» J’ai ma personnalité. Ou plutôt un sacré caractère… « 

Voici qui se cache vraiment derrière Thierry Henry, footballeur qui a gagné plus de trophées que la plupart des joueurs encore en activité.

On est au Red Bull Arena à Wals-Siezenheim, en Autriche et on a rendez-vous avec Titi. Pile à l’heure, l’un des footballeurs les plus accomplis au monde n’a rien d’une diva. Dans une enquête du Guardian, deux tiers des lecteurs considèrent la Major League Soccer (MLS) comme un championnat de footballeurs talentueux retraités. Qu’en penses-tu ?

Thierry Henry : Je ne lis plus la presse britannique et j’ai mes raisons. Et je me fous de ce que les gens pensent de la MLS. Ce que je vous dis, c’est qu’avec les New York Red Bulls nous avons battu Manchester City en début de saison et que nous aurions battu Tottenham si nous n’avions procédé à trop de changements à la mi-temps. Cette discussion me tape sur les nerfs. Quel est le meilleur championnat au monde ? En Angleterre, ils disent que c’est la Premier League, en Espagne la Liga et en Allemagne la Bundesliga. Cela ne me dérange pas. Je suis venu aux Etats-Unis pour remporter la MLS où il y a une foule d’excellents joueurs. Bien sûr, mon nom revient le plus souvent, comme celui d’autres gars qui ont joué en Europe.

Vous êtes l’ambassadeur de la MLS en Europe…

Je ne suis pas un ambassadeur de la MLS. Au mieux, je suis un ambassadeur du football, comme tous les gars là-bas qui gagnent leur vie en jouant et en s’entraînant. La MLS est tout aussi bien représentée par ces professionnels qui jouent dans le Colorado ou à Dallas que par moi. Il y a beaucoup de joueurs américains dont on ne connaît même pas le nom outre-Atlantique mais qui sont vraiment bons. S’ils jouaient en Europe, les gens seraient surpris de leur talent. Ce qu’il convient de dire aussi, c’est que les TV européennes boudent le championnat américain. Les gens n’ont donc aucune raison de faire la fine bouche alors qu’ils n’ont jamais regardé un seul match de cette compétition.

Diriez-vous néanmoins qu’il est plus facile de marquer des buts aux USA qu’en Angleterre, en Italie ou en Espagne ?

Cela dépend toujours de l’équipe. Il est plus facile de marquer des buts dans les équipes de classe mondiale comme Barcelone ou Arsenal que dans celles qui ne sont pas de la même qualité. Comme attaquant, le niveau de l’équipe dans laquelle vous évoluez détermine votre facilité à marquer. Si vous avez de bons coéquipiers, vous obtenez beaucoup de bons ballons, le reste va de soi. J’ai joué avec beaucoup de joueurs merveilleux et il n’a pas toujours été difficile de marquer des buts. En MLS, nous n’avons pas vraiment bien joué loin de nos bases à certaines occasions. Il m’était presque impossible de scorer parce que je recevais trois ou quatre ballons par mi-temps. Mais l’inverse est tout aussi vrai : si un attaquant ne revient pas aider en défense, l’arrière-garde va stresser, commettre des erreurs, l’équipe souffrira et le résultat ne pourra être que mauvais.

Pouvez-vous nous dire au moins que le niveau des équipes européennes est plus cohérent, plus prévisible que celles qui disputent la MLS ?

Quand j’ai déménagé à Barcelone, nous n’avons rien gagné la première saison. Ensuite, l’entraîneur Pep Guardiola est entré en fonction et tout à coup les buts ont commencé à venir d’eux-mêmes, le tout avec la même équipe, les mêmes joueurs. Les choses ont parfois besoin d’un déclic. La donnée la plus importante en football, c’est le niveau de confiance octroyé à l’équipe et assembler les blocs à la perfection. Les joueurs qui sortent d’une saison difficile peuvent alors soudainement regagner confiance, soutenir l’équipe et renforcer l’esprit de cohésion. Les bons managers sportifs peuvent tirer d’un groupe une courbe ascendante toujours en mouvement.

Lorsque les New York Red Bulls ont perdu la demi-finale retour de la MLS après avoir remporté leur match à domicile, quel est donc le déclic qui a manqué ? Même vous vous n’avez pas pu aider l’équipe…

J’étais blessé pour le match retour. Je m’étais tordu le genou à l’entraînement. Je n’aurais pas dû jouer du tout, mais j’ai dit au coach qu’il pouvait faire appel à moi s’il estimait avoir besoin de mes services. Il m’a fait entrer à la 85e minute, mais il était déjà trop tard. C’est le football. Peut-être avons-nous été trop confiants après avoir terminé premiers de la saison régulière et remporté la manche aller lors des play-offs. Vous n’irez jamais nulle part dans ce sport en adoptant ce genre d’attitude. San José nous a mis trois buts et a remporté la série à juste titre. Mais il y a toujours une prochaine fois…

Vous avez déjà gagné tout ce qu’il est possible de gagner…

Non, je n’ai pas tout gagné. Je n’ai pas encore fêté de titre en MLS. Et c’est pourquoi je suis ici. Je ne regarde jamais les trophées glanés dans le passé. Je regarde les titres que je veux encore gagner.

 » A Arsenal, on est resté invaincu toute une saison ! « 

Regardons tout de même un instant dans le rétro. De toutes les grandes équipes pour lesquelles vous avez joué, quelle est celle qui vous tient le plus à c£ur ?

Je parlais du même sujet avec un ami hier soir. Nous n’avons pas pu arriver à une conclusion définitive, seulement quelque chose de plus vague. Monaco sera toujours quelque chose de spécial pour moi parce que c’est là que j’ai commencé ma carrière et j’ai gagné le titre de champion de France. La Juve, c’était fantastique aussi…

Vous n’avez pourtant pas fait de vieux os à Turin. Qu’est-ce qui s’est réellement passé entre vous et l’ancien directeur général, Luciano Moggi ? Vous avez un jour déclaré qu’il était le seul à devoir s’expliquer sur ce qui s’est passé à l’époque.

En effet. Ce n’est pas à moi à vous dire ce qui s’est passé à l’époque. Il devrait le faire. Je dirais juste que je ne me laisse pas facilement marcher sur les pieds. J’ai ma personnalité. Ou plutôt un sacré caractère, en fait. Alors, après tout ce qui s’est passé, j’ai décidé de quitter la Juventus. La bonne nouvelle, c’est que tout ce que cela m’a endurci et rendu plus fort. Ma carrière a atteint un autre niveau à Arsenal. J’y suis devenu un homme. Ma fille est née à Londres, cette ville sera toujours synonyme d’une partie importante de ma vie. Nous sommes restés invaincus pendant 49 matches, soit toute une saison. Qu’une telle chose arrive dans le football moderne est un miracle, et je faisais partie de l’équipe qui a signé cet exploit. Je ne me souviens pas de plus d’un match sur trois avec les Gunners, mais nous avons toujours tout donné. Rétrospectivement, c’est fou ce que nous avons réalisé. Et mon amour pour le club a augmenté proportionnellement au soutien que je recevais des supporters. Quand j’ai dû quitter le club – j’ai expliqué pourquoi à plusieurs reprises ( NDLA : Henry a quitté Arsenal en raison du départ de son vice-président David Dein).Cela n’a pas eu d’incidence sur mon attachement à Arsenal. Je serai toujours un Gunner, aussi longtemps que je vivrai. Et comment pourrais-je ne pas avoir aimé Barcelone ? J’y ai gagné tout ce que je pouvais gagner, soit les six trophées possibles. Cette équipe, dont je faisais partie, a réécrit l’histoire du foot européen. Ce qui m’importe néanmoins, en tant qu’amoureux du jeu, c’est plutôt la manière avec laquelle nous avons conquis ces trophées, en développant un beau jeu, plutôt que leur nombre.

Pour beaucoup, le succès justifie n’importe quel style de jeu. Certains entraîneurs semblent même être fiers de remporter des titres sans se soucier du football proposé.

Oui, c’est ainsi que certains le pensent. Mais pas moi. Le football doit être un jeu. Oui, il faut jouer ! Et idéalement, un jeu comme le pratique le FC Barcelone.

Cela sonne un peu comme une déclaration d’amour pour le jeu qu’est le football. N’est-ce pas un luxe dans une société qui exige la réussite immédiate ?

Je sais ! La performance c’est ce qui compte aujourd’hui. Et puis, les gens vous jugent sur cette base. Moi aussi, en tant que sportif, j’affirme vouloir gagner à chaque fois que je joue. Et comme tout amoureux de football, je veux jouer et voir du beau football.

La passion qui nous habite quand on est gosse, qui nous fait courir à travers une pelouse après un ballon, est-elle encore présente au plus haut niveau du foot ? Qu’est-ce que cela signifie de jouer au football ?

Jouer au football, ce n’est pas faire des tours de magie. Faire une démonstration balle au pied n’est pas pareil à jouer au football. Jouer au football, c’est faire quelque chose d’utile avec la balle au bon moment. Prends Barcelone ou Arsenal : leurs détracteurs disent qu’ils passent la balle trop souvent. Ils ont tort ! Ils jouent comme ça pour faire bouger leur adversaire comme eux l’entendent. C’est alors que les brèches se créent, parce que le joueur adverse ne peut pas être à deux endroits à la fois. Cette dernière passe, celle qui crée une occasion de but, ne serait jamais arrivée s’il n’y avait eu tout le passing précédent. A l’exception de Lionel Messi, quand il finit l’action, Barcelone joue en une touche de balle. Arsenal fait de même. Il n’y a pas un truc. Aucune ostentation. La clé, c’est une passe la plus limpide possible. Vous pouvez détecter une bonne équipe à sa façon de faire énormément courir son adversaire. Le bon football semble facile.

 » Le foot, c’est un jeu d’échecs à grande vitesse « 

Donc on en revient à la compréhension du jeu par un enfant, après tout ?

Oui, mais avec un objectif précis. La joie ressentie en jouant est la même que celle éprouvée par un enfant. Mais vous devez aussi prendre en compte le facteur précision et mathématique. C’est comme aux échecs, se déplacer progressivement. Un jeu d’échecs à grande vitesse.

Votre regard sur le football a-t-il changé au fil des ans ?

J’aime ce jeu et je l’aimerai toujours. Lorsque j’ai commencé à jouer, je n’aurais jamais pensé devenir un jour joueur professionnel. Je voulais simplement jouer. En plus, les perdants devaient payer la pizza aux gagnants. Quand je perds, je me fâche aujourd’hui de la même manière qu’à l’époque. Dans le passé, je n’adressais pas la parole à mes adversaires pendant une semaine s’ils avaient gagné l’un de ces matches pizza. Je ne peux plus me permettre un tel comportement parce qu’on attend de nous qu’on soit professionnel jusqu’au bout et qu’avec les nouvelles technologies on peut vous surprendre partout. Mais je me sens toujours le même. Si quelqu’un vous tacle, vous voulez réagir. Pas parce que vous êtes un bad guy, mais parce que c’est dans la nature du jeu. Les gens sont toujours choqués quand ils me voient jouer avec mes amis ou avec mon père et mon frère.

Pourquoi donc ?

Parce que nous jouons de manière très virile. On oublie ce que veut dire un père, un fils, un frère, etc. Tout tourne autour du ballon : vous voulez le ballon ? Essayez de me le prendre !

Gagner en jouant mal, cela vous dérange ?

Tout le monde est toujours heureux de prendre les trois points. Mais je n’ai jamais vraiment été heureux après des victoires non méritées.

Êtes-vous perfectionniste ?

J’essaie de l’être même si je sais que c’est impossible. Personne n’est parfait.

Imaginons un match où vous réalisez un hat-trick, mais en ratant une occasion énorme. Où vont vos pensées après la rencontre ?

En priorité le pourquoi de cette occasion manquée, assurément, et puis aussi ce que j’aurais pu faire de mieux dans mon match.

Pensez-vous que cela vient de votre père et de votre enfance en banlieue parisienne ?

J’en suis certain, oui.

Vous souvenez-vous de la première fois où votre père vous a dit qu’il était fier de vous ?

Il ne me l’a jamais dit. Mon père ne dit pas ce genre de choses. Tout au plus vous le devinez dans son regard. Je pense qu’il doit avoir été fier de moi lorsque nous avons gagné la Coupe du Monde. Mon père m’a appris à ne jamais être satisfait de ce que vous avez réalisé. Vous pourriez ne pas être en mesure de réaliser tout ce que vous voulez atteindre, mais vous pouvez toujours essayer de vous rapprocher de votre but ultime.

Est-ce un trait de caractère souhaitable ?

Je n’ai jamais eu de problème avec mon père, si c’est ce que signifie votre question. Il voulait que je joue au football et je voulais la même chose. Ç’aurait pu être un problème s’il avait voulu me lancer dans la gymnastique. Enfant, je voulais plaire à mon père. C’est tout à fait normal : le père est l’idole en chef de chaque garçon, non ?

Votre père vous a-t-il mis une grosse pression ?

Je ne le dirais pas en ces termes. Il a juste toujours été là pour moi. Mais je n’ai pas besoin de mon père pour me mettre la pression. Je me la mets moi-même. Lorsque vous êtes gosse, vous voulez que votre famille et votre père soient fiers de vous. Ce fut la plus lourde pression que j’ai jamais ressentie. La pression de gagner un match quand mon père venait voir le dimanche après-midi lorsque j’avais 8, 9 ou 10 ans était bien plus forte que la pression à laquelle je fus soumis plus tard dans un stade plein à craquer.

 » A 7 ans, mon premier match avec mon père : PSG-Rennes « 

Vous rappelez-vous le premier match que vous êtes allé voir avec votre père ?

Bien sûr. C’était Paris Saint-Germain contre Rennes au Parc des Princes. Je devais avoir environ sept ans. Il y a certaines choses que vous n’oubliez jamais.

Comment le sport a-t-il contribué à forger votre personnalité ?

J’ai grandi très vite. A 16 ans, j’étais encore à la maison. A 19 ans, je jouais pour mon pays et des milliers de gens scandaient mon nom. A 20 ans, je gagnais la Coupe du Monde. Il s’agit d’un ajustement brutal. Donc il n’y a pas d’autre choix que de grandir rapidement. Il n’y a pas à combattre cet état de fait, même si tout ce que vous voulez faire est de jouer au football.

Les footballeurs sont des héros des temps modernes alors ?

Je ne suis pas un héros ! Je serais un héros si j’avais sauvé des vies.

Mais vous avez fait des heureux…

C’est différent. Peut-être que j’ai procuré un certain plaisir aux gens, mais cela n’a certainement pas toujours été le cas. Vous ne pouvez pas gagner chaque match. Oui, les gens vont au football pour oublier leur quotidien et faire l’expérience du bonheur, de la joie, de la beauté et de la passion pendant 90 minutes. Est-ce que cela fait de moi un artiste ? Oui, peut-être. Mais pas un héros.

Vous êtes certainement un héros pour certaines personnes. Vous consacrez en effet beaucoup de temps et d’argent aux bonnes causes, tout en restant discret à ce sujet…

Ce n’est pas le genre de choses qui appartiennent au domaine public. Certaines choses font partie de mon travail : garder les sponsors heureux, donner des interviews, répondre aux fans, etc. D’autres choses sont privées. Si je donne, c’est parce que je veux aider les gens et pas pour ma gloriole personnelle. J’essaie d’être honnête et de rester moi-même. Ce n’est pas toujours facile, même si j’ai eu le privilège d’une bonne éducation.

Qu’est-ce que votre père dirait à votre propos dans une interview ?

Il ne donnerait jamais d’interview.

Cela veut tout dire, n’est-ce pas ?

C’est l’image que vous avez de mon père. Vis-à-vis de moi, c’est mon père et la signification est différente. Nos relations, cela aussi c’est du domaine privé.

Vous parlez beaucoup de votre père, mais à peine à tous de votre mère. Qui est-elle ?

Ma mère est une femme comme il y en a des millions, une mère aimante qui a toujours pris soin de nous. C’est une personne très simple. Très détendue.

 » A New York, je prends le métro… « 

J’imagine que vous pouvez marcher tranquillement dans les rues de New York, sans être reconnu. Cela doit être la première fois depuis des années. Que ressentez-vous ?

New York est une ville cosmopolite et donc il y a toujours des gens qui me reconnaissent. Les Européens sous-estiment l’ampleur que prend le soccer aux Etats-Unis. Nombreux sont les Américains qui commencent aussi à me reconnaître. J’ai déjà pris trois fois le métro pour aller à l’entraînement. Cela aurait été impensable en Europe.

Est-ce un luxe d’être en mesure de prendre le métro ?

La vie normale n’est pas un luxe.

Qu’est-ce que la vie normale ?

Je fais ce que n’importe quel autre New-Yorkais ferait. Je vais à Central Park et je m’assieds sur un banc sans parler à personne si je veux simplement m’asseoir et réfléchir. Je me promène. Je vais voir un spectacle à Broadway ou un match de NBA.

Où allez-vous vivre une fois votre carrière sportive terminée ?

A New York aussi longtemps que dure mon contrat. A long terme, je me vois partager mon temps entre New York et Londres. Mais qui peut prévoir ce qui se passera et les opportunités que la vie m’offrira ?

Souhaitez-vous rester impliqué dans le football après avoir arrêté de jouer ? Beaucoup de vos collègues en ont assez de ce sport en fin de carrière.

Je peux les comprendre. Le football professionnel, ça peut fatiguer après un certain temps. Mais je n’ai pas d’autre alternative car j’aime trop ce jeu. Quelle que soit la façon dont se terminera ma carrière active, je garderai toujours des liens avec le football. Êtes-vous un bourreau de travail ?

Oui, avec tous les aspects positifs et négatifs que cela suppose. Lorsque vous avez une idée, vous devez la réaliser et ne pas rester les bras croisés. Il faut sans cesse entreprendre des choses. Et quand on le fait, c’est avec un engagement à 100 %, indépendamment de ce qu’on fait.

PAR WERNER JESSNER ET BERND FISA, AVEC L’AIMABLE AUTORISATION DE THE RED BULLETIN.

 » Ma carrière a atteint un autre niveau à Arsenal. J’y suis devenu un homme. Ma fille est née à Londres, cette ville sera toujours synonyme d’une partie importante de ma vie. « 

 » A Barcelone, plus important que les trophées gagnés, c’était le jeu… « 

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