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Jacques Rogge, monsieur propre

Portrait du dernier belge à avoir régné sur le Comité international olympique que nous avions réalisé en 2013 alors qu’il allait céder son poste à Thomas Bach. Flash-back sur la vie et l’oeuvre d’un workaholic.

JacquesRogge, né en 1942 à Gand mais citoyen de Deinze, est marié depuis 1968 à une ancienne radiologue et ne boit pratiquement que de l’eau. Vous ne l’entendrez jamais parler pour ne rien dire et il sera bien le dernier à se prendre pour un intellectuel même s’il s’intéresse à beaucoup de choses et aime lire des livres d’histoire, de sciences ou d’économie.

Son grand-père, Jules, qui avait lancé son entreprise d’électricité et courait en amateur, ainsi que son père Charles, un ingénieur civil en électrotechnique qui développa l’entreprise, lui ont beaucoup appris. De son paternel, qui a pratiqué le hockey sur gazon, l’athlétisme, l’aviron et la voile, le jeune Jacques a hérité à coup sûr la passion du sport.

C’est au Collège Sainte-Barbe de Gand, un établissement très strict dirigé par les Jésuites, que Jacques Rogge a appris à prendre ses responsabilités.  » Il y a mesuré que l’intelligence ne suffisait pas, qu’il fallait aussi être rusé « , dit le Docteur RogerVanmeerbeek qui, plus tard, allait devenir son bras droit au COIB.

 » Mais les Jésuites disent parfois une chose et en font une autre tandis que Rogge n’est pas comme ça « , fait remarquer SadiClaeys, ancien président de la fédération belge de voile. D’ailleurs, c’est de toute justesse que le père Rogge avait sauvé son fils du renvoi de l’école, après que celui-ci eut regardé d’un peu trop près une affiche sexy de Brigitte Bardot.

Une déformation professionnelle, sans doute, puisque plus tard, Jacques Rogge allait devenir chirurgien en orthopédie après 13 ans d’études à l’université de Gand. Il allait surtout s’occuper des genoux. La discipline a toujours été son principal leitmotiv, ce qui n’allait pas l’empêcher de connaître un drame avec un patient sportif.

 » En médecine, on côtoie souvent les maladies incurables et la mort, c’est-à-dire l’échec « , dit-il dans sa biographie autorisée Jacques Rogge, mon rêve olympique, parue en 2008. Rogge a vécu comme un moine, avec sobriété et application.  » Il m’est difficile de profiter pleinement d’un repas gastronomique ou d’un bon verre de vin.  »

Nulle envie d’une vie uniforme

Des mots qui frappent. Rogge n’avait-il donc pas d’échappatoire ? Bien sûr que si ! Il a eu un garçon et une fille qui, comme tous les enfants, sont montés à cheval sur son dos, même s’ils ont surtout été éduqués par leur mère, Anne. De plus, dès l’âge de cinq ou six ans, Jacques a fait du sport. Il prenait plus de plaisir au rugby qu’à la voile, sa première discipline. Plus tard, avec sa femme, il s’est passionné pour l’art moderne et contemporain. Ils ont acheté des tableaux et des sculptures, parcouru les expositions et les galeries.  » Je n’ai jamais voulu d’une vie uniforme avec un seul centre d’intérêt « , dit-il.

Pour lui, le plus important en sport comme dans la vie n’est pas de gagner mais de tirer le maximum de ses possibilités. Ce qui rend le sport si beau, c’est qu’on peut y dépasser ses limites. Cet idéalisme anglo-saxon, ce fair-play quelque peu romantique et naïf le caractérise. En y réfléchissant bien, on s’aperçoit que c’est le seul moyen qu’a le sport de haut niveau de survivre. Ce principe, il l’applique aussi à sa famille.

 » Avant les Jeux olympiques de 1996, son fils Philippe avait permis à la Belgique d’obtenir un ticket « , observe Vanmeerbeek.  » Ensuite eurent lieu les épreuves de sélection au cours desquelles Sébastien Godefroid termina avec un point d’avance sur Rogge junior. Au COIB, nous étions d’avis que la sélection revenait à Godefroid, et non à Philippe, et que c’est lui qui irait aux Jeux, où il a d’ailleurs décroché la médaille d’argent. Jacques n’a jamais tenté de nous influencer.  »

Peut-on dire de Rogge qu’il est un libéral progressiste ?  » Progressiste, certainement « , dit Claeys. Et si le terme libéral voulait dire qu’il prend ses responsabilités et sait où il va ?  » Alors d’accord « , répond Claeys, selon qui Rogge est un adepte de l’approche pragmatique des Anglo-Saxons.  » La fougue latine lui convient moins, même s’il passe ses vacances à Cadaqués, sur la Costa Brava.  »

A l’âge de 17 ans, en 1959, Jacques Rogge remporte le championnat du monde de voile dans sa catégorie d’âge. Il affirme alors devenir une bête d’entraînement, travailler entre 20 et 30 heures par semaine. Même pendant ses études de médecine, il s’entraîne jusqu’à trois fois par jour : dix kilomètres de course le matin, du fitness à midi et une séance sur l’eau le soir. Dans son livre, il prétend ne pas avoir dû réfléchir longtemps à la question de savoir s’il voulait faire de la voile à plein temps.

 » Je voulais être chirurgien « , dit-il. Selon Roger Vanmeerbeek, la réalité est différente.  » Mon fils Michel, qui joue bien au golf et entraîne NicolasColsaerts, a un jour dû faire le même choix que Rogge : le sport ou les études. J’ai demandé conseil à Jacques qui m’a dit qu’à 17 ans, il voulait opter pour la voile mais que ses parents n’ont pas voulu. Cela l’a toujours frustré. C’est pourquoi il m’a répondu : -Pourquoi ne laisses-tu pas Michel découvrir s’il est fait pour le sport de haut niveau ? C’est ce qu’il a fait et il a fini par opter pour des études d’éducation physique.  »

Trois participations aux Jeux

Rogge participe à trois reprises aux Jeux olympiques, en classe Finn. Ce qui n’est pas mal pour quelqu’un qui affirme :  » Je n’étais pas le plus talentueux mais j’obtenais des résultats grâce à ma discipline et à ma volonté.  » Ces participations décuplent encore sa passion pour le sport et il constate que celui-ci a besoin de gens qui amènent des idées. Dès 1976, il entre au conseil de direction du Comité Olympique et Interfédéral Belge (COIB) dont le président, RaoulMollet, l’a à la bonne.

Avec Vanmeerbeek, il établit les critères de sélection pour les Belges souhaitant participer aux Jeux olympiques. Ceux-ci sont stricts, afin d’éviter les « touristes ». Rogge est également le premier au monde à faire en sorte que les candidats belges aux Jeux olympiques soient contrôlés inopinément en matière de dopage. Il devient un réformateur avec une vision moderne et des plans ambitieux mais réalistes. Il accède à la présidence du COIB et du Comité Olympique Européen, entamant ainsi son ascension vers le pouvoir.

En 1991, il devient membre du CIO. Sept ans plus tard, il accède au cercle restreint des décideurs, le Comité Exécutif, et il est chargé de préparer les Jeux olympiques de Sydney, en l’an 2000. Il réussit ainsi son examen d’entrée et, en 2001, il est élu président du CIO, succédant à l’Espagnol JuanAntonioSamaranch. Mais il s’avère tout de suite être d’un autre niveau que son prédécesseur. Son unique objectif est de servir le sport.

 » « Ceux qui me connaissent savent que je ne danse pas sur les tables et que je n’aime pas me mettre en évidence « , dit-il. Il devra pourtant le faire car, au début du 21e siècle, le sport est envahi par le dopage, la corruption, la politique des amis, la vanité et l’argent. Son intelligence, sa sobriété, son stoïcisme et son sens de la diplomatie jouent en sa faveur. Mais surtout, il voit comment le sport doit évoluer en rapport avec ses valeurs basiques afin de continuer à signifier quelque chose et d’avoir du succès. Il veut dégraisser et moderniser au profit de la beauté du sport. Il n’est pas manager mais il travaille sur base de plans, sans fioritures.

 » J’essaye que tout soit clair, précis, concis, je ne suis pas un romancier mais j’aime réfléchir de façon abstraite et résoudre les problèmes.  » Il est le manager du 21e siècle. Ce n’est pas un patron autoritaire, pas un statisticien ni un garde-chiourme enfermé dans sa tour d’ivoire pour qui la fin justifie les moyens mais quelqu’un qui écoute, communique, reste droit et modeste. Il a l’esprit d’équipe, prône une direction solide et éthique et est conscient du rôle social du CIO. Ce n’est pas un opportuniste mais un idéaliste.  » Je pense que le CIO a besoin de quelqu’un qui insuffle des idées, qui construise des ponts et soit capable de résoudre les conflits « , dit-il.

C’est un bourreau du travail, un stakhanoviste.  » J’ai cela dans le sang « , dit-il.  » Je commence tôt le matin et je termine tard le soir.  » Van Meerbeek :  » Avec Rogge, c’est l’essentiel d’abord. Il n’a pas peur de laisser des choses de côté si elles ne sont pas prioritaires.  » Rogge a raconté à PhilippeVandeweyer, journaliste sportif au quotidien Le Soir, qu’en douze ans de présidence du CIO, il n’a pas fait plus de trois fois de la voile sur le lac de Genève. Il commençait à travailler à huit heures et terminait entre dix-neuf et vingt heures.

A l’instar des commis d’Etat, ces gens qui passent leur vie au service de la patrie, Rogge est un grand commis du sport.  » Son sens du devoir est énorme « , dit Claeys.  » S’il voit une petite possibilité d’assister à la cérémonie des 100 ans du comité olympique ouzbek, il ira. Je pense qu’il ne s’occupe pas trop de ses limites. Il le fait parce qu’il pense que c’est nécessaire.  » En général, il s’entend bien avec les journalistes et la collaboration s’est très bien passée. Il donne l’impression d’aimer les débats d’idées, de les amener lui-même sur la table et de pouvoir aller au fond des choses. Il ne prend jamais personne de haut et quand il commence à connaître les gens, il les appelle par leur prénom.  »

En treize ans de présidence, il a cependant fortement vieilli. Sa voix s’éteint parfois.  » J’ai eu l’occasion de le suivre pendant un week-end à Budapest lors du centenaire du comité olympique hongrois « , dit Vandeweyer.  » De la réception aux discours, de la séance académique au dîner. C’était très ennuyeux pour lui, même s’il était à chaque fois reçu comme un chef d’état.  »

Sadi Claeys :  » Rogge prend du plaisir à rendre service. Il pense davantage aux autres qu’à lui-même et profite de la vie à sa façon.  » Vandeweyer :  » Il a réussi sa mission à la tête du CIO, c’est certain.  » JensWeinrich, journaliste d’investigation :  » Rogge a réalisé de bonnes choses mais il s’est aussi planté quelques fois. Ma plus grosse déception, c’est que le CIO n’est pas devenu plus transparent. Il n’y a pas de rapport financier annuel qu’on puisse contrôler. Seuls Rogge et son bras droit savent qui, quand et comment on devient membre du CIO. Et la communication du CIO est catastrophique. Un seul exemple : le soi-disant rapport d’évaluation des disciplines aux Jeux Olympiques de 2012 n’a toujours pas été rendu public alors que c’est sur base de celui-ci qu’on a supprimé la lutte du programme des J.O. 2020.  » ?

PAR FRANK VAN DEN KINKEL – PHOTOS: IMAGEGLOBE

Pour lui, le plus important en sport, comme dans la vie, n’est pas de gagner, mais de tirer le maximum de ses possibilités.

Pas question de favoritisme avec Jacques Rogge. Son fils, Philippe, a dû abandonner sa place à Sébastien Godefroid, en voile, aux Jeux Olympiques d’Atlanta, en 1996.

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