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Jasper Stuyven est prêt pour la nouvelle saison: « Ma victoire à Sanremo m’a libéré »

Jef Van Baelen
Jef Van Baelen Journaliste Knack

Il ne va sans doute pas signer de fantastiques exploits, devenus monnaie courante en 2022, mais Jasper Stuyven n’est pas frustré pour autant. Il étoffe son palmarès à sa manière. « Pour moi, la percée de Wout et de Mathieu a été une bonne nouvelle. »

Plusieurs coureurs, dont de vieux serviteurs dont nous pensions qu’ils avaient déjà tout connu, nous en ont parlé: nous ne vivrons plus jamais de fête semblable à celle des championnats du monde de Louvain. Que peut-on ressentir quand, comme Jasper Stuyven, on concourt sur son terrain d’entraînement, avec vue sur la maison familiale? Le Louvaniste n’a pas pris le départ en tant que chef de file de la Belgique, mais il a émergé quand Wout van Aert a calé. Malheureusement, il a dû se contenter d’une quatrième place chaussée de Jodoigne.

Jasper Stuyven est apprécié du peloton, ne serait-ce que parce qu’il est copropriétaire d’un atelier de chocolat et qu’il ne lésine pas sur les cadeaux. C’est aussi l’un des meilleurs connaisseurs en vin du peloton. Ce titre n’a guère de poids, les coureurs buvant peu, mais quand ils s’octroient un verre, ils choisissent un bon cru. Malgré toutes ces tentations culinaires, Jasper est affûté à la fin de la trêve. Détendu aussi, et plus ambitieux que jamais. Par le passé, on pouvait résumer la plupart de ses réponses par un « on verra bien ». Désormais, son regard brille d’ambition. Sans doute sa victoire à Milan-Sanremo n’y est-elle pas étrangère. Elle assure à elle seule la réussite de sa carrière. « Je me sens vraiment bien », confie Stuyven, qui est pourtant d’un naturel réservé. « J’ai passé un hiver dépourvu de soucis. J’ai passé des vacances agréables, j’ai pu me laisser aller. Je n’ai rien fait pendant trois semaines et demie. Je suis parvenu à profiter de la vie sans culpabiliser, ce qui n’est pas évident pour un coureur. Progressivement, l’envie de m’entraîner est revenue. Comme il se doit. »

Cette quatrième place au Mondial de Louvain m’a fait mal. » Jasper Stuyven

Tu avais besoin de lâcher prise? La saison 2021 a été longue pour toi. Tu as couru de février à mi-octobre.

JASPER STUYVEN: C’est en effet une longue année! Mais j’ai pris du repos entre les compétitions. Avec l’âge, j’ai appris à veiller à mon équilibre. Même quand on n’est pas complètement à plat, il est raisonnable de se reposer un peu. C’est contre-nature pour un cycliste, mais ceux qui ne se détendent pas finissent par le payer. Paris-Tours, le 10 octobre, a été ma dernière course ( il a terminé en troisième position, ndlr). Après trois semaines et demie, j’ai vraiment eu envie de me remettre au vélo, mais j’ai sciemment tempéré mon enthousiasme. La première semaine, c’était plutôt un jeu qu’un sport, puis c’est devenu plus sérieux.

A-t-on vu le meilleur Jasper Stuyven en 2021?

STUYVEN: Jusqu’à présent oui, mais je peux encore faire mieux. Ça va peut-être surprendre, mais je ne suis pas totalement satisfait de la saison passée. J’ai gagné Milan-Sanremo et tout le monde s’en souvient, mais j’ai échoué de peu dans beaucoup de courses. J’ai laissé filer l’étape du Creuset au Tour et mes quatrièmes places au Tour des Flandres et au Mondial auraient tout aussi bien pu être des podiums. En gagnant un monument, on change la perception des gens mais là aussi, j’aurais pu échouer de peu et alors, 2021 aurait été une saison très décevante. C’était très serré, en fait.

Tu vas fêter tes trente ans cette année.

STUYVEN: Tout le monde dit qu’un coureur doit être à son sommet physiquement à cet âge. J’espère que c’est le cas, mais je ne le sens pas vraiment. J’aborde les finales autrement, par contre. Avec une meilleure perception de la situation. Est-ce dû à l’expérience ou suis-je devenu plus fort? Je n’en sais rien.

« Quand on est en jambes, on prend les bonnes décisions »

Combien de fois as-tu revu les images de Sanremo?

STUYVEN: Plusieurs fois durant les semaines suivantes et c’était chaque fois chouette! Mais je ne l’ai plus fait depuis un bout de temps.

Ton calme dans les derniers mètres était époustouflant. Ou as-tu fait semblant?

STUYVEN: Oh… C’était en effet le parfait exemple de la manière dont on doit achever une course. Froidement, en calculant et en giclant au bon moment. Mais ce n’était pas seulement la victoire de l’intelligence. Quand on est en jambes, on a plus de fraîcheur pour jauger une situation. On prend les bonnes décisions, car on sent exactement ce qu’il faut faire. La tête et les jambes travaillent en parfaite harmonie, mais la différence par rapport aux courses que je n’ai pas gagnées se trouve dans ma forme du jour. Vais-je réussir à chaque fois? Certainement pas. Gagner Sanremo a changé plus de choses que je ne pensais. Ça m’a libéré. J’ai pu poursuivre assez tranquillement mes autres objectifs, car j’avais pris le gros poisson dans mes filets. Mais, ironie du sort, ça m’a peut-être fait louper le podium du Tour des Flandres. J’étais parti en contre-attaque avec Greg Van Avermaet, pour rattraper Mathieu van der Poel et Kasper Asgreen. On avait compris depuis longtemps qu’on ne roulait plus pour la victoire. J’ai senti que Greg était plus fort. Ma décision était donc logique: j’ai pris sa roue, en me disant qu’on verrait bien ce qu’il se passerait. Mais j’ai aussi pensé: « Tu as déjà gagné Milan-Sanremo, Jasper, pourquoi n’y vas-tu pas à fond? » Comme je le disais, on prend spontanément la bonne décision quand on est bien en jambes. Sinon, on se trompe. ( Il sourit amèrement).Qu’en a pensé Fabian Cancellara? Il te téléphone parfois pour te donner des conseils tactiques.

Jasper Stuyven:
Jasper Stuyven: « Paris-Roubaix est l’épreuve la plus mythique, même s’il n’est pas nécessaire qu’elle soit toujours aussi extrême que l’an dernier. »© GETTY

STUYVEN: Oui, mais pas après chaque course. On a discuté après Sanremo. Fabian était si heureux que j’aie enfin gagné. Il m’a dit qu’il se souvenait de moi, à mon arrivée, tout jeune, et qu’il m’avait déjà trouvé quelque chose. Il a ajouté que c’était fantastique pour l’équipe et que Luca Guercilena, le manager général de Trek-Segafredo, avait eu raison de continuer à croire en moi.

Comment va Luca Guercilena? Il a effectué un pas en arrière, suite à son cancer.

STUYVEN: Luca va assez bien. On se téléphone régulièrement. Il a l’air positif, il se bat. Il veut revenir à son poste. Pas à titre permanent, sa maladie ne le lui permet pas encore, mais un jour ou deux. Luca et l’équipe en retireraient énormément d’énergie.

Tu es depuis longtemps chez Trek-Segafredo. Tu es même l’ancien, maintenant.

STUYVEN: Je suis le seul survivant de la reconversion de 2014, quand l’équipe est devenue Trek Factory Racing ( elle s’appelait Radioshack-Leopard et le millionnaire luxembourgeois Flavio Becca en était l’homme fort, ndlr). Dès le début, Luca Guercilena m’a fait confiance. Il m’a soutenu alors que bon nombre de gens disaient certainement que je ne méritais pas sa confiance. À la longue, j’ai tissé des liens avec la société Trek. Je me suis rapproché de l’encadrement. On se connaît, on sait quels aspects travailler. Notre relation ne souffre absolument pas de l’usure du temps, au contraire. Je n’ai jamais resigné aveuglément. À certains moments, j’ai été sur le point de partir. Je suis heureux de ne pas l’avoir fait. Mon transfert chez Katusha était quasi réglé mais un an plus tard, l’équipe disparaissait. J’ai également eu des entretiens avec Israel Start-Up Nation, mais ils n’ont pas abouti.

Ça va peut-être surprendre, mais je ne suis pas totalement satisfait de la saison passée. » Jasper Stuyven

« Si je peux choisir une course, c’est Roubaix »

On entame une nouvelle saison. Tout le monde repart à zéro.

STUYVEN: Je ne vais pas modifier grand-chose à mon approche. Pourquoi le ferais-je? Si on parcourt la liste des coureurs qui visent une classique printanière et qu’on trie ceux pour lesquels cette ambition est réaliste, on obtient quand même une fameuse série de noms. Je peux être fier de mon palmarès des deux dernières années, sachant que Wout van Aert et Mathieu van der Poel font partie du peloton. Une épreuve du WorldTour en 2020 et une en 2021 ( le Circuit Het Nieuwsblad et Milan-Sanremo, ndlr): ce n’est pas mal.

Tout coureur qui ne s’appelle pas Van Aert ou Van der Poel se pose la même question: comment les battre?

STUYVEN: Je sais que certains sont très frustrés, mais ce n’est pas mon cas. Wout et Mathieu ne sont pas invincibles. Mieux: leur exploits me motivent, d’une certaine façon. Ils ont atteint un niveau fabuleux à Tirreno-Adriatico. Je pense au solo incroyable de Mathieu. Mais c’est moi qui ai gagné Sanremo. Leur percée est en fait une bonne nouvelle pour moi jusqu’à présent. Leur présence diminue la pression puisque tout le monde s’attend à ce que les favoris gagnent. Je les suis à la trace et dans un bon jour, je peux les battre.

Paris-Roubaix reste-il ton grand rêve?

STUYVEN: Si je peux choisir une course, c’est Roubaix, en effet. C’est l’épreuve la plus mythique, même s’il n’est pas nécessaire qu’elle soit toujours aussi extrême que l’an dernier. Je préfère un Roubaix sec. Et que tout le monde franchisse la ligne en bon état.

Paris-Roubaix permute avec l’Amstel Gold Race, exceptionnellement, à cause des élections présidentielles en France. L’Amstel constitue une chance supplémentaire pour les coureurs qui apprécient les classiques flamandes, depuis que son parcours a été remanié.

STUYVEN: Pourtant, je fais l’impasse dessus. Je crains que ce ne soit la semaine de trop. Physiquement, mais surtout mentalement. La question est: que faire après le Tour des Flandres? Continuer jusqu’à l’Amstel, puis une semaine de plus jusqu’à Roubaix? Pas moi. Je laisse mon corps récupérer du Ronde. L’expérience m’a appris que c’était nécessaire. Je veux pouvoir consacrer deux semaines d’entraînement aux pavés français. Chacun doit évidemment savoir ce qui lui convient et nous saurons après qui aura eu raison. Wout et Mathieu sont sans doute soumis à d’autres lois mais personnellement, j’attache énormément d’importance à la préparation. Il faut réfléchir au moment où on veut être au mieux de sa forme, à ce qu’il faut faire ou pas. Je ne dois pas être en pleine forme au Circuit Het Nieuwsblad. Je dois être en bonne condition évidemment, et si j’ai l’occasion de m’imposer, je ne la laisserai pas passer, mais mes principaux objectifs sont pour plus tard.

Trek-Segafredo est-il renforcé?

STUYVEN: C’est à nous de le prouver, mais tout semble indiquer que oui. Onze nouveaux coureurs, c’est un tiers du noyau. Je suis content qu’on ait engagé des jeunes coureurs ambitieux, empreints de rage de vaincre. Filippo Baroncini est le champion du monde des Espoirs et aura besoin de temps. Markus Hoelgaard n’est pas encore très connu, mais il jouit du respect du peloton. Il est capable de conclure une course. Je le vois très bien dans le rôle de leader de l’ombre, derrière Mads Pedersen et moi-même. Otto Vergaerde connaît la Flandre et a été très bon au service de Mathieu van der Poel. Le noyau du printemps est plus profond, la concurrence interne plus intense. J’ai bon espoir que l’équipe soit plus présente dans les finales. Mais même si on est plus forts, on n’a aucune garantie. Les autres équipes évoluent également. Quick-Step Alpha Vinyl est la référence depuis des années et Jumbo-Visma s’est considérablement renforcé. Aucun des nouveaux n’est arrivé sur ma recommandation. On me demande mon avis et je le donne, mais je ne pousse aucun coureur. Je n’ai pas à me mêler du recrutement.

Dylan Van Baarle, Michael Valgren et Jasper Stuyven sprintent pour la deuxième place au Mondial de Louvain.
Dylan Van Baarle, Michael Valgren et Jasper Stuyven sprintent pour la deuxième place au Mondial de Louvain. « J’aimerais pouvoir dire que j’ai réalisé une bonne course. »© BELGAIMAGE – DAVID STOCKMAN

« Au sommet de notre art, on forme un duo redoutable avec Pedersen »

On voit souvent des leaders fraterniser, mais Mad Pedersen et toi êtes particulièrement liés. Votre amitié n’entrave pas vos ambitions respectives?

STUYVEN : On s’entend bien depuis le début. On se soutient sans jalousie ni double agenda. Ça ne peut être qu’un atout, je trouve. On n’a jamais l’impression de se sacrifier l’un pour l’autre. Je n’ai encore jamais pensé: « J’aurais gagné si Mads n’avait pas été là. » Non, on travaille ensemble et on améliore ainsi nos chances. C’est du win-win. Je regrette seulement que les étoiles ne nous aient jamais été vraiment favorables. J’aimerais vivre un printemps durant lequel Mads et moi sommes vraiment au sommet de notre art. On formerait alors un duo redoutable.

Je peux être fier de mon palmarès des deux dernières années, sachant que Van Aert et Van der Poel font partie du peloton. » Jasper Stuyven

Trek-Segafredo aligne aussi une des meilleures formations féminines. Les deux branches sont-elles en contact?

STUYVEN: Oui. On part ensemble en stage. Je connais très bien les femmes de Trek-Segafredo et je suis leurs résultats. Le personnel partage aussi ses connaissances. Il y a une réelle interaction. Seuls les entraînements sont séparés.

Lizzie Deignan, de Trek-Segafredo, a remporté Paris-Roubaix au terme d’un solo impressionnant. Avait-elle demandé conseil auparavant? C’était le premier Roubaix féminin et tu es le spécialiste de l’équipe.

STUYVEN: Lors de leur toute première reconnaissance du parcours, il y a eu des échanges téléphoniques, oui. Ça remonte déjà à un certain temps. Peut-être l’hiver 2019? ( Le premier Roubaix féminin devait se dérouler au printemps 2020, mais a été annulé suite à la pandémie, ndlr). Non que mon avis ait fait une grande différence, il s’agissait de généralités. L’équipe féminine a rapidement découvert ce qui lui convenait le mieux. Avec succès, car le solo de Deignan a été phénoménal. Me demander conseil? Ce serait plutôt à moi de le faire! ( Il rit).

Quel sentiment prédomine quand tu te remémores le Mondial? La déception ou la fierté? Tu as fait une bonne course, même si le résultat peut être décevant.

STUYVEN: Je retiens le côté positif. En matière d’ambiance, aucune course n’égalera jamais l’épreuve de Louvain. Ma ville natale, mes amis et ma famille au septième ciel, les supporters le long de ces routes que je connais si bien… J’ai eu la chair de poule dès le premier kilomètre. J’aimerais pouvoir dire que j’ai réalisé une bonne course, mais je ne peux pas m’exprimer ainsi. Cette quatrième place m’a fait mal. Les premiers jours sont les pires, mais la plaie se rouvre encore de temps en temps. Tactiquement, on aurait pu s’y prendre autrement, mais il ne sert à rien de s’attarder sur le passé. Je ne regrette rien. Je trouve que l’équipe s’est battue à visière découverte.

Remco Evenepoel a remis la tactique en question et a prétendu qu’il aurait pu être sacré champion du monde si les Belges avaient adopté une autre tactique. Tu as réagi: « Il faut parfois que son entourage freine Remco. » La querelle est-elle aplanie?

STUYVEN: Peut-être que oui, peut-être que non. Je n’en dirai pas plus. Il ne faut pas mener cette discussion en public, mais entre nous.

Jasper Stuyven sur les routes du Tour de France.
Jasper Stuyven sur les routes du Tour de France. « Je suis frustré de ne pas encore avoir réussi au Tour, mais je ne renonce pas. »© GETTY

« Je ne laisse rien tomber pour le Tour »

Jasper Stuyven rêve depuis longtemps d’enlever une étape du Tour. « Ce n’est pas une obsession, même si je suis conscient que ça peut en avoir l’air. Le Tour de France est la plus grande course du monde. Quand on peut s’y montrer, on compte, mais pour un coureur comme moi, il n’est pas évident de gagner une étape. Je suis dépourvu de chance dès le départ, les trois quarts du temps. Je continue d’essayer, mais je ne vais rien laisser tomber pour le Tour. Il constitue la manière la plus logique d’articuler sa saison, quand on est un spécialiste des classiques. Je pourrais également participer au Tour d’Italie, mais il est trop proche du printemps. Je risquerais d’être entre deux chaises pendant les classiques, en pensant que le Giro va suivre. Je suis frustré de ne pas encore avoir réussi au Tour, mais je ne renonce pas. »

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