» J’imagine souvent le bateau partir sans moi… « 

N°1 mondial de sa catégorie en 2012, élu Yachtman belge de l’année 2013, le skipper liégeois nourrit deux objectifs : la Route du Rhum et le Vendée Globe. Rencontre à Lorient, au sud de la Bretagne, où l’air est iodé et l’océan Atlantique un terrain de jeu. Enfin, presque.

Lorient, 9 h 30. La scène est quelque peu apocalyptique. En cette matinée de décembre 2013, il n’y pas un chat dans les rues. La tempête Dirk, ses rafales de vent et ses trombes d’eau n’encouragent ni les lève-tôt ni le soleil à sortir de la chaleur des draps de leur lit. Les bunkers de la base sous-marine construite par les Allemands pendant la Seconde Guerre mondiale et les cars de CRS postés en rang en raison de la visite du Premier Ministre JeanMarcAyrault dans la ville rajoutent un brin de mysticisme. Le portrait d’EricTabarly, skipper mythique breton et le bruit des mâts nous sortent soudain de nos rêveries et nous rappellent l’objet de notre visite en Armorique : JonasGerckens.

Attablé à la table d’un restaurant du quartier, le skipper liégeois semble, ici, comme un poisson dans l’eau. Il faut dire que pour un voileux, la ville aux cinq ports, c’est un peu Disneyland pour un enfant de sept ans. Le Pôle course au large rassemble, en effet, sur un même site, plusieurs infrastructures dédiées aux courses nautiques au large : 880 mètres de ponton pour accueillir des grands bateaux, des coachs d’exception et des entraînements techniques et physiques réguliers.

 » C’est un pôle unique au monde « , confirme Jonas.  » C’est le plus gros centre de courses au large. Au niveau technique, on a vraiment tout ce dont on a besoin.  » Ce n’est pas donc un hasard si la ville accueille de prestigieuses courses (Solitaire du Figaro, Volvo Race…) et les meilleurs skippers mondiaux : JeanPierreDick, FranckCammas, MarcThiercelin ou encore YannElies y sont installés…

 » J’adore la Belgique mais je ne serais pas au même niveau si j’étais resté là-bas. Il y a une émulation entre les skippers, des entraîneurs de haut niveau. Les Français et plus particulièrement les Bretons sont les meilleurs du monde. Le pôle de Lorient est hallucinant « , s’enthousiasme le Liégeois, installé dans le Morbihan depuis seulement un peu plus d’un an. Lorient n’est pourtant pas sa première étape bretonne…

Sur l’eau dès l’âge de 2 ans

On dit souvent que tout le monde n’a pas le pied marin. Avec son père, Jonas, n’a quant à lui, pas vraiment le choix…  » J’ai été embrigadé dans le milieu de la voile dès 2 ans. Pendant quatre ans avec mon père, nous avons fait le tour de l’Europe.  » De retour sur la terre ferme, la famille Gerckens jette l’ancre à Saint-Malo ville d’où part la fameuse Route du Rhum. Pas trop loin de la mer, faut pas pousser…

La cité corsaire fournit à Jonas un cadre de vie idéal pour grandir et surtout, comme à de nombreux petits Bretons, des cours de voile à l’école. Ca change du volley, du badminton et du cross…  » On est finalement rentré à Liège où j’ai fait tout mon secondaire. J’ai fait très peu de voile. J’ai surtout fait un sport-étude judo. Je me suis ensuite blessé ce qui m’a empêché de faire des résultats.  »

Son diplôme de secondaire en poche, pas plus que cela passionné par les bancs de l’école, Jonas décide de retourner à ses premières amours et ainsi troquer son kimono et les tatamis contre un ciré et l’écume des magnifiques côtes finistériennes. Au large de Concarneau, sur l’archipel idyllique des Glénans, la plus grande école de voile européenne propose des stages dont ceux de perfectionnement d’une durée deux ans. Jonas saute le pas.

 » J’ai fait une formation de 15 jours puis c’est revenu très vite. J’étais bénévole au-pair nourri, logé et défrayé. On préparait les bateaux pour la Route du Rhum, j’étais moniteur l’été.  » Le Liégeois commence surtout à goûter à la compétition en participant au Tour de France à la voile.

Très vite repéré pour travailler sur le Vendée Globe, pris sous l’aile de MichelDesjoyeaux (double vainqueur de l’épreuve), il effectue ses premiers bords en Mini-transat : des courses au large sur des voiliers de 6,50 mètres. Jonas enchaîne les compétitions et prend petit à petit de l’expérience jusqu’à l’apogée de sa jeune carrière : la place de numéro 1 mondial dans sa catégorie en 2012.  » J’ai réalisé une année extraordinaire, j’ai aussi été vice-champion de France…  »

L’argent, éternel nerf de la guerre

En 2013, Jonas aurait aimé surfer sur la même vague. A défaut de plonger dans la grande bleue, la faillite de son principal sponsor le met dans le rouge…  » J’ai vraiment galéré durant les trois quarts de la saison. J’ai dû rembourser tous les frais. Je n’ai pas pu m’entraîner entre janvier et avril, je n’ai pas vu la compétition avant mai « , déplore-t-il.

Comme dans tous les sports, et plus particulièrement la voile, le nerf de la guerre reste l’argent. Le bateau coûte cher : 50 à 60 000 euros par an. Jonas a beau avoir le statut de sportif de haut niveau à l’Adeps, cela lui donne de la crédibilité et l’accès à des infrastructures mais pas de salaire…

 » J’ai un petit subside de la Fédération Francophone du Yachting Belge, mais je dois travailler à côté. On n’a quasiment que le sponsor. Ce n’est pas comme le football ou le tennis. On n’a pas 30.000 personnes dans un stade qui viennent nous voir, ce n’est pas la même échelle… Après, je ne sais pas qui a le plus de mérite entre un tennisman qui gagne Roland Garros et un navigateur quipasse le Cap Horn « , questionne-t-il. Je fais donc à côté des convoyages de bateaux. Pendant toute cette période, ma petite famille a pas mal encaissé…  »

Marié, père de famille, il a donc été contraint d’enfiler son costard pour partir à la pêche aux sponsors et décrocher tout récemment un nouveau contrat avec une boîte de consultance anversoise.  » C’est une PME, ce n’est donc pas un budget illimité. Mais cette année, je devrais devenir pour la première fois 100 % professionnel.  »

2014 s’annonce pleine d’espoir et de défis pour Jonas qui a disputé en octobre dernier la Mini-transat 6,50 : une traversée en solitaire entre Douarnenez et Pointe-à-Pitre en passant par Lanzarote (Espagne) sur un bateau de 6 mètres 50. L’ancien judoka comme les autres marins a été plongé dans une solitude totale, sans contact avec la terre durant près de trois semaines. Un bon moyen de se confronter aux éléments et d’expérimenter une relation intime avec la mer.

 » C’est la plus forte. On n’est pas forcément les bienvenus. On ne peut pas être contre elle… C’est une expérience incroyable. Il y a parfois des dizaines de dauphins qui vous suivent, on voit des ciels étoilés incroyables. Surtout, le temps est suspendu, on est coupé du monde . »

Route du Rhum et Vendée Globe

Quand tout va bien. La course au large est aussi très éprouvante. La gestion du sommeil notamment est très importante.  » On dort 5 heures en 24 heures par tranches de 20, 30 minutesmaximum près des côtes, une heure au large à cause des cargos. La météo est aussi capricieuse et compliquée à gérer.  »

Les conditions dantesques de l’édition 2013 ont ainsi rendu l’épreuve très éprouvante.  » Le départ a été reporté. Il y avait 35 à 40 noeuds de vent, des murs d’eau. Beaucoup ont cassé, c’était très dur que ce soit au plan mental et au niveau technique. Mais comme on dit ce qui ne tue pas te rend plus fort… « , philosophe-t-il.

La mort, justement, a déjà arrêté nombre de navigateurs parmi les plus chevronnés comme Eric Tabarly tombé à l’eau en 1998 ou son ancien équipier AlainColas disparu en mer au large des Açores 20 ans plus tôt…  » Je n’ai que très rarement peur en mer. C’est surtout après coup…Dans l’action tu penses à sauver ta peau mais c’est vrai que si je tombe à l’eau, c’est foutu. Tu as très peu de chance de t’en sortir. Quand la fatigue commence à venir, j’y pense. J’imagine souvent le bateau qui part sans moi…  »

Cette angoisse ne l’empêche pourtant pas d’écouter l’appel du large, de viser plus haut et de gonfler sa voile en route vers deux autres objectifs : La Route du Rhum et le Vendée Globe surnommé  » L’Everest de la Mer « . La crise a retardé ses plans mais Jonas vise toujours une participation à ces épreuves respectivement en 2018 et en 2020.

 » Je vais devoir faire plus sur le plan physique. Ce sont également des plus gros bateaux (Ndlr : 12 mètres pour la Route du Rhum, 18 mètres pour le Vendée Globe), ce qui demande de plus gros budgets… Pour faire le Vendée Globe, il faut par exemple un million d’euros…  »

En y arrivant il serait alors le second Belge de l’histoire à prendre le départ de cette prestigieuse course puisque seul PatrickdeRadiguès l’avait fait en novembre 2000. Ce dernier s’était échoué au Portugal après seulement quelques jours de course.

 » C’est un rêve mais la concurrence est de plus en plus forte. Le niveau explose. Il y a de plus en plus de skippers et de nationalités représentées. Les Français, Espagnols, Anglais, Néo-Zélandais et depuis peu des Chinois.  »

PAR JACQUES BESNARD À LORIENT

 » Entre un tennisman qui gagne Roland-Garros ou un navigateur qui franchit le Cap Horn, je me demande vraiment qui a le plus de mérite.  »

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