» JE CROIS EN MA MÉTHODE « 

Mercredi dernier, avec le FC Dender, Emilio Ferrera était de retour au Freethiel beverenois, là où tout a commencé pour lui, jadis, au plus haut niveau.  » Que ce soit en D1 ou en D3, mon discours n’a pas changé.  »

C’est à Beveren, en 1999, qu’Emilio Ferrera (48 ans) a entamé sa longue route de manager de crise, tant auprès d’équipes dans le besoin (RWDM, Lierse, FC Brussels, La Louvière) que de formations du top en Belgique (Club Bruges, RC Genk). L’homme a souvent bénéficié de la reconnaissance des pros mais il s’est heurté, tout aussi fréquemment, à l’incompréhension. Sa quête a parfois pris l’allure d’une marche dans le désert, au sens propre comme au figuré comme en témoigne son passage en Arabie saoudite, conjointement avec Michel Preud’homme. Mercredi passé, il était donc revenu, l’espace d’un soir, là où tout a commencé pour lui autrefois.

Penses-tu parfois encore à tes débuts à Beveren ?

EMILIO FERRERA : J’en ai parlé naguère à ma femme. C’est un des rares clubs dont les supporters m’appréciaient. Ils me comprenaient, avec mes qualités et mes défauts.

A ton arrivée, en novembre 1999, tu as découvert une équipe en difficulté.

FERRERA : Oui. Elle était dernière et la presse était très sceptique. Un journaliste a même écrit :  » Que vient-il faire ici ? Sauver la situation ? S’il y parvient, ce sera un miracle.  » Tout était négatif, le Freethiel était un cimetière.

Puis tu as débarqué. Je me souviens qu’un matin, tu m’as téléphoné pour me passer un savon, et plutôt sonore.

FERRERA : (sourires) J’ai fait le coup à plusieurs journalistes. Pour moi, c’était un nouveau monde.

Etait-ce par manque de confiance ?

FERRERA : Nous avons tous ce sentiment, tout le temps. Je comprends maintenant que ma communication n’était pas bonne. Je disais ce que je pensais. Tout. J’ai brusqué des gens, y compris des journalistes, et ça s’est longtemps retourné contre moi. Je n’étais pas conscient qu’il y avait deux façons de s’exprimer. Il y a ce qu’on dit aux personnes de son entourage. Mais ce qu’on dit à la presse est différent. Au début, je n’ai pas toujours opéré cette différence. Je me suis notamment demandé tout haut pourquoi le métier d’entraîneur devrait être réservé à la génération de Mexico 1986. Cela m’a valu beaucoup de commentaires négatifs, ce que je comprends maintenant. J’étais pour le moins direct, à l’époque. Les gens m’ont considéré comme un intrus, ils se demandaient ce que je venais faire en D1, ils ne connaissaient pas mon histoire. Je pense que j’ai conféré un contenu différent au métier d’entraîneur.

 » IL FAUT VOIR PLUS LOIN ET PROFOND QUE LE SEUL PALMARÈS  »

Explique-toi.

FERRERA : J’ai été un des premiers à travailler avec une vidéo. A l’époque, il fallait encore insérer des cassettes dans l’enregistreur. Nous faisions des montages ; Je collaborais avec une petite firme. Nous procédions très méthodiquement à l’entraînement, par lignes, par postes. Je ne dis pas que j’ai apporté de la fraîcheur au métier mais une autre interprétation. Je suis enseignant de formation et j’ai appréhendé l’entraînement comme des cours. Quelque chose qu’on prépare et qu’on forge pas à pas, en poursuivant un objectif. Avec des exercices très spécifiques. La possession du ballon était alors un terme à la mode : tirer, espaces réduits, tournois, petits matches. Ce que les joueurs aiment faire donc. Mais je trouvais – et je n’ai pas changé d’avis – que ça ne fait pas progresser. Alors que c’est précisément mon métier.

D’où as-tu tiré ta philosophie ?

FERRERA : Je suis un adepte de Marcelo Bielsa, dont j’ai fait la connaissance à Mexico en 1994. Dans notre métier, il y a des tendances, des influences, des mouvements. Un moment donné, Trond Sollied a influencé les gens. Avant lui, il y a eu Aad de Mos et Tomislav Ivic. Ils ne m’ont jamais attiré. L’école hollandaise encore moins. Pour moi, Bielsa était le top et il le reste.

Quand il était sélectionneur du Chili, il ne sortait pas du complexe d’entraînement. Il y travaillait, y vivait et y dormait.

FERRERA : J’ai aussi travaillé à l’étranger. Quand on est éloigné de sa famille, on est mieux à l’hôtel ou dans un complexe d’entraînement que dans une maison. On n’y est quand même jamais, on n’a pas le temps de faire la lessive…

Pourquoi Bielsa ?

FERRERA : Ses méthodes d’entraînement. Chacun a un message, une vision. Tout l’art réside dans la manière de le transmettre à tous les joueurs, à l’arrière droit comme à l’avant. Il y parvient très bien. C’est de la méthodologie. Il est souvent critiqué. Quel est son palmarès ? Tu vas dire : les trophées comptent ! En effet. Mais avec Arrigo Sacchi ou Johan Cruijff, en plus du palmarès, on pense aussi au style de jeu. Et Cruijff n’a pas gagné tant de prix que ça comme entraîneur. D’autres ont fait beaucoup mieux à Barcelone. En tant qu’entraîneur, je regarde plus loin et je trouve Bielsa phénoménal. Je conseille à tout le monde de revoir le match entre Manchester United et l’Athletic Bilbao, en Europa League. Il y a montré le football des dix prochaines années. Il a révolutionné le football français à Marseille, jusqu’à ce que ses Africains disputent la Coupe d’Afrique. Il faut voir plus loin, plus profond que le palmarès. On ne s’ennuie jamais avec les équipes de Bielsa. Il a très bien analysé l’histoire du football. Dans les années 80, sous l’influence des Allemands, on opérait une couverture sur l’homme. Ensuite, avec Sacchi, on a procédé en zone, avec une défense haute. Le Standard a introduit cette notion en Belgique avec le duo Demol-Cruz. Bielsa révolutionne maintenant ce style pour revenir à la couverture. Sur tout le terrain. Je me suis longtemps demandé pourquoi ses équipes possédaient un tel dynamisme. Jusqu’il y a peu, je pensais que c’était lié au travail physique, qu’il fallait muer les joueurs en machines à courir. Mais non. Pour insuffler du dynamisme à une équipe, il faut couvrir en perte de balle. Presser directement l’adversaire, chacun prenant son homme. C’est simple mais très difficile à réaliser.

 » LE FOOT DES DIX DERNIÈRES ANNÉES, C’EST COMME DU HANDBALL  »

Dans quelle mesure essaies-tu de l’appliquer ?

FERRERA : Je le fais partiellement. La couverture sur l’homme dans le camp adverse, la zone dans notre camp parce que là, si la couverture n’est pas bien exécutée, elle peut laisser trop d’espaces à l’adversaire. C’est très difficile mais si on y parvient, c’est une révolution. Car le football des dix dernières années, c’est un essuie-glace. Comme le handball, de gauche à droite… Pourquoi le basketball est-il aussi spectaculaire, même en défense ? Grâce à cette couverture, cette intensité ? Le public l’apprécie également. Ecoute donc la NBA :  » De-fence ! De-fence ! «  Ça implique des risques énormes mais Bielsa double les recettes partout où il passe.

Faut-il des athlètes pour ça ?

FERRERA : Non. Le Chili était-il si athlétique ? D’un autre côté, ceux qui jouent en D1 sont plus forts que les autres. On n’y arrive pas seulement parce qu’on jongle avec le ballon. Bielsa révolutionne aussi le travail physique. Quand je jouais, on s’entraînait physiquement sans ballon. En courant dans les bois. Puis il y a eu cette mode de tout faire avec ballon. Les joueurs ont trouvé ça magnifique mais le meilleur travail physique s’effectue sans ballon. Il l’a compris. Il y a une vision derrière ça : il faut souffrir pour progresser, faire des choses qu’on ne trouve pas toujours amusantes. En résumé, Bielsa bouscule toutes les tendances. Ses équipes sont très reconnaissables. N’est-ce pas ce qui est beau dans le football ? Mais il faut avoir la passion de l’entraînement, sans être attiré par le côté médiatique du job, les matches et tout le reste… Le commentaire que j’entends à propos de Dender et de notre série de succès, de la bouche de nos adversaires ?  » Oui mais c’est une équipe professionnelle en D3 !  » Ce n’est pas vrai. Mes joueurs travaillent ou étudient, à moins qu’ils ne cherchent du travail s’ils sont au chômage. Mais nous nous occupons d’eux six jours sur sept. Je leur accorde un jour de congé. Si les autres équipes s’entraînent trois ou quatre fois par semaine, c’est leur choix.

Revenons à tes débuts à Beveren. Pourquoi as-tu posé ta candidature dans un club de D1 ?

FERRERA : J’ai été un peu frustré en voyant comment ça fonctionnait en D1. Je suis allé voir partout car l’enseignement me laissait du temps : j’avais fini les cours à trois heures et demie, j’avais mes week-ends et deux mois de vacances en été. Je restais toujours sur ma faim. Selon moi, les entraînements que je voyais ne faisaient pas progresser les joueurs. Je trouvais ça dommage et j’ai donc postulé partout dès qu’un poste se libérait. Un manager qui avait un joueur à Beveren m’a obtenu un rendez-vous avec Frans Van Hoof. J’ai toujours préparé très intensément ce genre d’entretiens. Quels sont les problèmes, où se trouvent les solutions. Ma soeur Francisca a transcrit ça en beaux schémas et dessins. Je me souviens de son soupir quand j’ai mis le dossier de Beveren sur son bureau. Encore un dossier, sans que ça aboutisse, ça n’a pas de sens. Elle ne me l’a pas dit littéralement, pour ne pas me décourager mais je l’ai vu. Cette fois-là, ça a marché. Après un premier entretien, j’ai été invité à faire mon analyse devant tout le conseil d’administration. En rentrant chez moi, je me suis arrêté quelque part pour boire un café et le téléphone a sonné. Déjà. Beveren voulait me donner une chance. J’ai pu développer mon schéma de manière cohérente. Je crois en ma méthode. Des règles, la capacité à analyser et à transmettre ces données. Je pense que l’enseignement m’y a formé.

 » J’AI CESSÉ DE ME BATTRE IL Y A 6 OU 7 ANS  »

Et le côté politique ?

FERRERA : J’ai cessé de me battre il y a six ou sept ans. On engage trop souvent les entraîneurs sur la base des résultats des deux dernières années. Dans mon cas, on a rarement pris en compte le fait que j’avais sauvé Beveren, que j’avais réussi quelque chose de beau avec le RWDM ou que j’avais conduit le Lierse en Coupe d’Europe.

Quelles leçons tires-tu de tes passages à Bruges et à Genk ?

FERRERA : Un : dans les deux clubs, j’ai été choisi par le directeur sportif, pas par les dirigeants. Deux : je ne suis pas arrivé dans un club après quelques années fantastiques. Avant Genk, j’avais disparu de la circulation, en Arabie saoudite. Avant Bruges, j’étais resté un moment sans club. Ça n’a pas éveillé l’image du succès auprès des supporters. Je nie avoir échoué. Après m’avoir renvoyé, le Club Bruges n’a rien gagné en huit ans. Et est-ce que ça a marché tellement mieux à Genk après mon départ ? Nous avons disputé les play-offs, battu Anderlecht et le Club, lancé des jeunes, joué avec une identité… Une fois c’était mieux que l’autre mais n’oublie pas qu’avant mon arrivée, Genk avait perdu douze matches sur treize. Dans des cas pareils, n’importe quel vestiaire est sens dessus-dessous, même en provinciale. Pourtant, nous avons disputé de bons play-offs.

PAR PETER T’KINT – PHOTOS BELGAIMAGE/ KRISTOF VAN ACCOM

 » Des coachs réputés comme Tomislav Ivic, Aad De Mos ou Trond Sollied ne m’ont jamais attiré. Pour moi, la référence, c’est Marcelo Bielsa.  » EMILIO FERRERA

 » Les joueurs de Dender travaillent ou étudient mais nous nous occupons d’eux six jours sur sept.  » EMILIO FERRERA

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