Junior le Fataliste

L’histoire de Gabriel  » Junior  » Ngalula, c’est celle d’un ancien espoir de la maison anderlechtoise, devenu… comptable, puis directeur sportif du BX Brussels de Vincent Kompany. Une drôle de trajectoire qu’il nous raconte.

Le contrôle est raté. Pire que raté, inexistant. Le ballon, cédé de la droite par Aruna Dindane, flotte littéralement au sol, s’échappant mollement vers une grappe de maillots bleu et noir en pleine léthargie. Pas de réaction. La défense brugeoise se regarde penser, le ballon continue à filer. Il est 21 h 09 et Gabriel Ngalula Mbuyi, dit Junior, s’apprête à vivre le sommet de sa carrière de footballeur : il rachète son erreur, pourchasse la gonfle, l’intercepte, conduite de balle, un, deux, trois défenseurs, slalom géant, Danny Verlinden en opposition, intérieur du pied, explosion au parc Astrid. Bruges fait peine à voir, un Junior  » étincelant au milieu du jeu « , dixit la RTBF, vient de faire 4-1. Il a 20 ans, étale son grand sourire, bifurque avec le  » Go For Fair Play  » de son maillot blanc vers le point de corner, pour y déguster l’accolade des WalterBaseggio, Glen DeBoeck, NenadJestrovic et autres OlivierDoll. Un moment intense. Ou pas.  » Ce que je ressens sur le moment même ? Franchement, pas grand-chose. Ce qui fait de l’effet, ce sont les réactions des gens, par après. Là, tu te dis : quand même… « , s’amuse le principal intéressé, autour d’un thé aussi nature que lui.  » Je n’étais pas habitué à marquer. Frankie Vercauteren m’avait formé dans un rôle de pare-chocs. Et j’aimais ça. « Ce dimanche 23 mars 2003, Junior Ngalula vient de marquer son seul et unique but en division 1.

Ça faisait un moment qu’on ne l’avait plus croisé, le vieux copain Gabriel, 30 ans aujourd’hui. A l’aube du nouveau millénaire, dans une catégorie qu’on appelait encore les… Juniors UEFA, nous avions fait la connaissance humaine et footballistique d’un garçon aussi charmant que talentueux. Sobre, élégant, propre dans ses relances, raffiné, Junior était le défenseur central moderne d’une génération qui, mis à part Olivier Deschacht, n’aura pas enfanté grand-chose de tonitruant. On se rappelle, d’ailleurs :  » Ça n’a jamais été le plus sympa de la bande, Deschacht, mais il était quand même vachement fort en jeunes.  » Junior sourit, répond :  » Noooon… «  On insiste :  » Si, si, souviens-toi, il ne lâchait jamais le ballon, n’arrêtait pas de dribbler, il jouait au milieu à cette époque. «  Junior sourit, répond :  » Noooon… «  On tranche :  » Bon, vu ta mémoire déclinante en matière de foot, fais-moi confiance, Deschacht était fort en jeunes.  » Parce qu’on ne vous l’a pas dit : Gabriel ne se rappelle plus de ses premières minutes en D1. Alors sa mémoire…

 » J’étais insignifiant…  »

C’est un peu ça qui est drôle, chez ce garçon. Alors que les cafés ne désemplissent pas chaque week-end, qui accueillent les anecdotes fleuries de milliers de supporters et joueurs passionnés, présents ou passés, Gabriel ne se remémore plus la première fois où il s’est fait applaudir par 25.000 personnes  » Je sais, ça peut sembler bizarre. Mais moi, je ne sais plus contre qui je suis monté, la première fois. Ce n’était que quelques minutes. J’étais insignifiant…  » Pas tant que ça, vu le contexte. En ce temps-là, rappelez-vous, le Sporting puisait dans son vivier de jeunes avec une cuiller à café, n’en ramenant que quelques miraculés par-ci par-là, tous les 37 du mois. Persuadé que le noyau A n’était réservé qu’aux nouveaux joujoux importés annuellement par la direction mauve, le garçon ne se prend pas la tête. Déjà qu’il était arrivé à Neerpede par hasard, faire le grand saut vers le parc Astrid, vous imaginez…

Débarqué de Kinshasa à l’âge de 10 ans pour rejoindre son petit frère Floribert (encore loin de Manchester et de l’honnête carrière qui l’attendra), Gabriel se fait remarquer au Heysel, l’école de jeunes bis du RSCA. Celle des vieux maillots et des troisièmes couteaux.  » Je n’avais pas envie d’aller à Neerpede, c’était trop loin en bus. Je préférais continuer calmement au Heysel. Le niveau, ce n’était pas ça, clairement. Mais comme de toute façon, j’étais persuadé de ne jamais devenir pro, j’allais au foot pour m’amuser. Et quitte à m’amuser, autant m’amuser près de la maison ! Aujourd’hui, quand tu as 18 ans et que tu es un peu bon, on te fait jouer. Mais à notre époque, rappelle-toi, il était quasi impossible pour les jeunes de percer en équipe première. Je n’avais donc aucun plan de carrière. C’est arrivé, c’est tout.  » Arrivé, oui, un peu par hasard. Puis reparti, un peu par hasard aussi. Etonnant destin.

Main de fer dans un gant… de fer, adepte du traitement à la dure avec les jeunes – » Disons qu’il était exigeant. Mais il m’aimait bien.  » -, Franky Vercauteren l’intègre en équipe réserve. Il s’impose. Tout s’enchaîne rapidement. Malgré des blessures à répétition, le T1 Aimé Antheunis l’anoblit au rang de bouche-trou professionnel (notamment via ces  » oubliables  » premières minutes, contre La Gantoise, en octobre 2001). Au point même de l’aligner, à quelques reprises, dans un onze mauve qui, en cette année 2001-2002, ne fera pas vraiment d’étincelles.  » Mon premier vrai match, mon point de référence, c’était à Bruges avec Anthuenis. On perd 1-0 là-bas sur un penalty douteux. Tu vois que j’ai encore des souvenirs ? C’est parce que là, ça compte. J’avais fait un bon match. J’étais encore officiellement dans le noyau B, mais je faisais tout avec l’équipe première. C’était un détail, surtout une question de prestige. Personne ne te connaissait quand tu étais dans le noyau B. Tu n’étais pas sur le poster quoi…  »

Sur le poster 2002-03 des Mauves

On a vérifié, ça traîne sur Google : l’année suivante, il y est, sur le poster. Hugo Broos vient d’être embauché. Comme son prédécesseur, Broos lui donne sa chance de temps à autre, pour peu qu’il soit en ordre physiquement. Junior se lie d’amitié avec le transfuge Martin Kolar, trouve qu’Olivier Doll est  » un type bien, humainement « , s’entraîne pour jouer le week-end. Puis vient ce fameux soir de mars 2003 : la Belgique du foot, le FC Bruges des Timmy Simons et Gert Verheyen en tête, apprend qu’il faudra désormais compter avec Gabriel  » Junior  » Ngalula Mbuyi.  » Là oui, avec Broos, c’était bien. Il m’a fait confiance. J’ai été quelques fois titulaires d’affilée et j’ai enchaîné quelques matchs vraiment intéressants. Après mon but contre Bruges, je suis allé jouer avec l’équipe nationale A’, contre Lens. Le lendemain, à l’entraînement, coup du sort…  » Les ligaments croisés lâchent. Et plus rien ne sera jamais pareil.

Car quand il revient dans le coup, bien après les six mois initialement prévus, Hugo Broos a bâti une équipe performante.  » Ce n’est pas qu’il manque de confiance en moi. Mais le mec (sic) a une équipe qui gagne entre les mains, il fait son métier, je fais le mien, il joue pour être champion, et moi je joue les miettes. C’est comme ça. Si on t’en donne l’opportunité, il faut faire en sorte que la roue tourne. Certes, j’ai joué des bouts de matchs. Mais les autres aussi. Et à Anderlecht, vu que tu domines 80 % du temps, il faut trouver des raisons pour écarter les joueurs en place. Ce n’est pas parce que Junior revient qu’il faut le faire jouer, quand même…  » Junior le fataliste. Les dents qui rayent le gazon ? Pas son truc. C’est peut-être ce qui lui a coûté sa carrière.

Après, il y a le prêt vers Mons, au mercato d’hiver 2005. Envie de rejouer, pour de vrai. Ce qu’il fait d’ailleurs, à quinze reprises. Le collectif montois, emmené par Jos Daerden, ne parvient malheureusement pas à garder les crampons en D1. Junior retourne, sans forcément qu’on l’y attende, à la rue Théo Verbeeck. Et la quitte illico : Johan Boskamp l’emmène dans ses valises à Stoke City, pensionnaire de D2 anglaise, en compagnie de son pote Martin Kolar. Junior tire son épingle du jeu, passe ses week-ends entre Manchester (où évolue alors son petit frère Floribert) et Birmingham, et la fin de saison arrive. Boskamp quitte Stoke, Junior rentre à Anderlecht où Franky Vercauteren, pourtant l’un des premiers à lui avoir témoigné sa confiance, ne compte clairement plus sur lui. Etonnamment, en cet été 2006, l’éclaircie vient de… Liège. Alors que Mémé Tchité prend la E40 vers Bruxelles, Junior trace sa route dans le sens inverse.

Sclessin et la voie de garage

 » Heureusement, ou malheureusement, je ne sais pas trop, Boskamp est engagé au Standard, et il me prend avec lui. Après quatre matches, il est viré. Et là, c’est réglé.  » Jamais dans le rythme chez les Rouches, Boskamp prend tout de même le temps, avant d’aller toucher son chèque d’indemnité, de sortir un grand gamin de son jeune anonymat. En concurrence avec la découverte MarouaneFellaini, mais également avec cette teigne de SiranamaDembélé, le transfuge venu de l’ennemi va se retrouver bien seul…

C’est léger, presque imperceptible : mais quand il évoque le Standard, le regard de Gabriel le fataliste, le très (trop) gentil, semble s’assombrir.  » Mes contacts avec MichelPreud’Homme étaient normaux. C’est une question de métier, pas une question de personne. Il fait le sien, moi le mien. On reste des pros. J’ai perdu mon temps, voilà tout. Mais cela dit, je serais curieux d’entendre quelqu’un oser dire que je n’étais pas à niveau…  » Gros coup d’arrêt, à Liège.Cette période est celle de l’oubli. Et du crépuscule d’une carrière que ce jeune homme, qui n’a alors que 25 ans, n’avait jamais vraiment planifiée. Intégré à contretemps dans un noyau de Roulers déjà rôdé, il ne s’y imposera jamais. Même s’il assure que le niveau y était. On est en 2008. Verdict. Sans appel.  » J’arrête le foot.  »

 » Je n’avais pas envie de jouer les vieilles gloires déchues dans les divisions inférieures « , justifie un garçon alors à peine âgé de 26 ans. Et qui, plutôt que de capitaliser sur d’incertaines bribes de notoriété, va se lancer dans des études de… comptabilité. Surréaliste ? Probablement. Mais ça lui ressemble. Simple, naturel, sans chichi. En garçon sérieux et appliqué, Junior décroche son diplôme, puis un emploi dans une fiduciaire wallonne. Il part en mission, s’anime, aide des PME. L’expérience se prolonge quelques mois, avant que le téléphone ne sonne. Au bout du fil, un certain Vincent Kompany.  » Vincent est l’un des meilleurs amis de mon frère. Ils jouaient ensemble en jeunes, avec AnthonyVandenBorre et YvesMaKalambay. Ils avaient vraiment une grande équipe. Nous, notre génération, on n’a jamais rien fait. Mais eux…  » Il fallait prendre le bus vers Neerpede, à l’époque, avec ces petits-là, pour comprendre. Vanden Borre était déjà une terreur, Kompany avait déjà la classe. Promis… Embarqué par Vince The Prince dans son projet d’aide à la jeunesse bruxelloise, Gabriel Ngalula est devenu, le 1er avril dernier, directeur sportif du BX Brussels.

Un club au patronyme évocateur : à la bizarrerie hybride FC Bleid-Molenbeek (fruit du rachat, par le RWDM, du matricule gaumais), Kompany et sa troupe ont préféré cette abréviation, BX, utilisée par un paquet de jeunes pour estampiller leur ville. La soeur de Vincent, Christel, assurera la présidence du club quand Junior, le grand-frère respecté de l’ami Floribert, en tracera les lignes sportives. A savoir constituer une équipe première gentiment compétitive, mais surtout une école de jeunes accessible à tous les mioches de Bruxelles. Pas de tests, pas d’élitisme.

Devenir une bonne personne

 » Ce n’est pas que nous voulons marginaliser l’équipe première, mais notre objectif prioritaire, c’est l’école des jeunes. Trouver de bonnes personnes, de bons formateurs pour encadrer les enfants. Je veux que les gosses me ressemblent en tant que footballeurs, qu’ils soient posés et jouent propre.  » Et qu’ils soient si passionnés par le foot qu’ils en oublieraient leurs premières minutes en D1 ? Sourire.  » Du moment qu’ils deviennent de bonnes personnes… S’ils ne se rappellent pas leur carrière dans vingt ans, c’est qu’ils auront trouvé quelque chose de plus essentiel dans leur vie. Si le foot est la meilleure chose qui leur arrive, ils s’en souviendront.  » Le BX Brussels, comme l’indique sa page web à l’allure résolument urbaine, sort presque du néant.  » We start from scratch « … Partir de zéro donc, créer quelques équipes, pour les jeunes de 6 à 12 ans. Et grappiller une catégorie supplémentaire chaque année.  » Si un jour, on parvient à compléter toutes les catégories de jeunes, ça voudra dire qu’on aura tenu six ans. Ce serait déjà bien, non ? » Clairement. Junior, fort occupé, prend congé. Mais au moment de l’accolade d’au revoir, dictaphone coupé, il prend quand même le temps de nous expliquer que sauver une PME, ça, c’était vraiment chouette. Ses yeux pétillent. Plus que pour évoquer cette balle traînante, qu’il accompagna jusqu’aux filets de Danny Verlinden, un soir de mars 2003. Bonne chance l’ami. ?

PAR GUY VERSTRAETEN – PHOTOS: IMAGEGLOBE

 » J’ai arrêté, contraint et forcé, à 26 ans. Et je n’avais pas envie de jouer les vieilles gloires déchues dans les divisions inférieures. « 

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