« Jamais aussi oppressée »

Pierre Bilic

Dante, Toni et David : la famille a fait bloc autour d’eux tout au long d’une saison éprouvante.

Chez les Brogno, il y a toujours une bonne bouteille de liqueur de citron italienne au frigo. Et Alfonsina sourit quand elle prépare rituellement le café, corsé comme l’année que viennent de vivre Mario, Alfonsina et les leurs. La cuisine est le carrefour de la famille. Tout le monde s’y croise, tout le monde est le bienvenu. A un an à peine, Alexandre, le fils de David, rayonne et ne quitte pas sa « nonna » des yeux.

Isabelle, la femme de David, sourit quand Mario oublie de dire qu’il lui arriva de ne pas fermer l’oeil de la nuit quand Toni négocia son transfert vers la France. Il finira par avouer que ce fut tout de même très stressant. Alfonsina approuve en ajoutant : « Je suis fière de mes trois fils ». Ils s’étaient unis afin de payer des vacances à leurs parents. Mario a repoussé poliment car il est bien chez lui et préfère, de toute façon, surveiller l’état d’avancement des travaux de la nouvelle maison de Dante.

« Le football a offert la liberté à mes enfants », dit Mario. « Ils peuvent choisir, faire ce qu’ils veulent de leur vie et de leur carrière. Pour moi, c’est bien plus important que l’argent. Etre libre d’aller en France, comme Toni, choisir librement de mettre un terme à sa carrière et de se consacrer au rôle d’entraîneur-adjoint, à l’image de ce que Dante a fait au Sporting. David s’appartient et il a signé à Marcinelle car c’était son envie. Ça, c’est important et formidable ».

Alfonsina se souvient bien de ces semaines infernales quand Toni ne fut pas retenu parmi les Diables Rouges pour l’EURO 2000 puis dut négocier son transfert à Sedan : « Pas facile à vivre ».

Les Brogno étaient heureux de voir que leur Toni, meilleur buteur de D1, faisait partie du giron de l’équipe nationale. Puis le ciel leur tomba sur la tête.

« Mais, en réalité, je m’y attendais, je savais qu’on l’écarterait en vue de la ligne d’arrivée », affirme Mario Brogno. « J’avais pris des paris dans mon entourage. C’était très cruel car il méritait sa place. J’ai eu un petit échange verbal avec Robert Waseige. Mais c’est lui qui parla d’agression à la presse, pas moi. Alors… »

La brûlure s’est petit à petit cicatrisée : « Evidemment, s’il avait joué dans un grand club, on ne l’aurait pas écarté de la sorte. Dante a aussi souffert de sa fidélité à Charleroi. Sans cela, il aurait été international ».

Toni a finalement fait son trou en France. Robert Waseige est venu aux nouvelles après le bon match avec les Aspirants à Arlon contre… Sedan. Une blessure l’a un peu ennuyé en Ardennes, c’était un stop en plein boum. Mais à Sedan, on se félicite d’avoir engagé un gars aussi positif. Toni a bien compris les lois de la culture de groupe. Avant de se fixer dans les Ardennes, il fut question de lui à Metz. Un moment délicat que la famille Brogno a vécu dans l’unité.

« Ce n’est pas facile à gérer », lance Mario. « Toni avait pris la décision de quitter Westerlo. C’était un projet bien à lui et personne ne serait parvenu à le faire changer d’avis. Sur le plan mental, Toni est le plus solide d’entre nous. Il est poussé par une force intérieure phénoménale. Toni voulait goûter à autre chose et se tester aux réalités françaises. C’était une bonne décision mais il faut savoir garder la maîtrise de ce qui se passe autour de soi. A ce niveau-là, on doit se méfier de tout le monde, avoir d’excellents renseignements. Les managers Serge Scalet et Fernand Goyvaerts ont parlé de Toni à Metz où nous avons rencontré longuement le président Carlo Molinari et le coach de l’époque, Joël Muller. Dante a du vécu dans ce type de négociations. C’est important et cela permet d’aborder aussi l’un ou l’autre détail, que les agents de joueurs peuvent négliger, mais qui se révèlent importants dans l’intégration ».

« Toni avait évidemment consulté Danny Boffin durant le stage des Diables Rouges. Danny était encore à Metz et lui donna de bons tuyaux. Metz entendait vendre Nenad Jestrovic et Serguei Skatchenko avant de réaliser le transfert de Toni. Sedan a été plus rapide. David avait organisé un repas chez lui quand Sedan nous téléphona. C’était un vendredi, le transfert fut signé dès le lundi, vite fait bien fait ».

A l’époque, la presse parla d’un tout petit transfert. « C’est un avis comme un autre mais il ne colle pas du tout à la réalité », affirme Mario Brogno. « Toni a découvert un autre monde, une concurrence féroce, des stades comme des volcans au PSG, à l’OM, à Bordeaux, etc. Sedan est devenu une réalité dans le paysage d’un grand championnat. Le coach, Alex Dupont, a propulsé le club en Coupe d’Europe de l’UEFA. Le budget de ce club est supérieur à celui d’Anderlecht. Toni est bien là-bas. Nous y allons souvent quand il y a match, que ce soit moi et ma femme ou David ».

Cela a changé tout le rythme de la vie de famille mais les Brogno aiment ça. En un an, Toni a donné un autre profil à sa carrière. Il en va évidemment de même pour Dante qui entama le dernier champinnat en boulet de canon avant de mettre un terme à sa carrière. La surprise fut totale. « On a tous pleuré, surtout le soir de son dernier match », avoue Alfonsina. « C’était émouvant tous ces supporters qui tenaient à le remercier. Je ne me suis jamais sentie aussi oppressée, j’avais une « boule » dans la gorge car c’était la fin d’une époque. Mon fils a toujours été heureux de porter le maillot de ce club mais il ne faut pas oublier qu’il a tout donné aux Zèbres, tout et même son coeur ».

Alfonsina est émue et son mari prend la balle au bond : « A sa place, j’aurais encore joué une saison. Il n’était pas trop vieux, pas usé, pas démotivé et quand je vois des jeunes, ailleurs, je me dis qu’il aurait pu continuer. Il a pris ses responsabilités. Enzo Scifo lui a demandé de le rejoindre dans le staff technique. S’il n’avait pas dit oui, je suppose que le poste aurait été confié à quelqu’un d’autre. On parlait beaucoup de Georges Grün. Pour Dante, c’était peut-être le moment ou jamais de songer à son avenir ».

La tension ne tarda pas à être à son comble au Sporting de Charleroi car la fin de saison ne fut pas bonne. Dante était-il préparé à ces épreuves?

Mario : « Par rapport à Manu Ferrera, il n’y avait plus de Scifo! Il était le leader sur le terrain et même quand ça ne tournait pas, on se méfiait de lui. Et Dante n’était plus là non plus. Ce staff a accumulé un gros vécu lors de la dernière saison : ce sera payant à l’avenir. Ils ont un président solide, ambitieux et qui est écouté ».

Si Dante avait eu dix ans de moins, serait-il resté aussi fidèle à la cause du Sporting de Charleroi? « Ce serait toujours le club de son coeur mais il aurait porté d’autres couleurs », dit Mario. « Il n’a pas vraiment été concerné par l’Arrêt Bosman, Toni bien. Il y a eu plus de contacts qu’on ne le croit mais Jean-Paul Spaute et Gaston Colson ont toujours fermé la porte. Dante était devenu un des porte-drapeaux du club ». Dante n’est pas né de la dernière pluie et il a su tirer profit de cette situation. Normal. Cette page de sa carrière est tournée. « Le football restera toujours important pour ma famille », dit Mario Brogno.

Le papa du trio Brogno se crache tous les jours dans les pognes afin de bosser dans une carrière. Avant, Mario allait au boulot à deux pas de chez lui. La carrière a eté envahie par des sources et il travaille désormais à Namur, près de viaduc de Beez. Debout à cinq heures du matin quand il prend part à la première pause. Encore deux ans à ce rythme et ce sera la pension. Quarante ans de travail, c’est pas rien. Ses fils ne casseront jamais des cailloux : « Je n’avais évidemment pas le choix. Mes fils oui et c’est pour cela que je leur parle souvent de leur chance d’être libres. Cela vaut tout l’or du monde. Quand c’est dur, comme ce fut parfois le cas cette saison, il faut y penser. On se retourne et on voit qu’on a avancé, c’est ce qui qui compte. Mes enfants sont sur la même longueur d’onde. Quand ils ont besoin d’aide, c’est réglé en trente secondes ».

David a été vaincu par un virus bien belge: il a une brique dans le ventre. Il a insisté auprès de ses deux frérots pour qu’ils investissent dans l’immobilier. « Ils ont trouvé que c’était une bonne idée », dit David. « Hélas, Dante et Toni n’ont pas très souvent le temps alors c’est papa et moi qui mettont la main à la pâte. Il m’est arrivé de ne pas pouvoir libérer de l’argent dont j’avais besoin. Dante m’a tout de suite aidé et je lui ai rendu la somme prêtée dès que mon problème était réglé. Je suis électricien de formation. A un moment, j’ai travaillé pour une grande firme spécialisée dans la préparation et le transport de béton pour la construction. Je ne savais jamais quand je commençais ou quand je terminais ma journée. Dans le bâtiment, il faut respecter les délais de fin de travaux. Il m’arrivait souvent de rentrer à vingt et une heures. Quand je voyais la voiture de Dante au Mambourg, je m’arrêtais. Un soir, il m’a demandé si je n’étais pas un peu fou de travailler aussi tard. Dante a fait le tour de toutes ses relations afin de me trouver un autre job ».

David travaille désormais à la Ville et est très heureux. C’est le moment de remplir les petits verres à liqueur. Toni et Dante ont repris leurs activités à Charleroi et à Sedan. Mario se souvient de la Calabre de ses parents mais son univers à lui, c’est Charleroi et ses terrils, fiers comme des volcans. Quand ils auront le temps, Mario et Alfonsina iront rendre visite à leur famille en Angleterre mais a-t-on jamais le temps quand on a trois fils footballeurs?

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Pierre Bilic

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