» JE VEUX ÉGALER TOM BOONEN « 

 » Monumentallemand « , a écrit L’Equipe quand John Degenkolb est devenu le troisième coureur à enlever, la même année, Milan-Sanremo et Paris-Roubaix. Dans un entretien exclusif, il nous confie ne pas vouloir en rester là.

Le coeur historique de Francfort s’est mis à l’heure de Noël. Son marché, fondé en 1393, est un des plus anciens et des plus grands. En gentleman accompli, JohnDegenkolb (26 ans) nous pilote et va chercher lui-même trois vins chauds, qu’il paie de sa poche.  » En fait, je préfère le gin-tonic mais au marché de Noël, je me mets dans l’ambiance. Ceci dit, à partir du 1er janvier, je ne bois plus d’alcool. Et puis, je viens de m’entraîner cinq heures, j’ai donc bien mérité ce petit verre.  »

S’il juge les marchés de Noël trop commerciaux, il ne raterait pour rien au monde la Noël, sacro-sainte en Allemagne. Il la fête en Bavière, avec sa famille et celle de Laura, sa femme.  » Certains coureurs restent en Espagne mais c’est hors de question. Je peux m’entraîner ici, même s’il neige : ski de fond, course, VTT… Ça change du cyclisme.  »

Le coureur Giant-Alpecin a troqué la tranquillité d’Erfurt pour un appartement au centre de Francfort, il y a deux ans et demi, et va encore déménager.  » Nous habitons au cinquième étage, sans ascenseur. Ce n’est pas un problème pour moi mais quand Laura doit porter notre fils jusqu’au-dessus… Nous avons acquis un logement plus vaste, dans le massif du Taunus. Ce n’est pas loin du centre, tout en étant un point de départ idéal pour mes entraînements.  »

L’homme n’a jamais envisagé de déménager en Suisse ou à Monaco, des pays au régime fiscal très intéressant.  » Laura est de Francfort, elle organise le Rund um den Finanzplatz Eschborn, sa famille vit ici et elle n’est pas absente 200 jours par an comme moi. Je paie beaucoup d’impôts mais l’argent n’est pas tout dans la vie. J’ai besoin de me sentir chez moi, proche de mes amis et de ma famille. Ça me permet d’oublier un peu le cyclisme.  »

Il y parvient encore mieux depuis la naissance de Leo Robert au début de l’année.  » Gagner deux classiques, c’est fantastique, mais ce n’est rien comparé à la joie d’avoir vu naître mon fils, de le voir rire, faire ses premiers pas. Je commence à relativiser les choses. Avant, je pouvais être furieux après une défaite, au point de jeter mon casque à terre. Je reste impulsif mais je ne ressasse plus ma déception pendant deux jours. Je me dis que je ferai mieux la prochaine fois. D’un autre côté, Leo Robert accroît ma motivation : je ne roule plus seulement pour moi.  »

REPOS AUX BAHAMAS

A l’issue du Mondial de Richmond et d’une saison prolifique, Degenkolb a pris des vacances, en famille.  » Je voulais absolument visiter New York, qui n’est pas loin de Richmond. Nous y sommes restés trois jours avant de passer deux semaines aux Bahamas. J’ai coupé mon gsm pour me reposer et jouer sur la plage.  »

Une rencontre inattendue l’a empêché d’oublier complètement le cyclisme.  » Des problèmes de vols ont contraint la compagnie aérienne à me faire passer une nuit dans un hôtel à Nassau, la capitale des Bahamas. Et qui ai-je vu dans le lobby ? Alexander Kristoff et sa famille ! Nous savions que nous allions tous les deux aux Bahamas mais de là à loger dans le même hôtel… Enfin, rencontrer mon grand rival en dehors des courses était intéressant. Nos femmes s’entendent d’ailleurs très bien.  »

L’Allemand a boudé son vélo quatre semaines. Il l’a réenfourché fin octobre, au Japon, pour le critérium de Saitama, avec Chris Froome et Cie.  » J’ai gagné mais j’ai souffert, après cette longue pause. Je n’imaginais pas que le cyclisme était aussi populaire là-bas. Les Japonaises m’ont acclamé comme si j’étais un chanteur pop.  »

Il n’en a pas l’habitude. Nul ne l’aborde au marché de Noël.  » Tom Boonen ne peut pas se balader aussi tranquillement à Anvers, hein ? Je pense que même moi, je serais reconnu plus souvent en Belgique. Mais cet anonymat me convient : je peux sortir avec des copains sans que ça soit étalé dans le journal du lendemain. J’ai quand même changé de numéro de gsm car les journalistes m’appelaient de plus en plus souvent directement. Le problème, c’est que la compagnie a attribué mon ancien numéro à une jeune fille qui a reçu des centaines de sms après ma victoire à Sanremo !  »

Le dopage a terni l’aura du cyclisme en Allemagne.  » Mais ça va mieux. L’ARD retransmet à nouveau le Tour, qui partira de Düsseldorf. Nous avons retrouvé un grand sponsor, Alpecin, et il y a de plus en plus de cyclotouristes. Toutefois, la perception reste négative. Un exemple ? Le conseil communal de Düsseldorf s’est prononcé en faveur du Tour à 40 voix contre 39. Une conversation avec une fleuriste, cet été, m’a fait un choc. Quand je lui ai dit que j’étais coureur professionnel, elle m’a demandé si je subissais des transfusions sanguines. Ces accusations sont embêtantes mais j’essaie d’y répondre. J’ai expliqué je ne sais combien de fois que nous subissions de nombreux contrôles, où que nous soyons.  »

SEAN KELLY, LE MODÈLE

Heureusement, tout le monde ne porte pas le même regard accusateur sur le cyclisme, et surtout pas à la boutique B74 Selected Goods, où nous poursuivons l’interview. Les propriétaires, Kami, et sa femme, Iris, sont des amis de Degenkolb, comme le vendeur Kristos. Ils fournissent les jeans, les chemises et les vestes en cuir du coureur.  » Des marques peu connues mais de grande qualité. J’aime la décoration rétro de la boutique, avec ce vélo de course des années 80, restauré avec des pièces d’origine.  »

Degenkolb est vraiment passionné de cyclisme. Il s’est plongé dans son histoire.  » J’ai lu des ouvrages sur le Tour de France, le Tour des Flandres, j’ai visité le Centre du Ronde et je regarde souvent des séquences YouTube, notamment celles mettant en scène Sean Kelly, qui a gagné Milan-Sanremo et Paris-Roubaix la même année, comme moi (en 1986,Cyrille Van Hauwaert ayant réussi l’exploit en 1908, ndlr). C’était un fameux coureur. Un bon sprinter mais aussi un coureur agressif, offensif.  »

Degenkolb voudrait figurer dans la lignée des meilleurs spécialistes des classiques, à la fin de sa carrière.  » A long terme, je veux être un champion de l’envergure de Tom Boonen et Fabian Cancellara. Figurer au sommet pendant dix ans, malgré sa poisse, c’est fantastique. J’aime me concentrer sur une journée spécifique pendant des mois pour libérer toute mon énergie le jour J. C’est sans doute mon principal talent. Ça implique une fameuse pression car je n’ai que trois véritables occasions au printemps : Sanremo, le Ronde et Roubaix.  »

Il a dû apprendre à gérer ce stress.  » Je me rappelle mes premiers « Rondes », le départ à Bruges, devant la foule, présente tout au long du parcours. Il y a de quoi être nerveux. Je le suis toujours, mais sainement. Je suis même décontracté dans mes finales. C’est la clef de mes succès : j’ai senti le moment où je devais y aller. Je n’ai jamais paniqué, même quand j’ai été enfermé à Sanremo ni quand deux Belges, Greg Van Avermaet et Yves Lampaert, me devançaient à Roubaix. J’ai pris ça comme un jeu et j’ai suivi mon instinct.  »

Il avait affûté son instinct de killer durant le stage hivernal.  » Nous avons fait des courses de vingt kilomètres, à huit. Ça nous a appris à décider d’une tactique sans coéquipiers ni train de sprint, à patienter jusqu’à ce qu’un autre refasse notre retard, jusqu’au bon moment. Encore faut-il que les jambes suivent, évidemment.  »

REVANCHE SUR LA VIA ROMA

Ce fut le cas, au printemps.  » En 2012, à 23 ans, j’ai terminé cinquième de mon premier Sanremo. J’ai compris que j’avais assez de talent pour enlever un monument mais que je devais travailler davantage.  » Trois ans plus tard, son rêve était accompli.  » Je n’ai jamais eu un kick pareil. L’adrénaline, l’agitation générale, tous ces photographes. J’ai également savouré le tour d’honneur sur la piste de Roubaix mais Sanremo a été plus spécial car j’ai pris conscience d’avoir accompli un pas gigantesque, dans une course qui avait été la pire déception de ma carrière un an plus tôt, avec cette bête crevaison juste avant le Poggio. Je m’étais rongé les sangs trois jours puis ma femme m’avait aidé à me trouver un autre objectif. Une semaine plus tard, je gagnais Gand-Wevelgem…  »

Sa revanche prise sur la Via Roma, l’Allemand a réservé le Hard Rock Café de Nice pour fêter sa victoire avec son équipe. Car Degenkolb est aussi un leader né, qui considère ses valets comme ses égaux.  » Je les ai aussi invités avant la course de Francfort. Une soirée comme ça a plus de valeur qu’un cadeau cher, on s’en souvient longtemps. Un remerciement doit être personnel, sincère, il doit venir du coeur. C’est pour ça que mes coéquipiers se démènent pour moi. Même dans la dernière étape de la Vuelta, alors que j’avais déjà été battu quatre fois au sprint et un jour après avoir fichu en l’air la victoire finale de Tom Dumoulin. La cinquième fois a été la bonne, grâce à un parfait lead-out.  »

Ce succès à la Vuelta n’a pas effacé la frustration de l’été : au Tour, Degenkolb a collecté cinq accessits et il a terminé 25e du Mondial.  » Je n’étais pas considéré comme un favori au printemps mais mon statut a changé et je suis devenu le leader au Tour, suite à l’absence de Marcel Kittel, puis au Mondial. Cette pression m’a fait perdre mon calme. J’ai été trop offensif au Mondial. J’aurais dû attendre que PeterSagan place son attaque au lieu d’accompagner Zdenek Stybar dans l’avant-dernière côte. C’est une leçon. Je dois retrouver la décontraction qui m’a permis de gagner Sanremo et Roubaix. Je ne dois plus me sentir obligé de gagner.  »

Donc, le Francfortois tempère les espoirs des supporters et de la presse.  » Je reste très ambitieux. Je veux gagner une nouvelle classique et une étape du Tour mais ne vous attendez pas à ce que je gagne deux classiques chaque saison. Je dépends de tas de facteurs : la tactique, une crevaison, une chute, la forme de mes concurrents…  »

CLASH ENTRE ANCIENS ET MODERNES

Ils seront encore plus nombreux cette année. Ce sera le clash entre la nouvelle levée – Degenkolb, Kristoff, Sagan, Van Avermaet – et les anciens champions, Boonen et Cancellara. L’Allemand continue à se méfier de ceux-ci :  » Ils restent sur une année de poisse mais ils vont être super motivés pour leur dernière saison. Leur expérience et leur sens tactique peuvent compenser un éventuel manque de puissance. Tom et Fabian doivent rouler autrement : ils ne sont plus les totems autour desquels le monde tourne. Ils doivent tenir compte des jeunes.  »

Si Dege doit avancer un nom, c’est celui d’Alexander Kristoff. Pas de Sagan.  » Peter est meilleur dans les courses par étapes, quand il peut sprinter ou attaquer tous les jours, même en montagne. C’est terriblement difficile. Certes, il est champion du monde, ce qui constitue un fameux cap, mais il n’a pas encore réussi à gagner un monument. Ce sont des courses très différentes. Kristoff a déjà enlevé deux grandes classiques et avec son gros moteur, il est capable de tout. Il peut rouler en solo ou sprinter et plus vite que Sagan.  »

Quid de Greg Van Avermaet ?  » Il est tout près d’une grande victoire. Dans le passé, Greg a même été trop fort, ce qui l’a incité à attaquer trop tôt. Je pense au Ronde 2014, avec Stijn Vandenbergh. Il doit apprendre à patienter davantage, pour utiliser sa puissance dans les moments vraiment décisifs. C’est ce que j’ai appris cette année, en effet. Dans ces conditions, tout est possible, y compris pour Greg.  »

PAR JONAS CRETEUR À FRANCFORT – PHOTOS TIM DE WAELE

 » Pour les classiques, je crois davantage en Alexander Kristoff qu’en Peter Sagan.  » JOHN DEGENKOLB

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