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 » J’ENVIE LES GARDIENS QUI GAFFENT « 

Il est une légende vivante : Gianluigi Buffon (39 ans), le gardien mythique de la Juventus, champion du monde 2006, nous plonge dans son univers.

Gianluigi Buffon démontre comment on mène avec classe une interview accordée à un magazine étranger, lorsqu’il nous fixe rendez-vous à Turin. Une élégante veste en cuir, des lunettes solaires bleues et, surtout, une excellente humeur. La salle du club turinois devient rapidement le théâtre d’une conversation passionnante sur la vie, le football et l’homme Gianluigi Buffon. Il n’hésite pas à exprimer son estime pour le football allemand comme son admiration pour son compatriote du Bayern, Carlo Ancelotti.

Vous vous êtes défait de votre style Tom Selleck. Au soulagement général ?

GIANLUIGI BUFFON : L’opinion des gens sur les questions d’esthétique et de style me laisse indifférent. Mais ma famille et mes amis étaient très heureux que je l’abandonne. (Rires)

C’était l’expression du masochisme inhérent au métier de gardien ?

BUFFON : Peut-être, car un gardien doit être maso. Sinon, il n’aurait pas choisi ce poste. On peut le comparer au rôle de l’arbitre. Cette volonté constante de diriger les autres, d’exercer un pouvoir sur eux. Cette tendance masochiste est latente aussi parce que je ne peux qu’encaisser un but, jamais en marquer, tout en étant constamment conspué. Il faudrait que les psychologues étudient cet aspect contradictoire.

Vous êtes le seul gardien de but de votre famille, qui compte des sportifs professionnels accomplis. C’était un avantage ?

BUFFON : Mes parents ont eu du succès en athlétisme, mes deux soeurs en volley. Ces gènes m’ont certainement avantagé physiquement et mentalement. Toutefois, il n’y a jamais eu la moindre pression à la maison, pas plus que de la jalousie. Les succès de ma famille m’ont motivé mais sans que je sombre dans l’obsession de devoir surpasser à tout prix mes soeurs.

Votre carrière, au début, a démarré dans le champ ?

BUFFON : En effet. En catégories d’âge, je jouais dans l’entrejeu. Dans un match de la sélection toscane à San Siro, en 1989, j’ai même failli marquer. Malheureusement, mon coup franc a percuté la latte. Je jouais parfois au libero. Cette expérience m’a été très précieuse quand j’ai définitivement pris place dans le but. Elle m’a permis de mieux lire le jeu mais aussi d’être assez bon dans le maniement du ballon, ce qu’on ne demandait pas encore à un gardien.

 » J’AIMAIS LE STYLE DE THOMAS N’KONO ET DU CAMEROUN 1990  »

Vous n’avez pas parfois envie de monter au jeu et de marquer ?

BUFFON : Cette idée m’a souvent traversé l’esprit durant mes premières saisons. Maintenant, je suis trop vieux et trop fragile pour de telles escapades. Je suis bien content de rester dans ma cage en espérant avoir du travail.

Pendant le Mondial 1990, Thomas N’Kono, le gardien du Cameroun, est devenu un de vos modèles. Vous avez même donné son nom à votre premier fils. Ça semble incroyable.

BUFFON : J’aimais son style et ses dégagements dingues du poing, à 30 ou 40 mètres. Je n’ai plus jamais vu ça.

Pourquoi le Cameroun était-il magique, à cette époque ?

BUFFON : L’Italie organisait ce Mondial. J’avais douze ans et c’était le premier tournoi que je suivais en connaissance de cause. Je collectionne les albums Panini depuis toujours et rien qu’en ouvrant les sachets, j’étais fasciné par le Cameroun. Je trouvais le surnom des joueurs, les Lions Indomptables, absolument génial. En plus, leurs noms exotiques étaient attirants. J’aimais ce style si différent de l’européen, cet engagement, cette modestie. Le Cameroun dégageait une énergie incroyable.

Le Cameroun a séduit.

BUFFON : Oui, vraiment. Je n’ai plus vu d’équipe africaine aussi excitante en Coupe du Monde. J’étais vraiment séduit, corps et âme. J’ai pleuré quand il a été éliminé dans les prolongations des quarts de finale par l’Angleterre, d’une façon plutôt malheureuse. C’était comme si l’Italie avait été éliminée. Le Cameroun 1990 est sans doute le dernier souvenir merveilleux d’un autre football. Beaucoup de gens me demandent si je flashe encore sur le Cameroun de nos jours. Je continue à le suivre mais pareil conte de fées ne se reproduira plus. La mondialisation a changé le football. Beaucoup d’Africains évoluent maintenant en Europe. C’est pour ça que 1990 reste si spécial.

 » JE ME SENS MIEUX DANS MA PEAU QUE QUAND J’ÉTAIS JEUNE  »

Votre carrière professionnelle a débuté à Parme en 1995. Vous aviez 17 ans et c’était aussi une autre époque. Vous vous souvenez de ce 19 novembre 1995 contre Milan ?

BUFFON : Ce sont surtout les émotions qui me sont restées. Ce bonheur d’avoir atteint la Serie A a été plus fort que la nervosité. Avant le coup d’envoi, Hristo Stoichkov m’a murmuré :  » Gigi, fais aussi bien qu’à l’entraînement, c’est tout !  » Moi, j’ai pensé,  » Oui, Hristo, débuter dans un grand match, c’est comme un entraînement.  » Mais je me suis contenté de hocher la tête. Heureusement, j’étais dans un bon jour et grâce à quelques parades, j’ai assuré le 0-0.

Votre entraîneur, Nevio Scala, avait déclaré qu’à cause de vous, il risquait d’être interné…

BUFFON : J’étais un adolescent sans aucune maturité et je faisais souvent le contraire de ce qu’on me disait. J’étais un jeune convenable quand même et on me passait certaines choses, ne serait-ce que parce que j’arrêtais beaucoup de ballons. Mais de là à m’aligner à 17 ans… Scala lui-même était conscient qu’il fallait avoir une solide portion de courage et un brin de folie.

Votre transfert à la grande Juventus, en 2001, illustrait votre nouvelle maturité d’adulte ?

BUFFON : Pas vraiment. Les deux premières années, j’étudiais encore et je n’ai gagné en maturité que par la suite. Je me sens beaucoup mieux dans ma peau que quand j’étais jeune et je parviens à éviter les excès dans la vie publique, et avec eux les polémiques inutiles. Les gens qui me prennent pour un con ne diront jamais pourquoi. Ils m’insultent ou me méprisent parce que je suis connu et que je gagne plus d’argent qu’eux. Je me contente de les ignorer. Je ne me défais de mon masque que dans ma sphère privée.

 » LE FOOTBALL ITALIEN A ENTREPRIS SA REMONTÉE  »

Ce n’est pas lassant de se balader depuis des années en championnat ?

BUFFON : J’espère bien fêter notre sixième titre d’affilée en mai. Aucun club italien n’y est encore parvenu.

L’AS Rome est dirigée par des Américains et bientôt, les deux clubs milanais seront en mains chinoises. Qu’en pensez-vous ?

BUFFON : Pauvre Italie ! C’est une défaite pour le calcio et nos traditions, un triste reflet de la mauvaise situation économique de notre pays pour le moment. C’est la preuve que des entrepreneurs – et il y en a en Italie – ne veulent plus investir dans une relance du calcio. Ils ne s’y connaissent pas en football et ont peur de se ruiner. Quand on investit, on commence par perdre de l’argent. Ceux qui sont audacieux peuvent aussi perdre à terme. En revanche, un projet intelligent engendre du profit en football aussi.

L’époque où le football italien faisait figure de terre promise est-elle révolue ?

BUFFON : Le football italien a été dopé financièrement. Nous vivions au-dessus de nos moyens, en dépensant des sommes que nous ne pouvions pas nous permettre. Mais l’euphorie suscitée par le football ne disparaîtra jamais d’Italie. Je crois qu’il y a des cycles. Nous avons entrepris notre remontée et peut-être que dans quatre ou cinq ans, la Serie A sera de nouveau le meilleur championnat d’Europe.

Il faudra beaucoup d’argent pour ça. Franchement, un footballeur vaut-il cent millions d’euros, voire plus ?

BUFFON : Il y a quelques années, j’aurais dit que c’était de la folie pure mais depuis, je considère que ce sont des deals économiquement normaux, qui rapportent de l’argent à une société. Un grand club est désormais une entreprise et les grands joueurs en sont l’image. Beaucoup d’emplois dépendent d’eux.

 » J’ÉTAIS PLUS FRAGILE QUE JE NE LE PENSAIS  »

Vous avez été sujet à une dépression en 2003. Après coup, vous avez dit que Marilyn Monroe s’était trompée en disant qu’il valait mieux pleurer seule dans une Rolls-Royce que dans un métro bondé. L’argent n’est donc pas une garantie de bonheur ?

BUFFON : Non. Beaucoup de gens souffrent de dépression et chercher à y échapper grâce à des biens matériels est idiot. Je me suis découvert plus fragile que je ne le pensais. Si j’ai sombré, c’est à cause de mon style de vie fou de cette époque. Je cherchais d’autres plaisirs que le football, sans avoir honte d’en parler ouvertement. Je pense que l’essentiel a été de ne jamais prendre de médicaments. Ça m’a permis de rester plus conscient, maître de mon destin, de ne pas dépendre de pilules. Ça a été la clef de ma guérison.

Vous n’êtes pas marqué quand une erreur de Buffon met toute la Botte en émoi, comme si c’était un tremblement de terre ?

BUFFON : Je suis mon principal critique. Quand je commets une erreur, je subis un choc car je n’en ai pas l’habitude. Il me faut souvent dix jours pour retrouver mon équilibre. Franchement, j’envie parfois les joueurs qui gaffent. Ils ne le perçoivent pas comme un tsunami, tandis que moi…

La saison passée, le premier but que vous avez encaissé après 974 minutes a donc été un choc ?

BUFFON : Non, plutôt une délivrance. On ne parlait que de ça depuis des semaines. Je suis content de ce record de Serie A, bien sûr, mais il est l’oeuvre de toute l’équipe. Je n’aurais jamais réussi ça en jouant pour la lanterne rouge.

 » JE FINIRAI SANS DOUTE À L’ASILE  »

Vous avez déjà traversé une phase durant laquelle vous avez pensé : je n’ai plus envie de jouer ?

BUFFON : Franchement, depuis cinq ans, je me demande toutes les deux semaines pourquoi je continue à m’infliger ça. Mais c’est justement ce combat intérieur, ce défi, qui me motive, à 39 ans, semaine après semaine. Je finirai sans doute à l’asile !

En champion du monde. Comment avez-vous vécu 2006, du scandale des matches achetés de la Juventus à la victoire à Berlin ?

BUFFON : Cette joie a été éclipsée par la pesanteur de l’ambiance. Je n’ai pas vraiment savouré ce triomphe. Ce Mondial m’a usé physiquement et mentalement. Ce titre ne m’a donc pas procuré de vraie joie. Plutôt la plus grande délivrance de ma carrière. Il y a un moment que je n’oublierai jamais, en tout cas.

Lequel ?

BUFFON : Je l’ai encore raconté hier à mes enfants : après la demi-finale contre l’Allemagne, nous sommes rentrés à notre hôtel de Duisbourg en pleine nuit. Une mer de tifosi en bleu pâle a entouré notre car. À quatre heures trente du matin et en Allemagne ! Je ne l’oublierai jamais. J’ai réalisé l’impact qu’un footballeur avait. Nous en revenons à votre question sur l’argent : dans une certaine mesure, les footballeurs sont des artistes, qui inspirent des émotions inouïes aux gens pendant 90 minutes, que ce soit de la joie ou de la colère. Les émotions sont le moteur de la vie. Or, qu’est-ce qui en déclenche plus que le football ? La drogue, peut-être, mais je n’en ai jamais consommé.

Une émotion fait encore défaut à votre carrière : avec 101 matches, c’est vous qui avez disputé le plus de matches européens pour la Juventus…

BUFFON : … et deux avec Parme. Je ne sais pas si ça s’appelait déjà la Ligue des Champions. L’UEFA a changé le nom de l’épreuve trois ou quatre fois !

 » JE NE SUIS PAS OBSÉDÉ PAR UNE VICTOIRE EN LIGUE DES CHAMPIONS  »

Vous aimeriez certainement clôturer la saison en cours avec 106 matches pour la Juve, non ?

BUFFON : C’est clair, la Ligue des Champions fait défaut à mon palmarès et je ne rajeunis pas. Je ne suis pourtant pas obsédé par l’idée de gagner cette coupe. Je l’aime mais pas au point qu’elle me motive au jour le jour. D’ailleurs, si j’avais déjà gagné tous les trophées possibles, je périrais d’ennui.

Comment jugez-vous la Juventus par rapport aux favoris que sont le Bayern, le Real ou votre adversaire en quarts de finale, le Barça ?

BUFFON : Nous ne valons pas ces équipes, sur base de la classe individuelle. Des grands clubs comme Barcelone ont acquis une énorme assurance dans ces rencontres décisives, au fil des années. Pas nous. La Juventus vient à peine de se relancer à ce niveau car pendant dix ans, nous n’avons pas joué de rôle de premier plan en Champions League.

Carlo Ancelotti, votre ancien entraîneur, possède cette expérience. Ses succès vous ont surpris ?

BUFFON : En plus, il est confortablement en tête de la Bundesliga avec le Bayern. Chaque triomphe de Carletto me comble. Je m’énerve beaucoup quand on le réduit à l’image d’un type incroyablement sympathique. Il l’est, bien sûr, mais Carletto a aussi gagné des dizaines de trophées. Il n’est donc pas seulement un type fantastique mais un formidable entraîneur. Malheureusement, on l’oublie souvent. Il a quelque chose en plus que les autres entraîneurs et il ne cesse d’étaler sa classe. On emploie trop souvent le terme phénomène en football. Ces phénomènes perdent une fois, deux fois, cinq fois alors qu’un phénomène doit gagner, quand même. Quand on dit que Buffon est un phénomène, il doit le prouver par des résultats réguliers. Sinon, nous sommes tous des phénomènes de classe mondiale. En revanche, Carlo Ancelotti est vraiment un phénomène.

Vous êtes professionnel depuis près de 22 ans. Qu’est-ce qui a changé, pour les gardiens ?

BUFFON : Depuis sept ou huit ans, le gardien joue davantage des pieds. C’est souvent de lui que part la relance, ce qui nécessite une meilleure technique de base. On oublie parfois que le gardien doit avant tout surveiller son but. Je ne supporte pas qu’on juge un gardien sur son talent à jouer des pieds. C’est un manque de respect et c’est contraire à la logique : le gardien doit avant tout défendre son but – sortir, dégager du poing, s’emparer du ballon, etc. Ce n’est qu’ensuite qu’on peut juger ses autres talents.

 » J’AI TOUJOURS ADMIRÉ L’ALLEMAGNE  »

Que pensez-vous de Manuel Neuer, sous ces deux aspects ?

BUFFON : Grandissimo. Grandiose. Il est robuste et plein d’assurance. Son aura calme l’équipe, il est fort avec le ballon et pare les tirs les plus incroyables. Neuer imprègne son temps. Il est depuis des années l’étalon de la catégorie  » gardien moderne « .

Vous voyez tous les jours un collègue international de Neuer, Sami Khedira. Quelle est sa valeur pour la Juventus ?

BUFFON : C’est une véritable révélation. Je reconnais ne pas avoir suivi sa carrière attentivement avant son arrivée chez nous. Il me surprend par son intelligence de jeu, sa classe. Si je devais former une équipe, c’est lui que je choisirais en premier.

La Mannschaft semble vous impressionner.

BUFFON : J’ai toujours admiré l’Allemagne. Elle est un exemple pour chaque équipe nationale. Ce qui m’impressionne, c’est que, contrairement à l’Italie, l’Allemagne a toujours un projet de valeur. Par exemple, l’EURO 2000 a été décevant mais tous les Allemands ont tiré à la même corde et quelques années plus tard, l’équipe était à nouveau parmi les meilleures du monde. Pas grâce à son physique mais à sa classe technique. Les générations se succèdent sans pli. Des jeunes prêts à assumer de hautes responsabilités se présentent constamment. On dirait que c’est une source inépuisable, grâce à un travail grandiose en catégories d’âge. L’Allemagne va rester en tête du peloton : demi-finales, finale, victoire.

Tant de compliments alors que les matches contre l’Italie sont toujours très difficiles….

BUFFON : Je ne veux pas paraître arrogant mais toutes les grandes nations sont à la peine contre les Azzurri. C’est sans doute dû à notre discipline tactique, très inconfortable pour l’adversaire. Les Allemands ne sont pas les seuls à éprouver des difficultés contre l’Italie. Les Espagnols ne nous ont vaincus nettement qu’une seule fois en tournoi : en finale de l’EURO 2012, parce qu’après notre intense combat contre l’Allemagne en demi-finales, nous tenions à peine sur nos jambes. Globalement, notre avantage est aussi un inconvénient : nous nous compliquons la vie quand nous sommes favoris mais nous surprenons les autres quand nous sommes les outsiders.

L’Italie est quinzième au classement FIFA. Quel est votre pronostic pour l’avenir ?

BUFFON : Nous ne sommes pas encore au niveau des toutes grandes nations comme l’Allemagne mais attention ! Après une période de vaches maigres, la Serie A a produit quelques excellents jeunes. Je suis sûr qu’à partir de 2020, les Azzurri pourront aligner une équipe très costaude pendant au moins huit ans. Une équipe redoutable, qui lutte pour les trophées.

PAR OLIVER BIRKNER, KICKER – PHOTOS BELGAIMAGE

 » On se sert trop vite du terme phénomène en football  » – GIANLUIGI BUFFON

 » Scala était à la fois fou et courageux pour m’aligner à 17 ans.  » – GIANLUIGI BUFFON

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