» Je connais un Luzon que les autres ne connaissent pas « 

Il a son ancien entraîneur israélien comme voisin de palier, il a coûté assez cher, il n’est pas toujours d’accord avec nos arbitres et avec les supporters du Standard, il repart régulièrement au bout du monde et retrouve une terre qu’il ne conseille à personne,…

1m71, près de 80 kg : l’homme est bien sur ses appuis. Un inconvénient sur les terrains de foot quand on est petit, Jeff Louis ? Il rigole.  » Tu sais que j’ai déjà marqué des buts de la tête ? Pas beaucoup mais ça m’est arrivé. A Nancy, j’ai eu un entraîneur qui faisait environ la même taille que moi, Pablo Correa. C’est lui qui m’avait convaincu que je mettrais un jour des buts de cette façon. Il me disait : -Je l’ai fait, pourquoi tu ne le ferais pas ?  »

Bien sur ses appuis et bien dans ses baskets à Liège. Ce médian, quand il est au top, c’est programme vivacité. Il s’est installé – en théorie – au Standard pour cinq ans. En provenance de Haïti et après quelques saisons en France, au Mans (Ligue 2) puis à Nancy (Ligue 2, Ligue 1). Découverte. Logiquement, on commence par son début de vie, au bout du monde.

C’est comment, le foot à Haïti ?

Jeff Louis : Ce n’est pas la France. Ce n’est pas la Belgique. Il n’y a pas de vrais entraîneurs. Pas de vrais terrains. Pas d’installations. On fait avec ce qu’on a. C’est super pauvre. Sur ce qui sert de terrain, c’est de la terre et un peu d’herbe. Il y a rarement des douches, et quand on en installe une, pas sûr qu’elle marche. Tu viens, tu t’entraînes puis tu rentres chez toi.

Comment tu es repéré ? Comment tu arrives en France ?

Un gars m’a vu jouer et il a dit à un agent qu’il devait m’envoyer en France. Je me suis retrouvé au Mans pour un test à 17 ans, ça s’est bien passé, j’ai signé.

À l’aventure… Avec ton sac et sans famille…

La famille… C’est un peu spécial. J’ai des frères et des soeurs, ils ont grandi avec mes parents, moi pas. Quand mon père et ma mère ont commencé à se chamailler, ma grand-mère m’a pris chez elle et elle m’a élevé. Avec des oncles et des tantes. Je continuais à voir mes parents mais je ne vivais plus avec eux. J’étais gosse, insouciant, ça ne me semblait même pas anormal.

 » Au Mans, on parle plus de foot que de voitures  »

Tu débarques au Mans dans une ville où on parle de voitures, pas de foot…

Tu te trompes ! Là-bas, on parle des 24 Heures une semaine par an. Le foot, on en parle chaque week-end. Il passe devant les sports mécaniques, même si on n’a pas nécessairement cette impression de l’extérieur. C’est un club qui vit, un stade qui vibre à chaque match.

Ton meilleur souvenir là-bas ?

À la fin de ma première année pro, on rate la montée en Ligue 1 à la différence de buts. On avait le même nombre de points que le troisième, qui montait. Ça a été dur à vivre parce qu’on s’imaginait en Ligue 1 mais c’était beau quand même. En fait, tout était beau là-bas, je n’y ai connu que des bonheurs. Aucun mauvais souvenir.

Et à Nancy ?

Plein de mauvais souvenirs, là…

Alors que tu as deux fois le trophée de meilleur joueur du mois en Ligue 2 ! Alors que tu joues une saison en Ligue 1 !

Oui, mais à côté de ça, j’ai eu des passages difficiles. Je tombe d’abord sur Jean Fernandez, un entraîneur très strict. Je fais pas mal de petites bêtises, je n’arrive pas toujours à l’heure aux entraînements, je suis… un peu le dernier aux tests physiques, il n’aime pas du tout ça et donc, je ne joue pas beaucoup. On rigole parfois ensemble mais je me rends bien compte que je l’énerve ! Après lui, il y a Patrick Gabriel : le courant ne passe pas, il ne m’aime pas. Je n’avais pas de problème avec lui mais il avait un sérieux problème avec moi. Puis, c’est Pablo Correa. Là, c’est parfait. Quand il arrive, des gens lui disent que je suis têtu, que je ne comprends rien à rien. Il me l’explique et ajoute : -Laisse-les causer, ils ont bien le droit de s’exprimer, moi je vais te faire confiance, tu vas jouer et bien jouer. Si je suis aujourd’hui dans un club comme le Standard, je le dois d’abord à deux personnes : Correa et Guy Luzon.

Tu n’as pas eu peur quand on a cité Fernandez pour remplacer Luzon ?

Non. Entre-temps, j’ai grandi dans la tête… Ce n’est plus le même Jeff Louis qu’il y a deux ans.

 » Après son C4, Luzon m’a dit : -C’est le foot, parfois ça marche, parfois il faut du changement  »

Quand tu viens au Standard, tu n’as encore qu’une saison de première division dans les jambes. Et on te demande d’avoir le niveau avec un des meilleurs clubs belges. Tu te sens prêt ?

J’étais prêt pour aller en Ligue 1. Des clubs se sont renseignés, ils ont hésité, attendu. Le Standard s’est manifesté, c’était parfait pour moi. Je suis venu voir les installations, Luzon était là, il s’est occupé de moi, on a parlé, il m’a expliqué comment il allait s’y prendre pour me faire progresser, j’ai eu directement un bon feeling.

Quand il est viré, tu es mal à l’aise, tu te sens un peu orphelin ?

Oui, je suis mal à l’aise quand je pense qu’il a tout fait pour que je sois transféré, et il ne peut plus continuer l’aventure avec nous.

Tu as encore eu des contacts avec lui depuis son départ ?

Oui. Pour moi, il n’est pas tout à fait parti… On habite dans le même immeuble à Liège, j’ai aussi Jorge Teixeira comme voisin de palier. Donc, on continue à se voir. Moi, je connais un Guy Luzon que beaucoup d’autres ne connaissent pas. Au foot, c’est un gars qui peut être très sévère. Sur le terrain, il ne laisse rien passer. Mais dans la vie, il est complètement différent. Sympa, gentil, doux, souriant, généreux. Luzon a deux visages.

Tu sais ce qu’il ressent aujourd’hui ?

On n’a pas trop parlé de son départ, il m’a simplement dit : -C’est le foot, parfois ça marche, parfois ça ne marche plus et il faut alors du changement. Il est très philosophe dans son analyse des événements récents.

Transféré pour 120 millions de gourdes…

Ton transfert a été rocambolesque : c’était fait puis ça ne l’était plus. Explique…

A ce moment-là, je peux aussi aller au Celtic Glasgow ou à Al Jazeera. Mais c’est le Standard qui me donne envie. Je viens ici, tout est réglé entre les clubs, je signe, je fais la photo traditionnelle avec le maillot, je suis heureux. Puis, le lendemain, Nancy m’appelle : -On ne trouve pas d’accord, tu dois revenir.

Tu dis alors dans la presse que tu es dégoûté ! Le ciel te tombe sur la tête ?

Oui, je suis dégoûté mais je me reprends vite en mains. Je me dis que c’est la vie, que ça fait partie des aventures d’un footballeur et je suis prêt à reprendre directement les entraînements avec Nancy. Je ne vais pas pleurer, quand même ! On me dit qu’il y a un souci entre les clubs mais je ne cherche même pas à connaître les détails.

Finalement, ça s’arrange et le Standard t’achète pour plus de 2 millions d’euros. Soit 120 millions de… gourdes…

Oui, c’est la devise d’Haïti… (Il rigole).

2 millions d’euros, ça te met une grosse pression, non ?

Il ne faut pas se mettre la pression dans la tête… Ce n’est pas parce que tu es cher que tu dois paniquer. C’est pas la solution. Je suis venu pour être champion avec le Standard, pas pour souffrir d’un stress particulier sous prétexte que j’ai coûté beaucoup d’argent.

Mais ça veut dire que le Standard attend beaucoup de toi.

Oui mais je dois le faire calmement… Pas faire n’importe quoi. Au lieu de me mettre la pression, je préfère me dire que si le Standard a déboursé cette somme, c’est parce qu’on croyait en moi. Et ça me donne de la confiance. En y réfléchissant bien, c’est surtout positif.

 » Je me dis que j’ai fait le con à Bruges  »

Quand tu arrives, avant de parler du titre, tu dis que l’objectif, c’est la Ligue des Champions. Il y a alors les matches contre le Zenit Saint-Pétersbourg…

On ne va pas se mentir, tout le monde voulait passer, tout le monde pensait que c’était possible. Même en sachant que le Zenit était plus fort sur le papier. Mais on a mal joué le coup.

Avant de jouer contre eux, Luzon fait sentir publiquement que vous n’avez aucune chance, il explique que le Zenit et le Standard sont sur deux planètes différentes. Au même moment, vous vous faites déchiqueter par Mouscron et ça confirme son analyse !

(Il rigole). Ça, c’était le discours du coach pour la presse. Quand il nous parlait, son point de vue était complètement différent. Il nous disait qu’il fallait y croire, que la qualification était dans nos cordes. Il mettait l’accent sur le talent qu’il y avait dans notre noyau. Nous, les joueurs, on savait que les Russes étaient plus forts mais on avait un coach qui essayait de nous persuader qu’on était au top, qu’on ne leur devait rien.

Ton premier choc en championnat de Belgique, c’est le déplacement à Bruges. Là-bas, tu te fais exclure. Stupidement.

Ce premier gros match, je voulais le gagner à tout prix. Mais on tombe sur un arbitre qui siffle pour eux. Dès qu’on touche un gars de Bruges, il donne une faute. Quand un gars de chez nous est bousculé, il ne bronche pas. Il me donne une carte jaune et je fais ce que je ne dois pas faire : je l’applaudis. Je ne l’insulte pas, hein ! Il m’en donne directement une deuxième.

Tu penses quoi en rentrant au vestiaire ?

Je me dis que j’ai fait le con…

A Anderlecht, pour ton deuxième gros match belge, tu passes tout près d’une deuxième exclusion. Tu prends une jaune pour un mauvais geste sur Youri Tielemans, puis tu t’en prends à Steven Defour, et là, tu t’en sors bien.

Je méritais une jaune pour ma faute sur Defour. Mais rien pour la phase avec Tielemans. Donc, au bout du compte, le calcul de l’arbitre est correct…

Tu te sens plus nerveux dans les matches au sommet ?

Les matches importants pour le Standard, il faut les gagner…

Le point positif, c’est que tu étais suspendu contre Zulte Waregem. Pas sur le terrain quand des supporters ont mis le feu à la tribune officielle ! Comment tu as vécu les événements ?

J’étais dans cette tribune avec d’autres joueurs et des potes. Les supporters n’ont pas le droit de faire ça, c’était stupide. Ils doivent comprendre que c’est du foot : parfois on gagne, parfois on ne gagne pas. Je n’avais jamais connu des débordements pareils. A Nancy, les supporters gueulent mais ce n’est pas la même chose.

Au moment où ils veulent s’en prendre au président, après avoir réclamé sa démission et celle de l’entraîneur, après avoir sifflé les joueurs, tu te demandes où tu es tombé ? Tu es effrayé ?

Effrayé, non. Je les regarde en me disant que ce n’est pas normal mais que je ne peux rien faire pour les arrêter.

Quand le match est stoppé, tu vas retrouver tes coéquipiers dans le vestiaire ?

Oui, directement, et je peux te dire que l’ambiance n’est pas très bonne… On entend que des gars sont toujours occupés à s’exciter et à crier dehors. Je ne m’éternise pas, je file au parking, je monte dans ma voiture et je rentre à la maison.

 » L’équipe nationale haïtienne, c’est pas un truc qui fait rêver  »

Tes matches avec ton équipe nationale, qu’est-ce qu’ils t’apportent ?

J’en ai besoin. Parce que c’est toujours particulier de jouer pour son pays. Parce que je n’ai pas l’ambition de passer cent pour cent de mon temps en Belgique, question d’équilibre. Et parce que ça peut me permettre de me rapprocher de l’Angleterre, où on exige un gros pourcentage de matches avec son équipe nationale pour le permis de travail. Enfin bon, tu ne dois pas y aller pour les installations ou l’encadrement parce qu’il n’y a pas grand-chose. Je te donne un exemple : on a joué récemment un tournoi et j’ai dû me faire soigner par le kiné d’un pays qu’on devait affronter, la Guyane française. Un Belge, d’ailleurs. Parce que dans notre staff, il n’y a pas de kiné, pas de soins. Si tu y vas, c’est plus pour l’amour du pays et du maillot que pour l’organisation. Franchement, c’est pas un truc qui fait rêver !

Tu sais pourquoi les internationaux haïtiens sont surnommés les Grenadiers ?

(Il éclate de rire). Oui, bien sûr. Ça part d’un chant de révolutionnaires haïtiens, un chant guerrier donc : Grenadiers à l’assaut ! Point de mère, point de fils ! Tant pis pour ceux qui meurent !

Ça illustre votre tempérament de guerriers sur le terrain ?

Peut-être pour certains joueurs, en tout cas pas pour moi. Quand je monte sur un terrain de foot, je veux juste prendre du plaisir, pas faire la guerre.

Tes matches internationaux t’imposent des voyages interminables ! C’est quoi, ton programme quand tu pars jouer un match à Port-au-Prince ?

Je vais jusqu’à Bruxelles, là je prends un vol de sept ou huit heures jusqu’à New York, j’ai une escale puis il me reste environ trois heures jusqu’à Haïti. C’est plus facile quand je passe par Miami. Oui, évidemment, c’est hyper long et épuisant. L’aller-retour, de porte à porte, ça peut représenter près de deux journées. Mais je ne vais pas non plus me plaindre, je fais un truc que j’aime !

Elle est marrante, votre équipe nationale. Il y a Johny Placide, Hervé Bazile, Wilde-Donald Guerrier, Kervens Belfort fils, Kevin Lafrance, Max Hilaire. Ça fait plus penser à des surnoms qu’à des noms… Il y a des vannes dans le vestiaire ?

Tout le monde rigole en équipe nationale, mais pas sur les noms.

Réginal Goreux joue pour Haïti alors qu’il a grandi en Belgique : il est considéré là-bas de la même façon qu’un Haïtien qui a toujours vécu au pays ?

Les gens ne font aucune différence. D’ailleurs, dans l’équipe nationale actuelle, il y a pas mal de gars qui sont nés en France ou un autre pays d’Europe et n’ont vécu que par ici. Leurs parents ont quitté Haïti quand la famille Duvalier a pris le pouvoir et installé la dictature.

PAR PIERRE DANVOYE – PHOTOS : BELGAIMAGE /LALMAND

 » En équipe nationale, j’ai des coéquipiers nés en Europe. Leurs parents ont fui Haïti quand les Duvalier ont pris le pouvoir et installé la dictature.  »

 » Nos supporters n’ont pas le droit de faire ce qu’ils ont fait, c’était stupide.  »

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire