« Je décompte les jours »

Au Japon, il a compris que rien n’est plus important que la famille. Il ne s’est d’ailleurs exilé que pour l’argent.

Lorenzo Staelens sourit en relevant son courrier : « Ah, Sport/Foot Magazine. D’ici demain, je l’aurai lu de A à Z. Je n’ai rien d’autre à faire, à part téléphoner à ma femme et à mes enfants et regarder la télévision ».

L’île Kyusho aurait-elle perdu son charme au bout de cinq mois et demi? La ville portuaire d’Oita n’était-elle pas sûre et agréable, malgré ses 500.000 habitants et une industrie métallurgique florissante? Les Japonais ne sont-ils pas si agréables, les sushis ont-ils perdu leur goût et la viande a-t-elle été contaminée, comme en Europe? « A mon arrivée, tout semblait magnifique mais en fait, il n’y a pas grand-chose à faire », explique Staelens, dans le salon de son appartement. « Il n’y a pas de plage de sable ni de piscine en plein air. En revanche, il y a sept terrains de golf mais il faut être à deux pour y jouer. J’ignore pourquoi mais il m’arrive souvent de me poser des questions. Les Japonais, eux, ne s’en posent pas, ils obéissent aveuglément. Six jours par semaine, ils ne vivent que pour leur travail. Beaucoup jouent au flipper. Ça, ils adorent ».

Vous ne semblez pas admirer les Japonais?

Lorenzo Staelens : Vivre seulement pour son travail, ce n’est pas notre truc. Un Belge veut profiter de la vie aussi.

Cette différence de culture n’est-elle pas passionnante, justement, à condition de ne pas la vivre avec l’arrogance occidentale?

Ça ne m’intéresse pas. Je n’ai pas besoin de saisir tout ça pour vivre ici un an. En principe, on ne me verra plus beaucoup au Japon après cette saison.

Vous n’avez pas envie de vous imprégner de sagesse orientale?

Les Japonais peuvent nous en apprendre beaucoup en matière de convivialité et de calme.

Personne ne parlant anglais, vous aviez décidé d’apprendre le japonais…

Il n’en est rien sorti. J’étais motivé, j’avais acheté un livre mais… ça n’avançait pas assez vite. Je connais quelques mots. La prononciation n’est pas difficile, par contre, elle ressemble à l’accent flandrien (il rit).

Quels sont vos rapports avec vos coéquipiers?

Bonjour et bonsoir.

Comment vous exprimez-vous sur le terrain?

En anglais, surtout quand ils couvrent du mauvais côté! Quand je crie fucking shit, ils pigent! Je jure moins qu’au début. Je me suis calmé. Ces gars ne sont pas habitués à ça et ils se sentent humiliés. Finalement, c’est à moi de m’adapter.

Vous êtes-vous déjà demandé ce que vous faites ici?

Surtout quand je constate pour quel mauvais football j’ai abandonné ma famille, mais après cinq victoires de suite, je change d’avis. Le football est pareil partout: vous êtes heureux quand vous gagnez. Dans le cas contraire, vous vous attardez sur les aspects négatifs.

Avez-vous sous-estimé les effets de votre séparation familiale?

Certainement. Ma famille me manque énormément, surtout dans les moments creux. Les adieux sont chaque fois déchirants. Je pleure, ce qui m’arrivait rarement avant. Non, jamais de ma vie je n’ai autant pleuré que cette année. Même si nous savions à quoi nous nous exposions, c’est pénible. Nous avions convenu que ma famille me rejoindrait à chaque vacance mais après deux visites d’une semaine, nous avons changé d’avis : c’est trop fatigant pour les enfants. Après un voyage de seize ou dix-sept heures, ils dorment mal et à peine sont-ils habitués au décalage horaire qu’ils doivent rentrer. En Belgique, ils doivent retrouver leur rythme alors qu’ils vont à l’école. C’est difficile pour tout le monde mais j’ai toujours pris mes décisions en mon âme et conscience et il n’est pas question de faire marche arrière. Nous pouvons commencer le compte à rebours, puisque nous voilà à mi-chemin. Si je pouvais rejoindre ma famille une semaine fin juillet et début septembre, par exemple, je tiendrais le coup sans problème. Je ne manquerais que deux matches, qui plus est contre la lanterne rouge, qui n’a qu’un point.

Oita acceptera-t-il?

Il a le choix.

Il peut refuser?

Oui mais alors, je ne resterai pas jusqu’à la fin. J’estime qu’il ne faut pas perdre de vue l’équilibre familial. J’ai expliqué au club pourquoi mes enfants ne pouvaient plus me rendre visite. Si on me retient ici, je serai malheureux, je n’aurai plus de goût à rien. Mieux vaut donc qu’on me laisse partir pour recharger mes batteries, non?

Est-ce vraiment professionnel?

Selon moi, l’aspect humain prime. Il s’agit d’une situation extrême car auparavant, je n’ai jamais quitté mon domicile pour plus de quatre semaines lors d’une Coupe du Monde. Je peux tenir six, sept ou huit semaines, pas plus. D’ailleurs, les gens d’ici sont très compréhensifs. Je suis certain qu’ils vont m’autoriser à partir, à condition de ne pas me payer ces deux semaines, évidemment.

Vous pouvez résilier votre contrat chaque mois. Vous n’avez pas encore pensé partir définitivement?

Non, car je n’ai pas de billet (il rit). Oh, ça m’arrive mais ça ne dure pas. Seules une maladie ou une blessure grave pourraient me faire partir prématurément. C’est pareil si nous n’avons plus aucune chance d’accéder à la J1-League. Dans ces conditions, je ne vois pas pourquoi je devrais rester.

Vous n’avez jamais caché que vous aviez rejoint le Japon pour l’argent.

Je me suis déjà posé la question car je ne toucherai la totalité de la somme qu’en cas de promotion. L’aspect financier a été décisif dans mon choix mais en fin de compte, la famille et le côté sportif priment. Au bout d’un moment, on se dit que l’argent ne compte plus.

N’aviez-vous pas assez gagné pendant votre carrière?

J’ai commencé avec un contrat très modeste, qui a été un peu amélioré au cours de mes neuf saisons au Club Brugeois. Heureusement, j’ai obtenu un transfert lucratif à Anderlecht. Ce que je gagne ici est la cerise sur le gâteau mais ne suffit pas à assurer le reste de ma vie. Peut-être eût-il mieux valu que je gagne davantage durant l’ensemble de ma carrière, pour ne pas être obligé de passer par cette épreuve.

Outre votre vie familiale, vous avez dû renoncer à votre écharpe d’échevin à Menin et à votre travail de coordinateur des jeunes à Mouscron.

Pas avant d’avoir tout arrangé. Le SP a accepté. Mouscron a d’abord dit: -C’est maintenant ou jamais. Le Lendemain, il m’a retéléphoné pour me dire qu’après mûre réflexion, il pouvait patienter six mois.

Ne craignez-vous pas de perdre les prochaines élections, pour avoir préféré votre portefeuille à l’échevinat de la Juenesse et des Sports de Menin?

Je suis certain que 90% de mes électeurs auraient pris la même décision que moi. Le fait que je ne sois pas présent en chair et en os ne signifie pas que je ne m’occupe pas de ma commune ni qu’un vote en ma faveur est un suffrage perdu. Lors des cinq prochaines années, je m’investirai à fond, comme j’en ai l’habitude pour ce que j’aime, afin de convaincre les gens de ma compétence.

Vous avez la réputation d’avoir des principes. N’avez-vous pas quelque peu trahi cette image?

Avec la permission générale car je n’aurais pas accepté l’offre d’Oita si Mouscron et Menin n’avaient pas été d’accord.

Après huit heures de négociations sur un contrat de trente millions, vous avez déclaré: -Je dois encore faire supprimer les amendes pour les cartes rouges et jaunes. N’aviez-vous pas assez?

Si les discussions ont été aussi ardues, c’est parce que le Japon conserve beaucoup de principes, alors qu’en Belgique, nous n’en avons plus du tout. Chez nous, si quelque chose n’est pas couché sur papier, nous ne l’aurons pas, même si nous avons un accord verbal. Je voulais donc tout avoir sur papier: garantie bancaire, assurance d’être payé en cas de blessure, etc. A leurs yeux, ce n’était pas nécessaire car ces détails font partie d’une structure générale conçue par la J-League, comme je l’ai découvert depuis. Aucun problème ne peut surgir puisque les clubs doivent présenter un budget en ordre avant le début de chaque saison. Quant aux amendes pour cartes, elles sont décidées par deux observateurs de la J-League, présents à chaque match. Il y avait donc malentendu pendant les négociations, sans doute à cause des problèmes linguistiques.

Etes-vous obnibulé par l’argent, comme d’aucuns l’affirment?

Ce n’est pas incompréhensible. Ceux qui font du football leur profession veulent en retirer le plus possible. Quand vous voyez des jeunes gagner plus que vous ailleurs, vous vous demandez pourquoi vous devriez rester où vous êtes. C’est le sentiment qui prévaut parmi les joueurs.

Et si Oita monte et vous propose trente millions de plus pour rempiler une saison supplémentaire?

No way. C’est indiscutable. La montée me suffit. Ceci dit, ce n’est pas une idée stupide car Mouscron le craignait aussi. Une clause de mon contrat prévoit d’ailleurs que je lui dois une indemnité de plusieurs millions si je ne respecte pas nos conventions. Le club m’a dit: -On ne sait jamais. Si tout se passe bien au Japon, que tu t’y plais et qu’on t’offre soixante, quatre-vingt ou cent millions pour rempiler… Mais je le répète : Mouscron ne doit pas s’inquiéter.

Le lendemain, à onze heures trente, quand Lorenzo Stalens quitte le terrain du River Park Inukai, le complexe d’entraînement d’Oita, sis dans une vallée qui rappelle les Ardennes, le thermomètre affiche 34°. Après un bref repas et une demi-heure de route, il nous fait visiter l’ Oita Spopark 21, dont seule la partie destinée à la Coupe du Monde 2002 est prête. De loin, Big Eye ressemble à un vaisseau spatial. Il a coûté 15 milliards et peut accueillir 44.000 spectateurs. « Nous devons faire attention de ne pas regarder les ralentis alors que le jeu a repris », explique Lorenzo en montrant l’écran géant, derrière le but.

Oita existe depuis sept ans. Il appartient à l’entreprise de peinture Painthouse. Il a un budget de 800 millions et de grandes ambitions mais il n’est pas aussi professionnel qu’il en a l’air, comme l’a remarqué Staelens. « Par exemple, chez nous, il n’y a pas un seul club pro qui oblige ses joueurs à ramener leur linge sale à la maison et à le laver eux-mêmes. Ou, parfois, quand nous affrontons une équipe universitaire, nous devons nous changer sur le terrain, faute de vestiaires. Autre exemple: le premier mois, nous devions prendre notre douche à la maison. Mais enfin, en Belgique, nous sommes habitués à recevoir nos vêtements lavés et repassés, nos souliers cirés. Ici, nous le faisons nous-mêmes et ça va aussi ».

Comment vit le groupe?

Le football a beau être un sport collectif, on ne le sent guère. Si deux hommes félicitent l’auteur d’un but, c’est beaucoup. Etre premier ou pas n’a pas d’influence sur l’ambiance. On n’organise jamais de repas, on ne va jamais boire un verre ensemble après un match. Chacun va de son côté. Il n’y a pas de salle des joueurs. Après les matches, les femmes attendent leur mari en bas et retournent à la maison avec lui. Les Japonais ont l’esprit de famille.

Y a-t-il des supporters?

Pas vraiment à Oita. Il y avait 30.000 personnes pour l’inauguration du stade mais sinon, ils ne sont que 1.500 à 3.000. Je crains donc qu’Oita n’ait pas une assise suffisante pour devenir un grand club. Dans notre série, certaines équipes peuvent compter sur un public de 20 à 30.000 personnes. La J1-League attire énormément de monde. Urawa, le leader, accueille chaque fois 50.000 spectateurs, tous munis d’un drapeau. Les gens ne se déplacent pas vraiment en supporters. Le football est plutôt considéré comme une excursion familiale. Ils emmènent leur pique-nique et mangent pendant tout le match. Parfois, ils s’amènent à l’heure de jeu. Aucune rivalité n’oppose les clans de supporters. Ils se mêlent en toute amitié, en agitant leurs drapeaux. C’est une culture très positive, comme il n’en existe pas en Europe. Que vous meniez ou que vous perdiez, ils vous encouragent. C’est différent de l’Europe mais pas plus mal. Jouer ici est très agréable.

Et le jeu?

Ils savent jouer mais beaucoup plus lentement que nous. Ils prennent peu de risques. Dès qu’un joueur est sous pression, il procède par longs ballons. Les Japonais ont beaucoup de volonté et le jeu est plus dur que je ne le croyais. Ils n’hésitent pas dans les duels. Ils manquent peut-être un peu de puissance car ils sont petits mais ils travaillent beaucoup l’aspect physique, trois fois par semaine. Mais ils le font souvent en dépit du bon sens: il s’agit d’un véritable entraînement de force, exagéré.

Sur le terrain, qu’est-ce qui transparaît de la nature japonaise?

Ce sont des bêtes de somme. Ils travaillent déjà une heure avant l’entraînement: courir, jouer, etc. Puis ils s’entraînent une heure et demie, voire deux heures, et restent une heure de plus sur le terrain. Je leur ai déjà demandé pourquoi. Pour plaire à l’entraîneur, m’ont-ils répondu.

Et vos prestations personnelles? Avez-vous le sentiment de mériter votre argent?

Je pense qu’ils sont contents de moi, si j’en crois les louanges reçues.

Mais votre avis?

Personnellement, je suis content et je ne le suis pas. J’ai connu de meilleurs moments dans ma carrière. Evidemment, on joue en fonction de son équipe. Je ne suis pas de ceux qui entraînent l’équipe à leur niveau, au contraire. Je me suis fait une raison. Mon bilan n’est pas mauvais pour un défenseur: j’ai inscrit deux buts et délivré quatre assists en quatorze matches, même si j’ai raté un penalty dimanche. Autre preuve de la satisfaction du club : de tous les joueurs engagés, je suis le seul à rester titulaire.

A votre âge, ne souffrez-vous pas des longs déplacements en avion pour les matches ni de la chaleur humide qui règne ici?

Dites, je n’ai pas encore soixante ans! On tient compte de mon âge. Quand je suis fatigué, je peux me reposer. On me laisse sur la touche pour les épreuves de coupe. Les entraînements sont lourds mais le nouvel entraîneur est bon. Sous le précédent, les séances était stéréotypées. Il mettait l’accent sur le travail physique.

Vous ne vous entendiez pas avec lui.

Je n’irais pas jusque-là mais il personnifiait l’incompétence. Si nous perdions, il ne disait pas: -Nous avons fait ça et ça de travers. Non, il lançait : -Cette semaine, nous allons nous entraîner plus dur et nous serons meilleurs le week-end prochain. J’ai fait de mon mieux. Le nouveau tente de faire passer un message, même si ce n’est pas évident. Il consacre beaucoup de temps à l’organisation défensive. Nous sommes passés du 3-5-2 au 4-4-2, ce qui améliore la relance. Au premier tour, nous avons perdu cinq fois. Nous venons de gagner cinq matches, dont trois affiches.

Quel est votre rôle, en tant que capitaine?

Porter le brassard! La barrière linguistique m’empêche d’intervenir autant que je le voudrais, malgré la présence permanente d’un interprète. Mieux vaudrait donner le brassard à un Japonais mais ils ne veulent pas.

Avez-vous fait le bon choix?

Je suis heureux de l’avoir fait mais je serai encore plus heureux d’avoir cette saison derrière moi.

En espérant terminer en beauté, par une grande fête, pour la montée d’Oita en J1-League?

Ce serait un adieu magnifique mais mieux vaut ne pas trop rêver de fête. Nous saluerons les supporters, mais il n’y auara pas de champagne ni de sortie. Nous aurons fait notre boulot, c’est tout.

Il y aura quand même un voyage à Las Vegas?

Oui, mais ils peuvent le garder!

Vous partirez donc le plus vite possible, une fois le championnat achevé?

Oui. Je suis loin de chez moi depuis trop longtemps.

Quel regard portera le premier Belge à avoir joué au Japon sur son expérience?

Ce fut une aventure instructive et chouette.

Pardon?

Oui, malgré tout, quelle que soit la manière dont elle se termine.

Il y a quelque chose qui cloche?

(Il rit) Ce que je veux dire par instructive, c’est que j’ai compris que la famille occupait la première place dans ma vie. Plus longtemps vous êtes exilé, plus vous regrettez votre femme, vos enfants, vos parents et beaux-parents. On n’y pense pas quand on est en Belgique. A la maison, quand Daphné demande d’aller à l’école en vélo, je dis oui, sans y penser. Ici, je me demande sans cesse s’il ne va pas lui arriver quelque chose. Parfois, les querelles des enfants et le bruit qu’ils font vous tuent mais en fait, c’est ce que je regrette le plus.

Christian Vandenabeele, envoyé spécial à Oita

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