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« Je veux gagner une étape de montagne pour Bjorg »

Samedi, Harm Vanhoucke (22 ans) prendra le départ de la Vuelta, son premier grand Tour. Bjorg Lambrecht, avec qui il est passé de l’équipe espoirs à l’équipe pro de Lotto-Soudal, ne sera malheureusement pas à ses côtés : il a trouvé la mort au Tour de Pologne. Dans un courageux monologue, Vanhoucke raconte comment il a vécu cette perte incommensurable.

Harm Vanhoucke: Bjorg et moi, nous étions les deux mêmes : deux grimpeurs légers nés sur un vélo. On était toujours de bonne humeur et motivés mais aussi désordonnés et distraits. Avant la première étape du Tour de Pologne, j’avais oublié mes dossards à l’hôtel. Les organisateurs ne m’en ont fourni de nouveaux que quelques minutes avant le départ. Comme mon maillot était difficile à enlever, Bjorg m’a aidé à les accrocher en toute hâte. Encore un peu, on ratait le départ. Ça m’a fait rigoler : « Merci, tu peux encore faire ça pour moi ».

J’ai décidé de puiser de l’énergie dans ce drame, de vivre encore plus pour mon métier.  » Harm Vanhoucke

Je n’aurais jamais osé imaginer que ça allait être la dernière fois… Que dix jours plus tard, à l’enterrement, je porterais son cercueil. Que j’aurais un jour une photo de lui et moi dans mon salon. Elle a été prise au départ du Tour de Pologne. On était insouciant, on rigolait… Je vais garder les épingles de sûreté du maillot que je portais lors de l’étape neutralisée en souvenir de mon compagnon de route, de mon ami. »

 » C’était fusionnel entre Bjorg et moi  »

 » J’ai connu Bjorg alors qu’on était juniors deuxième année, en 2015, l’année où il a éclaté. Il a été champion de Belgique à Libramont, a remporté la course de côte de Harzé dont j’ai terminé troisième à quatre minutes. À l’époque, déjà, on disait que ce n’était pas un coureur comme les autres et ça se voyait. Il roulait encore pour Avia tandis que je portais le maillot de Young Cycling Team. On était donc adversaires. Ça a changé lorsqu’on s’est retrouvés pour la première fois en équipe nationale, à l’occasion du GP Patton au Luxembourg, et surtout à l’Oberösterreich Juniorenrundfahrt. Là, on était confrontés aux meilleurs coureurs étrangers et on a décidé de collaborer. On allait de toute façon se retrouver ensemble dans l’équipe espoirs de Lotto. Un homme était trop fort pour nous : le Russe Pavel Sivakov, vainqueur du Tour de Pologne, où Bjorg a chuté. Ça me fait drôle de voir le résultat de l’époque : 1. Sivakov, 2. Lambrecht, 3. Vanhoucke.

Dans l’équipe U23 de Lotto-Soudal, c’est vraiment devenu fusionnel entre Bjorg et moi. Dans les courses à étapes, on était inséparables. On avait une tactique : si Bjorg s’échappait, je coupais le rythme et inversement. Lorsque j’attaquais en compagnie d’autres coureurs, je pouvais refuser de coopérer car j’avais une excuse : Bjorg était rapide et il était dans le groupe des poursuivants. Ça m’a permis de gagner quelques belles courses comme la Flèche Ardennaise, le Piccolo Tour de Lombardie, une étape du Tour de Savoie Mont Blanc le jour de mon anniversaire. À chaque fois, Bjorg était aussi content que moi. Après l’arrivée, il me prenait dans ses bras. C’était sincère, on ne peut pas faire semblant dans ces cas-là.

Dans d’autres courses, je n’avais aucune difficulté à me sacrifier pour lui. Comme au Tour de l’Isard, où Bjorg risquait de perdre son maillot de leader parce qu’un groupe d’échappés avait pris une avance trop importante. Ce jour-là, j’ai roulé à bloc en tête du peloton pendant toute l’étape. Il a fini par gagner ce tour alors qu’il était première année espoir, ce qui n’était arrivé que très rarement. L’année suivante, en 2017, il est tombé sur deux super-talents : Sivakov au Tour de l’Isard et au Giro della Valle d’Aosta et Egan Bernal au Tour de Savoie Mont Blanc et au Tour de l’Avenir. Les quatre fois, il a terminé deuxième. À la fin, on l’appelait  » le Petit Poulidor  » mais ça le faisait rigoler.

Je n’avais aucune difficulté à reconnaître qu’il était meilleur que moi. Surtout dans les cols à fort pourcentage des Pyrénées et dans les petites côtes, où son explosivité faisait la différence. Je savais que, chez les pros, il gagnerait plus de courses. Il en rêvait. Pas tellement du Tour ou du Giro mais des classiques ardennaises. Son modèle, c’était Alejandro Valverde, un coureur du même type que lui. »

 » Il était toujours de bonne humeur  »

 » Ces deux années en espoirs, c’était le bon temps. On s’amusait énormément et pas seulement à vélo. Il mettait l’ambiance dans l’équipe, jouait les DJ dans nos chambres ou dans le bus en mettant du hard rock à fond (il sourit). Il était encore plus distrait que moi : combien de fois n’a-t-il pas perdu son GSM ? Combien de fois un soigneur n’a-t-il pas dû retourner à l’hôtel pour aller chercher son casque ou ses chaussures… Elles étaient enfouies quelque part dans notre chambre où régnait un chaos pas possible. Pour Bjorg, ça n’avait pas d’importance. Au Tour d’Aoste, il s’est rasé les jambes dans la rue, juste avant le départ. Et seulement parce qu’on avait insisté : Allez Bjorg, tes poils !(il sourit)

On arrivait souvent en retard. Même lors de notre tout premier entraînement avec Lotto-Soudal, en stage. On s’était pourtant dépêchés mais on est arrivés deux minutes en retard. André Greipel et les autres ne rigolaient pas. Ils nous ont dit que, la prochaine fois, il ne nous attendraient pas. Avec sa nonchalance, Bjorg se faisait parfois gronder mais personne ne pouvait réellement être fâché sur lui. Parce qu’il était affable, gentil, doux, toujours de bonne humeur. Il croquait la vie à pleines dents, à vélo comme à la ville.

En 2018, on a été séparés pour la première fois. Bjorg est devenu pro en janvier et je ne l’ai été qu’en juillet. Ça a été une période difficile pour moi. J’étais sûr d’avoir un contrat mais je voulais à tout prix faire mes preuves. Je m’entraînais trop, je mangeais trop peu, j’avais des carences et j’ai dû prendre trois mois de repos. Bjorg m’a souvent remonté le moral par message. Ça a aussi été le cas lors de notre toute première course lorsqu’on a été réunis, au Tour de Pologne, pour mes débuts chez les pros. Il a terminé 18e mais a beaucoup souffert. Chaque soir, il me rendait confiance, même si ça lui faisait mal de constater que, chez les grands, il ne luttait plus à chaque fois pour la victoire.

Vanhoucke à propos de Lambrecht :
Vanhoucke à propos de Lambrecht : « Personne ne pouvait réellement être fâché sur lui. Il croquait la vie à pleines dents ».© PG

N’empêche qu’avec une victoire d’étape au Tour des Fjords, des places d’honneur à la Vuelta et dans les classiques accidentées ( 5e à la Flèche Brabançonne, 6e à l’Amstel, 4e à la Flèche Wallonne, ndlr), il s’approchait bien plus rapidement que moi du top mondial. Je n’étais pas du tout jaloux et je savais que tout le monde n’éclate pas aussi vite que Bernal mais j’avais du mal à l’accepter. D’autant que j’avais toujours un retour de manivelle : après un bon Tour de Romandie, où j’avais participé deux fois aux échappées, j’avais terminé 15e de la première étape du Dauphiné, très difficile. Avec les meilleurs. Un peu plus tard dans la semaine, toutefois, j’ai dû abandonner en raison d’un refroidissement. J’avais de la fièvre. Là encore, Bjorg m’a soutenu : Ton heure viendra, m’avait-il dit à l’hôtel avant le championnat de Belgique. Il avait ajouté qu’un jour, on ferait encore à la course en tête dans les cols, comme en espoirs. »

 » J’ai voulu faire demi-tour  »

 » On s’est retrouvés au Tour de Pologne. Pour la première fois, on ne partageait pas la même chambre. Notre directeur sportif, Mario Aerts avait mis Bjorg dans la même chambre que Sander Armée car ils devaient dormir ensemble à la Vuelta. Ça me faisait bizarre mais aujourd’hui, je me dis que c’était peut-être mieux comme ça. Dans le bus, on était assis l’un à côté de l’autre et Bjorg rigolait, comme d’habitude. J’avais quand même remarqué qu’il était un peu stressé : il avait quelques étapes qui arrivaient en côte dans le viseur.

C’est de ça qu’on parlait à l’arrière du peloton, dans les trente premiers kilomètres de la troisième étape. Comme ça devait être une étape calme, après m’être arrêté pour uriner, j’ai décidé de rester derrière, à l’aise. Bjorg, lui, s’est placé, il a avancé. Puis il s’est mis à pleuvoir et je suis allé chercher une veste. Mais la pluie a rapidement cessé et Mario Aerts nous a dit : Le soleil brille, profitez de la course, les gars !

Un peu plus tard, cependant, la pluie est revenue et le vent s’est levé. Le peloton s’est déporté sur la gauche, comme pour faire une bordure. Bjorg était quelques dizaines de mètres devant moi, à côté d’un équipier. Je le voyais. Je restais derrière car il ne semblait pas y avoir beaucoup de danger. C’était une ligne droite mais il y avait des lignes réfléchissantes sur les côtés. J’en ai touché une avec ma roue arrière et j’ai glissé. Je me suis dit : ces lignes sont hyper glissantes, il va y avoir des chutes.

Moins d’une minute plus tard, j’ai vu un vélo dans le fossé, la roue arrière en l’air. Je suis passé devant et j’ai vu Bjorg en position très bizarre. Je suppose qu’il a touché une ligne, qu’il a perdu le contrôle de son guidon et qu’il a été propulsé dans le fossé. Quand je l’ai vu, j’ai tout de suite pensé qu’il s’était brisé la nuque. J’ai appelé Mario Aerts dans l’oreillette et je lui ai dit qu’il devait s’arrêter.

J’ai voulu faire demi-tour aussi mais Jelle Wallays m’a poussé dans le dos et m’a dit : Roule, Harm, on ne peut rien faire. Lui aussi avait vu que c’était sérieux. Mais on n’osait pas penser que… D’autant que, dans un premier temps, Kevin De Weert, le directeur sportif adjoint, nous a dit que Bjorg était dans un état stable. Mais à 30 km de l’arrivée -Bjorg n’était pas encore décédé, Kevin nous a dit : Les gars, veillez à rentrer sains et saufs, on verra ce qu’on fait demain. J’ai trouvé ça bizarre : pourquoi disait-il ça ?

Après l’arrivée, je l’ai vu parler à notre ostéopathe et celui-ci s’est pris la tête dans les mains. Là, j’ai compris que c’était grave. Dans le bus, Kevin nous a annoncé la terrible nouvelle. Je n’arrivais même pas à pleurer, j’étais sous le choc. Le soir, quand j’ai appelé ma copine, j’arrivais à peine à parler. J’ai juste répété dix fois : Je l’ai vu couché, je l’ai vu couché… À table, avec l’équipe, dans une salle séparée de l’hôtel, on aurait entendu une mouche voler. Tout le monde était abattu par le chagrin. »

 » Cette image de Bjorg couché dans le fossé  »

 » Je n’ai pu exprimer mes émotions que le lendemain matin, lorsqu’on a quitté l’hôtel pour le départ et que j’ai roulé vers le podium. À deux reprises, j’ai éclaté en sanglots. Ce furent les moments les plus difficiles, tout comme la minute de silence avant le départ : Bjorg n’était pas à côté de moi dans le bus, ni sur le vélo.

Pendant les 90 premières minutes de cette étape neutralisée, j’ai roulé en tête du peloton, aux côtés de mes équipiers. Sur pilote automatique, je n’ai pas dit un mot. Jusqu’au kilomètre 48, celui où Bjorg était tombé la veille. Après une nouvelle minute de silence, les autres équipes ont pris le relais et on a roulé derrière. De nombreux collègues nous ont dit un petit mot. J’ai longtemps parlé avec Bernhard Eisel(un coureur autrichien âgé de 38 ans et membre de la commission des athlètes de l’UCI, ndlr). On a parlé de sa retraite qui approche, de Bjorg… Ça m’a aidé à remettre de l’ordre dans mes idées.

À l’hôtel, après une arrivée placée sous le signe de l’émotion, on a parlé avec Erik Le Soir, un psychologue venu de Belgique. Il nous a dit que le mieux serait de rester ensemble et de poursuivre la course, afin de faire notre deuil ensemble. C’est aussi ce que Britt, la soeur de Bjorg, m’a dit dans un message : c’est ce que Bjorg aurait souhaité. Mais c’était très difficile car je ne parvenais pas à me défaire de cette image de Bjorg couché dans le fossé. J’ai parlé individuellement au psychologue et il m’a conseillé de repenser à une autre image, plus positive. Celle de Bjorg qui rigolait, qui attachait mon dossard, qui jouait les DJ dans le bus…

Les étapes suivantes ont été particulièrement bizarres et difficiles. Lors de la première étape  » normale « , j’ai essayé de partir dans une échappée pour m’emparer du maillot de meilleur grimpeur mais on a été repris. Après, j’ai éprouvé beaucoup de difficultés à passer à autre chose. J’étais épuisé. Mentalement et physiquement. Et je n’allais sûrement pas prendre des risques idiots pour me placer avant une ascension. »

 » Bjorg m’aidera  »

 » Le vendredi soir, on est rentré en Belgique. Je ne suis arrivé à la maison qu’à 2h30 du matin. J’étais épuisé mais pas moyen de fermer l’oeil. Ça a été ma plus mauvaise nuit. La course était finie et je réalisais de plus en plus que Bjorg… Le lendemain, je suis allé à Lille avec ma copine et le soir, on est allé manger pour tenter d’oublier tout ça.

Le dimanche, je suis allé au funérarium. Je tenais à dire adieu à Bjorg, à le revoir une dernière fois. Je ne voulais pas rester sur cette image de lui dans le fossé. Je me suis assis sur une chaise et, pendant dix minutes, je l’ai regardé. Je ne comprenais pas. Je regardais son corps sans vie, il ne souriait plus. C’était tellement invraisemblable. À l’enterrement, le mardi, j’ai porté son cercueil. Je n’avais jamais rien fait d’aussi difficile…

Heureusement, je me sentais un peu mieux lorsque je suis allé m’entraîner la veille et le lendemain des funérailles. C’était mieux que de rester chez moi à ne rien faire. J’ai décidé de puiser de l’énergie dans ce drame, de vivre encore plus pour mon métier. Je me dis que, de là haut, Bjorg m’aidera. C’est ce que son père m’a écrit dans un SMS quand je lui ai présenté mes condoléances. Maintenant, je veux gagner une étape de montagne et pointer le doigt vers le ciel à l’arrivée. Vers Bjorg… Je suis sûr que, là aussi, il mettra la musique à fond. Avec son sourire caractéristique, celui que je garderai pour toujours au fond de ma mémoire. »

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