© CHRISTOPHE KETELS

 » Je voulais rester en Belgique « 

Anthony D’Alberto n’avait que vingt ans quand il a provoqué l’accident fatal à son copain Junior Malanda. Trois ans plus tard, il accepte pour la première fois de revenir sur le décès de son ami.

Porta Westfalica, 10 janvier 2015. Le lourd tout-terrain où ont pris place Junior Malanda, Anthony D’Alberto et Jordan Atheba sort de la route et heurte la berme semée d’arbres, le long de l’autoroute A2 qui conduit à Hanovre. En une fraction de seconde, la vie de trois familles est bouleversée. Malanda, qui est alors un des plus grands espoirs du football belge, ne survit pas au choc. La Belgique a besoin d’un bouc-émissaire. C’est D’Alberto, le conducteur, un anonyme défenseur de vingt ans d’Anderlecht.

La famille est le meilleur psychologue qui soit.  » Anthony D’Alberto

Trois ans après les faits, le clan Malanda a plus ou moins séché ses larmes et D’Alberto a relancé sa carrière footballistique. Le joueur, loué à Charleroi, ne veut plus parler de l’accident.  » Je préfère que tu ne me poses pas de questions à ce sujet. Seulement sur le sport.  » Au fil de l’interview, le Bruxellois ouvre quand même son coeur, jusqu’à un certain point.

 » Je ne sais pas vraiment comment ma mère s’est sentie mais je peux imaginer qu’elle a traversé une période pénible. Heureusement, elle est forte. En public, elle n’a jamais montré le moindre signe de faiblesse. Mon frère Enzo est également devenu indépendant. Il joue depuis des années à Anderlecht et cette saison, il a intégré à plusieurs reprises le noyau A élargi.

Comment j’ai géré cette situation ? Certaines personnes ont voulu me pousser dans les bras d’un psychologue mais j’ai toujours refusé. Je ne veux pas qu’un étranger m’explique ce qui se passe dans ma tête. Je savais ce dont j’avais besoin pour surmonter ça et ce que je voulais faire de ma vie. La famille est le meilleur psychologue qui soit. De même que les amis. Dans les moments difficiles, j’ai toujours pu me tourner vers mes copains : Jordan Lukaku, Yannis Mbombo, Tortol Lumanza, Jordan Atheba, qui se trouvait également dans l’auto, et deux copains étrangers au football. Je les connais tous depuis l’âge de dix ans.  »

 » Le décès de Junior nous a tous soudés  »

Le fameux Team 94…

ANTHONY D’ALBERTO : Team 9-4. Parce que nous étions tous nés en 1994. Ce n’est pas original mais ça sonne bien. Sais-tu que c’était une idée de Junior ? Nous étions amis et nous étions tous à Anderlecht au même moment. Nous nous sommes perdus de vue avant de nous retrouver. Nous faisions tout ensemble et nous considérions comme une famille.

Le décès de Junior a-t-il eu un impact sur ce groupe d’amis ?

D’ALBERTO : Il nous a soudés. Nous avons resserré les rangs. Nous serons toujours amis dans dix, vingt ou trente ans. Il n’y a aucun doute là-dessus. Comme nous nous sommes essaimés – l’un joue en Italie, l’autre en Turquie -, nous essayons de nous retrouver pendant les vacances. Mais ce n’est plus comme avant. Junior était le leader du groupe. C’est lui qui nous motivait et qui faisait ressortir le meilleur de nous-mêmes. Il a été le premier à émerger en division 1 et il nous disait que ce serait bientôt notre tour. Il disait :  » Ne te fais pas de soucis, tu seras le suivant.  » Ou il jouait les managers et essayait de trouver un club à l’un de nous. Nous le croyions car il dégageait une autorité naturelle. Ce n’est pas un hasard s’il est devenu un des patrons de Zulte Waregem aussi tôt. Il n’avait même pas dû jouer les forts à bras. Ses muscles ? Naturels. Il n’avait pas besoin de salle de musculation. Apparemment, il s’est adonné à la natation, au judo et à d’autres sports qui favorisent le développement musculaire dans son enfance.

Sur les réseaux sociaux, on peut voir une photo de vacances. Vous posez tous, torse nu, l’air viril, sur la terrasse d’une villa. Le torse impressionnant de Junior tape dans l’oeil.

D’ALBERTO : Tu parles de la photo prise en Turquie, avec Michy Batshuayi et toute sa clique ? Je n’en étais pas car je n’avais pas achevé mes examens. Nous n’avions pas besoin d’aller si loin pour nous amuser. Mon meilleur souvenir remonte aux vacances 2014. Nous avions loué un appartement à Bruxelles pour deux semaines.

As-tu un souvenir tangible de Junior, un objet qui te le rappelle ?

D’ALBERTO : J’ai accroché une photo de Junior dans ma chambre. Il porte un t-shirt flanqué de l’inscription Team 94. Ça me rappelle l’époque où le groupe était au complet. J’ai aussi des photos de lui dans mon GSM. Je les ai souvent regardées, surtout l’année qui a suivi sa mort. C’est devenu moins fréquent. Je ne veux pas l’oublier mais j’essaie de lui donner une place.

 » J’ai perdu mon insouciance  »

T’attendais-tu à ce que l’accident déclenche pareil scandale médiatique ?

D’ALBERTO : Je savais que la presse s’étendrait sur cet accident mais à ce point-là ? Non, je ne m’y attendais pas. À la longue, ça a pesé sur mon moral. J’étais sous le choc. Je pensais que ce serait vite oublié, que les gens reviendraient à l’ordre du jour… À un moment donné, il faut tourner la page.

N’était-ce pas naïf ?

D’ALBERTO : Je n’ai pas réalisé l’ampleur de ce qui se passait. Avant, je vivais dans ma bulle. Mon univers s’articulait autour de mes parents, de l’école, d’Anderlecht et de mes copains. Le reste ne m’intéressait pas. D’un coup, je me suis trouvé au centre de l’attention. Pourquoi étais-je tous les jours dans les journaux ? Pourquoi cette histoire traînait-elle ? Je me le demandais.

N’as-tu jamais éprouvé l’envie de crier que c’étaient des mensonges ?

D’ALBERTO : Crois-moi : on a écrit beaucoup de choses inexactes mais compte tenu du contexte, il valait mieux ne pas réagir. Je m’insufflais du courage :  » Laisse les gens parler.  » Mes proches savent ce qui s’est réellement passé.

Dans quelle mesure cet épisode a-t-il changé ta vision de la vie et du football ?

D’ALBERTO : J’ai perdu mon insouciance. Du jour au lendemain, j’ai dû me comporter en homme. Pendant ma jeunesse, je ne pensais qu’à faire la fête. Je ne comprenais pas qu’il fallait consentir certains sacrifices pour devenir footballeur professionnel. Donc, je voudrais adresser un message modeste aux jeunes :  » Laissez les autres festoyer. Vous n’avez pas besoin de ça pour être de bons footballeurs.  » On a le temps de se distraire quand on a lancé sa carrière.

Les jeunes pensent souvent qu’il ne peut rien leur arriver de grave. Te sentais-tu invulnérable ?

D’ALBERTO : Exactement. Nous nous prenions pour les kings de la Belgique.

Le football ne vous a pas apporté ce que vous en attendiez, sauf pour Junior ?

D’ALBERTO : Ce n’est quand même pas si mal ? Jordan est à la Lazio, Tortol en Turquie et ma carrière démarre. Les autres sont-ils contents de leur carrière ? Tu dois leur poser la question. De fait, nous rêvions tous de l’Angleterre – quand on est jeune, on a le droit de rêver de tout – mais nous ne savions pas que le football était si complexe. Quand on joue à Anderlecht, on s’imagine que tout coule de source. Quand j’ai été versé en Réserve, j’avais déjà mon agenda. Une année en Espoirs, casser la baraque en division 1 et obtenir un plantureux transfert à l’étranger. J’ai finalement passé quatre ans en Espoirs d’Anderlecht… Une éternité, en football. La réalité est impitoyable : un joueur sur cent réussit.

Anthony D'Alberto :
Anthony D’Alberto :  » Junior était notre leader. Il nous motivait et faisait ressortir le meilleur de nous-mêmes. « © CHRISTOPHE KETELS

 » Les clubs belges pensaient que j’étais cuit mentalement  »

Six mois après l’accident, tu es parti à Braga. Était-ce une manière de fuir tes problèmes ?

D’ALBERTO : Je voulais partir à l’étranger pour pouvoir repartir de zéro. Pour moi, il était essentiel de pouvoir jouer en tout anonymat. La vérité est d’ailleurs peu glorieuse : je n’ai pas reçu la moindre proposition d’un club belge de D1 ou de D2. Sinon, je serais certainement resté.

N’as-tu pas eu peur d’être hué dans certains stades belges ?

D’ALBERTO : Ça ne m’est jamais arrivé mais je pense qu’il en faudrait davantage pour me toucher. J’aurais pu me cacher mais quelques jours après l’accident, j’ai joué un match en Réserve, en sachant pertinemment que les gens le long de la ligne allaient ragoter. (Il hausse les épaules) Je suis assez fort mentalement pour le supporter. Je me suis accroché et je suis sorti du trou. Je n’étais pas seul. Ma famille ne m’a jamais abandonné. C’est elle qui a été le plus soulagée que Braga m’offre une issue.

Ne penses-tu pas que les clubs belges ont eu peur de t’engager à cause de ce qui venait de se passer ?

D’ALBERTO : Les clubs belges pensaient que j’étais cuit mentalement. À moins qu’ils n’aient pu payer mon indemnité de formation de 30.000 euros. Laisse-moi formuler ça autrement : ils ne voulaient pas investir cette somme dans un joueur qui n’avait encore jamais été repris dans le noyau A. Ça n’a pas l’air énorme mais je peux comprendre qu’un club ne veuille pas dépenser de l’argent pour un footballeur qui n’a encore rien prouvé. Je n’ai discuté qu’avec un seul club, le Beerschot-Wilrijk, qui évoluait alors en division 4. Si j’avais accepté, je jouerais peut-être en première division amateur maintenant.

Anderlecht t’a-t-il aidé à trouver un nouveau club ?

D’ALBERTO : Non. Mais ma situation était spéciale car je n’avais pas de contrat. Le Sporting n’allait pas gagner un euro et n’a donc pas gaspillé son énergie à me chercher un club. Pas de problème. Je ne lui en veux pas. Ça aurait peut-être été différent si j’avais eu un manager… Mais passer professionnel n’avait jamais été une obsession. Le football était synonyme de plaisir pour moi. Je vivais encore chez mes parents, à dix minutes à pied de Neerpede, et les primes de victoire que je touchais en Réserve me suffisaient. Je vivais au jour le jour.

N’es-tu pas devenu fou en voyant que d’autres gagnaient des dizaines de milliers d’euros par mois alors que tu n’en touchais que quelques centaines ?

D’ALBERTO : J’étais loin d’être le seul en Réserve à ne pas avoir de contrat. Tu n’en obtiens pas si tu n’es pas un Youri Tielemans ou un Romelu Lukaku. Peu importe que tu portes le maillot d’Anderlecht depuis dix ans. Il préfère consacrer son argent à transférer des joueurs d’ailleurs. Dennis Praet gagnait beaucoup en jeunes. Parfois, je me demandais si le club n’aurait pas pu consacrer une partie de son salaire à me payer. Mais ça ne durait jamais longtemps. Je n’avais qu’à m’entraîner plus pour obtenir la même chose. Je ne suis pas d’un naturel envieux. J’étais surtout heureux qu’un coéquipier obtienne un contrat.

John Van den Brom croyait pourtant en toi ?

D’ALBERTO : J’ai cru que j’allais enfin signer mon premier contrat pro quand Van den Brom m’a emmené en stage d’hiver à Abu Dhabi. Après tout, j’étais quand même le capitaine de l’équipe B ? La direction m’a rapidement fait comprendre que je ne devais pas attendre de contrat. Deux mois après ce stage, l’entraîneur était dehors… Maintenant, à 23 ans, je suis prêt à m’établir en division 1. Ça a duré assez longtemps.

© CHRISTOPHE KETELS

Mi-italien avec du sang congolais

Son nom sonne italien mais il a grandi à Lubumbashi, au Congo. Pourtant, Anthony D’Alberto se sent profondément belge.  » Mon père biologique est italien, ma mère est mi-congolaise, mi-belge. Nous avons rejoint la Belgique quand j’avais six ans. Je suis retourné dans ma ville natale il y a trois ans, pour la première fois, à l’invitation de mon beau-père, qui vit au Congo et y dirige une entreprise. C’était très bizarre. Je m’attendais à mieux, sur base de mes souvenirs. Disons que ça n’a pas été ma plus belle expérience. Je m’amuserais mieux à Kinshasa.  »

Il a quelque peu perdu contact avec son père biologique, qui a pris un nouveau départ en Italie.  » Nous nous téléphonons quelques fois par an mais nous nous voyons rarement. Il n’a pas vu cinq de mes matches. Il est toutefois venu m’encourager avec sa famille quand je disputais le tournoi de Viareggio. Je me souviens aussi d’un match avec les U17 d’Anderlecht. J’avais été très mauvais mais d’après lui, j’avais disputé un match de classe mondiale. Il n’y connaît rien en football. (Rires)

Nous en restons à ces rencontres sporadiques. Nous avons opté pour des voies différentes dans la vie et ce n’est pas mauvais en soi. Je respecte les choix de mon père. Je n’ai donc aucune attache avec l’Italie, si ce n’est mon nom de famille. On ne m’a rien appris de la culture italienne. Je ne pourrais même pas me produire pour la Squadra Azzurra puisque j’ignore tout de ce pays. Je suis belge et congolais, rien d’autre. « 

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