© KOEN BAUTERS

 » JE NE SUIS PAS JALOUX DE GUARDIOLA « 

Une interview avec Georges Leekens (67 ans) reste une expérience particulière. On peut poser des questions, mais les réponses ne sont pas toujours celles que l’on attend. Même lorsque la conversation tourne autour des 30 ans de carrière de l’ancien sélectionneur des Diables Rouges.  » On ne doit pas toujours dire la vérité.  »

Il y a un peu plus de 30 ans, Georges Leekens débutait en D1 en tant que jeune entraîneur sur le banc du Cercle de Bruges. En 1984, la deuxième association de la Venise du Nord a pris le pari de miser sur l’ancien joueur du Club et ancien étudiant en kinésithérapie, alors âgé de 35 ans, qui venait de hisser Saint-Nicolas de D3 en D1. En 2016, Leekens est le dernier entraîneur de sa génération qui exerce toujours au plus haut niveau.

C’est avec un plaisir non dissimulé que le coach de Lokeren s’affirme comme le doyen de la corporation en Jupiler Pro League. Il n’est pas avare de compliments envers ses jeunes collègues et s’érige en apôtre du positivisme. Leekens :  » J’ai connu la plupart des entraîneurs actuels de D1 lorsqu’ils étaient joueurs. J’ai même lancé Hein Vanhaezebrouck comme assistant à Lokeren, en lui faisant comprendre qu’il n’avait plus vraiment d’avenir comme joueur. Mais je voue aussi un profond respect à un autodidacte commeFrancky Dury. Ce n’est pas pour rien que je l’ai engagé comme directeur technique de l’Union belge, autrefois. En peu de temps, il y a accompli un travail formidable.  »

Peut-on comparer le jeune Leekens avec celui d’aujourd’hui ?

GEORGES LEEKENS :  » A l’époque, on faisait tout soi-même, alors qu’aujourd’hui on délègue beaucoup plus. Chacun a sa spécialisation et on est plutôt le manager d’un staff élargi. J’ose prétendre que, sur ce plan-là, j’étais en avance sur mon temps. A l’époque déjà, j’étais très perfectionniste en matière d’encadrement de l’équipe : scouting, préparation physique, analyse vidéo, coaching mental… J’ai, par exemple, travaillé très tôt avec Lieven Maesschalck, que j’ai d’ailleurs fait venir en équipe nationale. Lorsqu’on est un jeune entraîneur, on pense qu’on peut changer le monde. Après le Cercle, je suis parti à Anderlecht. Je n’y suis resté que sept mois, mais ce furent peut-être les plus importants de ma carrière. J’ai débarqué dans un club habitué au succès et je voulais y imposer mes vues. Lorsque j’ai été licencié, j’étais très fâché. Quelques années plus tard, je suis retourné au Parc Astrid et Constant Vanden Stock m’a dit : ‘Ecoute, fieu, tu es le meilleur entraîneur que j’ai jamais eu, mais tu ne dois pas aller trop vite en besogne.’ Je voulais, en effet, transformer le club de l’intérieur. J’étais trop agressif. Ce fut une bonne leçon, je me suis calmé par la suite. Je suis devenu meilleur entraîneur que joueur.  »

LES CRITIQUES

Ces dernières années, en tout cas, vous n’avez pas été épargné par les critiques…

LEEKENS :  » Je ne les ai pas trouvé trop virulentes. On ne peut pas éviter les critiques, et je les accepte. Parfois, même, je les provoque. En réagissant cyniquement ou en éludant certaines questions. La plupart du temps, cela réussit.  »

Vos ‘90%’ en équipe nationale ont provoqué beaucoup de réactions, mais étrangement, vous avez continué à y faire référence, comme s’il s’agissait d’un petit jeu. Pourquoi ?

LEEKENS :  » De toute façon, si je n’en parlais pas moi-même, on me rappellerait cette déclaration, alors autant anticiper. Je n’ai pas dit n’importe quoi. Ces 90 % se basaient sur des faits : j’ai changé tout l’encadrement de l’équipe nationale. Déjà, lors de mon premier passage chez les Diables Rouges, lorsque nous avons disputé la Coupe du Monde en France, j’avais professionnalisé toute la structure de l’Union belge.  »

Le régisseur et compositeur australien Baz Luhrmann a un jour chanté : ‘Oubliez les critiques et ne retenez que les compliments. Si vous y parvenez, expliquez-moi comment vous faites.’ Vous semblez avoir trouvé la formule.

LEEKENS :  » Personne n’aime être critiqué, mais je suis fort mentalement. Les critiques affectent surtout mon entourage, mon épouse en souffre davantage que moi. Je sais comment le monde tourne, surtout lorsque les résultats ne suivent pas. Cependant, je laisse davantage transparaître mes émotions qu’autrefois. Je vis plus avec les joueurs. C’est dû en partie à des événements privés (la première femme de Leekens, Arlette, a été victime d’une hémorragie cérébrale en 1999, ndlr) et en partie aux expériences professionnelles vécues dans des pays dont la culture est différente de la nôtre. On apprend alors à réfléchir différemment, à avoir du respect pour chacun.  »

Le mot ‘respect’ revient souvent dans votre bouche, mais comment expliquez-vous la manière dont vous avez remplacé Bob Peeters à Lokeren l’an passé ? Il venait de gagner à Westerlo, mais le lendemain vous paradiez aux côtés du président Roger Lambrecht.

LEEKENS :  » J’ai réagi de façon très rationnelle. Je savais que j’allais endurer des critiques, mais celles-ci étaient injustifiées car je n’ai jamais remis en cause le travail de Bob. Si vous estimez que le timing n’était pas approprié, vous devez en parler avec ceux qui l’ont décidé. Moi, je voulais sauver Lokeren. Si cela avait été un autre club, j’aurais probablement accepté une proposition du Qatar. J’attache beaucoup d’importance à la confiance. J’ai confiance en moi, mais je fais aussi confiance aux autres. Ce n’est que de cette manière que l’on reçoit quelque chose en retour. Parfois, on est trahi, mais tant pis.  »

LES MÉDIAS

En parlant de confiance : était-il nécessaire de créer votre propre site internet sur lequel vous publiez des phrases comme ‘Builder ou ProbablythebestA-NationalTeamofBelgiumever’ ?

LEEKENS :  » Oui, parce que c’est la vérité. Pour être entraîneur, il ne suffit pas d’obtenir des résultats. Certains pensent peut-être que je me contentais de me rendre une fois par semaine au siège de la fédération, mais je faisais beaucoup plus que cela, et j’estime que j’étais en droit de le dire. Les gens qui s’occupent de ce site internet trouvaient l’idée opportune. J’ai créé un vrai team à l’Union belge, j’ai changé la philosophie avec Steven Martens. On est toujours enclin à critiquer les entraîneurs belges. Lorsque j’ai quitté les Diables Rouges pour partir à Bruges, j’en ai pris pour mon grade, mais lorsqueDick Advocaat a abandonné la Belgique pour aller en Russie, tout le monde a trouvé cela normal.  »

Vous êtes assez intelligent pour deviner quel genre de réactions ce genre de phrases allait provoquer…

LEEKENS :  » Je ne suis ni le meilleur, ni le plus beau, mais lorsque je réalise quelque chose, j’ai le droit de le faire savoir. J’ai écrit des livres sur les techniques de motivation et je donne souvent des conférences dans des grandes entreprises. Je suis enthousiaste et passionné, ce sont mes qualités.  »

Et manipuler les médias, c’est aussi l’une de vos qualités ?

LEEKENS :  » Les médias ne sont pas des ennemis. Nous nous servons mutuellement l’un de l’autre. Mais je reste correct, j’ai toujours traité les jeunes journalistes de la même manière que les anciens.  »

LE CYNISME DE MOURINHO

Dans une interview, vous avez un jour avoué être admiratif devant Vicente Del Bosque, toujours calme et respectueux, et devant José Mourinho, passé maître dans la provocation. Dans quelle tendance vous situez-vous ?

LEEKENS :  » J’apprécie le cynisme de Mourinho. Il sait parfaitement ce qu’il fait. Il donne aussi de la matière aux journalistes, ne l’oubliez pas. Mais parfois, il va trop loin. Lorsqu’il attaque un collègue, par exemple. Cela, je ne le ferai jamais.  »

Del Bosque doit laisser la place à une nouvelle génération : Antonio Conte, Pep Guardiola, Diego Simeone. Avez-vous été impressionné par la manière dont Conte a bluffé la Belgique lors du dernier EURO en France ?

LEEKENS : (il hausse les épaules)  » Jouer avec trois défenseurs centraux, ce n’est pas nouveau. Nous l’avons déjà fait avant lui. Mais Conte avait très bien analysé la Belgique. J’ai été plus déçu par la défaite contre le Pays de Galles, peut-être parce que nos esprits étaient déjà tournés vers une possible finale. Si les Diables Rouges veulent franchir un palier, ils doivent gagner quelque chose.  »

Après coup, on a beaucoup critiqué la tactique. Le consultant Jan Mulder estime, de son côté, que la seule tâche d’un sélectionneur pendant un tournoi est de garder tout le groupe en éveil. Qu’en pensez-vous ?

LEEKENS :  » Jan trouve toujours des explications à tout, mais il n’a jamais été entraîneur. On ne doit pas sous-estimer l’ampleur de la tâche. Faire en sorte que tout le groupe reste concerné, ce n’est pas si simple. Je ne dis pas que tous les joueurs doivent être contents, car ceux qui ne jouent pas sont forcément mécontents, mais il ne suffit pas de coucher une équipe sur papier. Soit dit en passant : je suis le seul sélectionneur qui n’a jamais été battu lors d’une Coupe du Monde… mais je n’ai jamais gagné non plus, je me dois de l’ajouter.  » (il rit)

Peut-on vraiment travailler tactiquement avec une équipe nationale ?

LEEKENS :  » Il faut surtout créer un groupe, c’est la priorité. Le reste, c’est de la littérature. Le temps est compté. Jadis, on optait surtout pour la complémentarité et la forme du moment, on disposait de moins de données. Je trouve aussi important d’avoir des discussions tactiques avec le groupe. Dans quel dispositif les joueurs se sentent-ils le plus à l’aise : une défense de zone ou un marquage individuel sur phase arrêtée ? Cette génération de Diables Rouges est très mature.  »

LA VÉRITÉ

Un journaliste néerlandais vous a un jour décrit comme le roi des ‘réprimandes qui ne blessent pas’. Jamais en public, mais le plus souvent directement.

LEEKENS :  » Je n’adresse jamais de réprimande en public, car chacun a sa fierté. Un jour, j’ai frappé furieusement du poing sur la table, mais c’était surtout théâtral. C’est pareil lorsqu’on arpente nerveusement la ligne de touche. Ce n’est pas mon style.  »

Hein Vanhaezebrouck ose attaquer ses joueurs dans les médias.

LEEKENS :  » Il doit peut-être gérer d’autres joueurs que moi. Lorsque j’adresse des critiques au groupe, je n’entrerai jamais dans les détails, mais en tête-à-tête je n’hésite pas. Je protège mes joueurs, mais ils doivent me rendre quelque chose en retour.

Que veut encore réaliser Georges Leekens ?

LEEKENS :  » Je n’éprouve plus le besoin de changer le monde. De toute façon, je sais aujourd’hui que je n’y parviendrai pas. Mais je veux encore éprouver du plaisir. Comme j’en ai eu lorsque nous nous sommes sauvés avec Lokeren, la saison dernière.

 » Ce qui me motive encore ? La perspective du lendemain. Je m’investis encore corps et âme. Aussi longtemps que je ressens du respect, je ne demande rien de plus. Je ne pense pas à arrêter. Je veux avancer et je mourrai probablement avec mes idées. Je trouve fantastique de pouvoir travailler avec des jeunes. Je n’ai plus rien à prouver. Et je ne suis pas jaloux de Guardiola, j’ai retiré le maximum de ma carrière.  »

Vous aimez encore trop vous retrouver sous les feux des projecteurs pour disparaître dans l’anonymat ?

LEEKENS (il soupire) :  » J’ai toujours été très social, j’étais déjà ainsi lorsque j’étais étudiant. Je ne deviendrai jamais un anonyme. Et je n’ai pas besoin de caméras pour être connu.  »

PAR MATTHIAS STOCKMANS – PHOTOS KOEN BAUTERS

 » Je n’éprouve plus le besoin de changer le monde. De toute façon, je sais aujourd’hui que je n’y parviendrai pas.  » – GEORGES LEEKENS

 » Ces 90 % se basaient sur des faits : j’ai changé tout l’encadrement de l’équipe nationale.  » – GEORGES LEEKENS

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire