné, Connors n’a même plus été sponsorisé : il a joué gratuitement avec sa T2000.  »

En 1983, deux ans après son onzième et dernier grand chelem, à Roland Garros, l’étoile de Bjorn Borg, âgé de 26 ans, a pâli. En échange de son plantureux contrat, il dispute encore des petits tournois et des matches d’exhibition. Il entraîne Donnay dans sa chute.

 » Tout le monde était convaincu des avantages d’une plus grande surface de frappe mais elle n’était pas faisable en bois. Ou alors, il fallait plus de bois, ce qui rendait la raquette trop lourde. Si on en utilisait trop peu, le cadre finissait par se déformer. La plupart des joueurs voulaient des raquettes en synthétique et les vendeurs se sont retrouvés avec des stocks énormes sur les bras.  »

Wilson, qui a diminué progressivement sa production, profite un moment des taux de change. Il charge Couvin de produire une partie de sa nouvelle Pro Staff 6.0 – la raquette de Stefan Edberg, Jim Courier et Pete Sampras. C’est un ultime sursaut. Le 19 août 1988, Donnay, qui était encore leader du marché mondial cinq ans plus tôt, demande sa mise en faillite.

17 ans plus tard, on trouve les produits de Donnay dans les magasins de sport très bon marché de sportsdirect.com, une des sociétés de Mike Ashley, le propriétaire de Newcastle United. Le concept est simple : produire à bas coût avec le logo d’une marque légendaire. Slazenger, Dunlop, Diadora. Et… Donnay.

PAR CHRIS TETAERT

 » Après la Deuxième Guerre mondiale, en termes de coûts de production, la Belgique était comparable à l’Extrême-Orient. « 

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