» JE JOUE POUR VIVRE ET OFFRIR DES ÉMOTIONS « 

Il est peut-être le plus grand gardien de l’histoire du football. Ou le plus élégant. En tout cas l’un des plus titrés. Gianluigi Buffon, 38 ans, a tout vu, tout vécu : la splendeur du calcio puis sa crise, le triomphe d’une victoire en coupe du monde et la honte d’une élimination au premier tour, le passage de Ronaldo le Brésilien à Cristiano Ronaldo le Portugais. Quelles leçons en a-t-il tirées ? Alors que la fin de sa carrière avance à grands pas, le portier de la Juve dresse le bilan. De très haut.

Tu as démarré ta carrière professionnelle il y a plus de vingt ans, en 1995. À l’époque, tu étais le grand espoir international des gardiens de but. Aujourd’hui, la référence à ton poste s’appelle Manuel Neuer. Beaucoup disent qu’il a révolutionné la fonction, notamment par l’utilisation qu’il fait du jeu au pied. Qu’en penses-tu ?

GIANLUIGI BUFFON : Le jeu au pied a toujours fait partie des caractéristiques du gardien du but. Sincèrement, ce que fait Neuer aujourd’hui, c’est quelque chose que je connais très bien. Regardez les vieux matchs du Parme de Malesani, celui avec lequel nous avons gagné la coupe de l’UEFA, la coupe d’Italie et la supercoupe (en 1999, ndlr) : trois à quatre fois par match, je sortais de ma surface pour aller arrêter une action de l’adversaire. Il se trouve que j’ai toujours eu une prédisposition à jouer au pied, parce que quand j’étais jeune, avant d’être gardien, j’ai joué dans le champ. Mais surtout, c’est quelque chose qui a toujours été assez répandu en Italie. Au début des années 90, Francesco Mancini, le gardien de Zdenek Zeman à Foggia, ou Luca Marchegiani à la Lazio, jouaient eux aussi beaucoup en dehors de leur surface. Tout cela pour dire que pour moi, il n’y a là aucune nouveauté. La vraie nouveauté au poste de gardien de but, c’est le Barça qui l’a apportée. Et c’était il y a dix ans. Parce qu’à ce moment-là, le Barça a non seulement intégré le gardien dans l’équipe, mais il l’a intégré dans la phase de construction du jeu. Avant, un gardien qui sortait de sa surface comme je pouvais le faire, il le faisait pour interrompre une action adverse. Mais le Barça a ajouté quelque chose : désormais, le gardien n’est plus là pour interrompre une action, il est là pour l’initier.

Cette polyvalence ne touche pas seulement les gardiens de but, mais tous les joueurs. Aujourd’hui, l’attaquant doit savoir défendre, le défenseur doit savoir attaquer…

BUFFON : Je dirais que dans le foot actuel, soit tu es un phénomène – un vrai phénomène, hein – et alors tu peux te permettre le luxe de faire une course en moins, de t’économiser un peu plus que les autres. Parce que chaque fois que tu as la balle, tu fais la différence. Ça, c’est Lionel Messi, Cristiano Ronaldo, aussi Neymar ou Zlatan Ibrahimovic. Mais si tu n’es pas l’un de ces joueurs, si tu es un joueur faible, moyen, ou même juste fort, tu dois courir. Parce qu’avec l’exigence physique qui existe désormais, aucune équipe ne peut plus se permettre d’offrir un joueur aux adversaires. Quand j’ai démarré, on pouvait se permettre d’avoir un ou deux joueurs qui couraient moins. Maintenant, c’est terminé.

 » BAGGIO N’ÉTAIT PAS TECHNIQUEMENT INFÉRIEUR À MARADONA  »

Cela ne risque-t-il pas de faire disparaître une certaine race de joueurs plus fragiles ? Par exemple, Roberto Baggio nous racontait qu’il aurait été incapable de jouer aujourd’hui, qu’il n’aurait jamais eu la lucidité de marquer si avant de se retrouver devant le but, il avait dû presser un adversaire pendant cent mètres…

BUFFON : Mais Baggio était justement l’un de ces joueurs au-dessus. Je peux le dire, j’ai joué avec lui. Je ne sais pas si tout le monde en a bien conscience, mais Baggio n’était pas inférieur techniquement à Maradona. Et quand je dis ça, je ne dis pas une hérésie, je suis absolument certain de ce que j’affirme : Baggio était quelqu’un d’incroyable. Impressionnant. Techniquement, c’était un joueur divin. Peut-être, juste, avait-il moins de caractère, moins de personnalité que Maradona, car Maradona avait une personnalité débordante. Mais bref. Aujourd’hui, l’un comme l’autre seraient toujours aussi importants qu’ils l’ont été à leur époque, aussi parce qu’ils s’entraîneraient différemment, qu’ils seraient plus résistants à la fatigue. Les forts, ils trouvent toujours la façon de jouer.

Tu parlais d’autres gardiens italiens, comme Mancini ou Marchegiani. Pour toi, il y a une école italienne des gardiens de but ?

BUFFON : Elle s’est un peu perdue, mais oui. Pendant longtemps, il était très facile de reconnaître le gardien italien parmi tous les autres. Parce qu’il avait une technique subjective particulière que les autres n’avaient pas, qu’il avait un physique presque toujours très imposant… Je crois qu’il y a quinze ans, le gardien italien était celui en qui on pouvait avoir le plus confiance, plus confiance qu’envers les autres. Mais il y a toujours eu un petit détail qui a empêché, à mon avis, les gardiens italiens d’exprimer le maximum de leur potentiel : ce détail, c’est qu’en Italie, à la différence de tous les autres pays au monde, si un gardien fait cent arrêts et une erreur, on lui parlera toute la semaine de son erreur, en oubliant les arrêts, et on va le rendre fou. Ici, à partir du moment où tu fais une erreur, tout ce que tu as fait avant et tout ce que tu feras après ne compte plus. À l’étranger, ce n’est pas comme ça. Un gardien peut faire une, deux, trois, quatre, cinq, six erreurs, et continuer à jouer. Ce qui signifie qu’il peut engranger de la confiance et progresser de façon sereine. En Italie, ça n’existe pas. Si le gardien se trompe, il est fiché. Les quelques gardiens qui ont réussi ici à se maintenir au plus haut niveau sont vraiment très forts, y compris psychologiquement. Parce que c’est vraiment très dur. C’est une guerre des nerfs d’être gardien de but en Italie.

 » J’AI LA CHANCE D’AVOIR FAIT TRÈS PEU D’ERREURS DURANT MA CARRIÈRE  »

Toi, cela fait vingt ans que tu y arrives. Tu as un secret à faire partager ?

BUFFON : Le secret, c’est de faire très peu d’erreurs. Et dans ma carrière, j’en ai fait très peu. Voilà ce qui m’a permis de trouver de la continuité dans mes prestations et d’acquérir des certitudes. Et le résultat, c’est qu’aujourd’hui, lorsque je fais une erreur, je ne me laisse pas conditionner. Je me dis :  » Bon, c’est arrivé, j’ai fait une erreur. De temps en temps, ça m’arrive à moi aussi. « 

Tu dégages un énorme sentiment de confiance, y compris vis-à-vis de tes adversaires et de tes coéquipiers. Et pourtant, peu de gens le savent, mais tu as fait une dépression en 2003…

BUFFON : Un gardien de but, c’est la même chose qu’un journaliste ou qu’un chanteur : c’est un homme. Et comme tous les hommes, nous vivons la vie, et quand on vit la vie, ce sont des choses qui arrivent. Ce qui m’est arrivé est très banal. J’avais 25, 26 ans à l’époque, et de garçon, j’étais en train de devenir un homme. Ce sont des moments où tu réalises que tu dois laisser de côté l’insouciance, la joie et toutes les conneries que tu peux faire quand tu es un garçon. Tu réalises que désormais, tu dois proposer un autre type de vie, que tu ne peux plus te proposer aux autres de façon désinvolte, comme un adolescent. C’est ce passage d’un âge à un autre qui m’a fait traverser ce que j’ai traversé.

Comment t’en es-tu sorti ?

BUFFON : On m’avait proposé de prendre des médicaments. Mais j’ai réussi à surmonter cela sans y avoir recours. Si j’avais cédé, j’aurais créé, je pense, dans ma tête, une sorte de dépendance à quelque chose. Mais moi, je ne veux jamais être dépendant de rien, ni de personne. Pour cela, j’ai repoussé l’aide médicale, et j’ai cherché seul la voie de sortie.

 » LE TOURNANT, POUR MOI, C’EST LE MATCH CONTRE LE DANEMARK À L’EURO 2004  »

Et tu l’as trouvée comment ?

BUFFON : À l’époque, quand je jouais, j’avais les jambes qui se mettaient à trembler sans prévenir, à l’improviste. J’avais peur. Et ce qui me faisait le plus peur, c’était la perspective de l’Euro 2004, au Portugal, qui arrivait. Le premier match était contre le Danemark. J’avais très peur. Peur d’échouer. Quand on est le gardien d’une nation comme l’Italie… Je m’en souviens très bien : je ressentais une très grande angoisse. Et au contraire, ce match a été le tournant. Un peu par talent, et un peu par chance – parce qu’à certains moments, on a besoin de chance -, j’ai réussi à faire un très bon match. Je me souviens que j’ai fait des arrêts importants, et je me souviens de la décharge et des émotions que m’a apporté le fait d’effectuer ces arrêts. Et au coup de sifflet final, pour la première fois depuis cinq, six mois, je me suis rendu compte que je n’éprouvais plus de tremblements dans les jambes. Que je commençais à retrouver la force qui m’avait toujours accompagnée. C’était comme si je renaissais. C’est un match lors duquel on a fait 0-0. Un sale match. À la fin, tout le monde était énervé, sauf moi, parce que j’étais en train de comprendre que j’avais probablement résolu mon problème. Et j’ai arrêté d’avoir peur d’aller là où j’avais le plus peur d’aller.

À l’époque, tu avais parlé de cette dépression avec tes entraîneurs, tes coéquipiers ?

BUFFON : À certains, oui. Parce que dans ces moments, parler te fait aller mieux. Tu cherches le soutien, tu cherches un appui partout, chez tout le monde. Mais c’est vrai aussi, que… Tu sais, la frontière est subtile. Tu peux te permettre d’en parler avec quelques-uns, mais en même temps, tu dois continuer de livrer des prestations. Et si tu parles, mais que tes prestations sont moins bonnes, alors tout arrive : l’étiquette, la rumeur, le reste. Le risque est grand.

Le football, c’est un milieu où on n’a pas le droit d’être faillible ?

BUFFON : Ça dépend du moment où tu parles. Tu peux dire que tu as eu peur après, quand tu as déjà dépassé la chose. Mais pendant que tu vis ta peur… Tout de suite, on va dire :  » Il est fou ! On ne peut plus lui faire confiance ! «  Alors que c’est tout à fait normal, d’avoir peur. Ceux qui disent qu’ils n’ont jamais eu peur sont des menteurs. Dans la vie, on a toujours peur. D’ailleurs, j’ai peur encore aujourd’hui quand je joue certains matchs. Et j’ai 38 ans. Et j’ai des millions de certitudes. Mais j’ai encore peur. Et la chose que je préfère chez moi, c’est que je sais que j’ai peur, et que je veux affronter cette peur. C’est un défi. Il ne s’agit pas de ne pas avoir peur. Il s’agit d’éprouver de la peur, de le savoir et d’y aller pour triompher d’elle. C’est mon objectif.

Quelles sont les raisons qui font qu’à ton âge, tu joues encore ?

BUFFON : En premier lieu, je joue parce que j’aime jouer. Même si je n’ai plus la même passion que j’avais quand j’étais jeune, car au bout de tant d’années, il est normal que la passion diminue un peu. Mais disons que j’ai toujours ce plaisir du défi. Ensuite, je joue pour respecter la vie. Moi, ma qualité, ça a été d’être un gardien important. Et il est juste que j’exploite cette qualité tant que je peux le faire. Et enfin, je joue pour vivre des émotions, et pour offrir des émotions. Avec le supporter, nous avons une relation basée sur un transfert d’émotions réciproques. De mon côté, je lui transmets une émotion en faisant un arrêt, en allant chercher un résultat. Et de l’autre, quand je le regarde, je reçois aussi une émotion. C’est quelque chose d’extraordinaire. D’unique au monde. Je suis convaincu que quand j’arrêterai de jouer, je ne trouverai plus d’émotions comparables à celles que j’ai vécues en tant que footballeur. Je le sais d’ores et déjà. Mais je pense que je serai prêt à affronter cette réalité le moment venu.

 » JE NE VEUX PAS JOUER APRÈS 40 ANS  »

Tu as une idée précise du moment où tu vas t’arrêter ?

BUFFON : J’ai comme idée de finir cette saison, puis de faire encore deux saisons. Et après, basta. Voilà mon idée. Je ne veux pas jouer après 40 ans. En revanche, je veux arriver à 40 ans comme je suis maintenant.

Et ensuite, tu sais déjà ce que tu feras ?

BUFFON : Cela fait deux ans que j’ai en tête le type de parcours que je veux faire, oui. Je connais bien le monde du foot. Je crois que la vie que j’ai menée m’a apporté un bagage d’expérience important, et j’espère avoir quelque chose à transmettre aux autres. De cela, je suis certain. Mais de quelle façon ? Je ne le sais pas encore.

Il y a quelques années, tu as déclaré quelque chose de curieux : que cela te plairait d’être sélectionneur des Etats-Unis…

BUFFON : Je n’ai pas envie d’être entraîneur. Après trente ans de foot, l’idée de devoir faire encore toutes les mises au vert, franchement, non. Mais sélectionneur, je trouve que c’est un rôle très beau. Et il se trouve que je suis né ambitieux. Si je fais quelque chose, c’est avec l’idée que je peux arriver au plus haut. Si on m’enlève ça, j’arrête de vivre. Alors je suis enclin à regarder vers les nations qui ont un grand potentiel et une population nombreuse. Ce qui m’amène vers les Etats-Unis ou la Chine. Des nations qui ont du potentiel, avec qui il y aurait la possibilité d’effectuer un parcours de douze, treize ans, pour viser la victoire.

La politique, ça ne t’intéresserait pas ?

BUFFON : J’ai un problème : je crois que si l’on est réaliste, on s’aperçoit que changer les choses, sur le long terme, est très compliqué. Parce que changer veut dire devoir renoncer à quelque chose, signifie qu’il faut s’impliquer et faire des sacrifices. Pour changer, il faut travailler sur soi-même. Et au final, les gens ne veulent pas faire tout ça. Ils cherchent la meilleure solution pour eux-mêmes, y compris économique, ce qui est normal. Je ne peux pas critiquer ce type de choix. Mais du coup, tout discours général de valeurs, d’amélioration s’obscurcit. Mon Italie idéale est une Italie qui n’existe pas. C’est utopique de penser qu’il puisse y avoir de l’estime, de l’aide, la volonté de vouloir dépasser tous ensemble des moments de crise politique, économique, parce qu’au final, chacun place toujours son moi avant. Et je le comprends. Mais quand tu mets ton moi en avant, c’est la négation de l’altruisme. Et si tu nies l’altruisme, tu ne peux plus parler de nation, de peuple. Tu en restes au niveau de l’individu. Mais la vérité, c’est que ce n’est pas qu’en Italie que les choses se passent comme ça. Elles se passent comme ça partout.

 » JE SUIS SÛR QU’INFANTINO NE NOUS DÉCEVRA PAS  »

Récemment, tu as apporté ton soutien à Gianni Infantino dans la course à la présidentielle de la FIFA, une institution considérée comme très corrompue. Pourquoi te mouiller dans un truc comme ça ?

BUFFON : Parce que je connais Infantino comme homme. C’est un professionnel, en jambes, très préparé. Il a des idées novatrices qui pourraient donner un tournant positif au monde du football. En plus de ces idées, il a une intégrité morale très importante. Il m’a toujours inspiré confiance. Je suis content de lui avoir apporté mon soutien avant les élections, et je suis encore plus content qu’il ait gagné. Parce qu’il a une grande responsabilité, et il le sait. D’ailleurs, je lui ai envoyé un message pour lui dire que maintenant, la balle était entre ses mains.  » Je te fais confiance. On te fait confiance « . Et je suis sûr qu’il fera le maximum pour ne pas nous décevoir.

Quand tout sera fini, tu voudrais que les gens gardent quelle image de Gigi Buffon ?

BUFFON : J’aimerais qu’on se souvienne de moi pour ce que j’espère avoir fait de bon comme footballeur. Et aussi pour avoir été quelqu’un de bien. C’est très important, attention. J’en parlais avec un ami il y a quelques jours. Je disais que dans le monde actuel, les gens bien, les gens qui respectent les autres, sont souvent considérés comme des idiots ou comme des gens en dehors du monde. Et c’est quelque chose qui me dérange beaucoup. Parce que je crois que certaines valeurs doivent être encore prépondérantes et doivent être la base pour pouvoir améliorer la société en général. Tant que j’aurai cette capacité à être un instrument important de diffusion d’idées, je me battrai pour que tout cela émerge et puisse prendre force. Et puis, sinon, rien d’autre : qu’on se souvienne de moi comme quelqu’un de bien, et quelqu’un de correct. C’est tout.

PAR LUCAS DUVERNET-COPPOLA ET STÉPHANE RÉGY, À TURIN – PHOTOS BELGAIMAGE

 » Je sais que quand j’arrêterai de jouer, je ne trouverai plus d’émotions comparables à celles que j’ai vécues en tant que footballeur  » GIGI BUFFON

 » La vraie nouveauté à mon poste, c’est le Barça qui l’a apportée il y a dix ans. Avec le gardien comme premier relanceur.  » GIGI BUFFON

 » Etre gardien en Italie, c’est une guerre des nerfs perpétuelle.  » GIGI BUFFON

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