« J’AI JOUÉ AVEC DES OURS »

Une escapade dans une Ukraine en guerre, ça vous marque un homme. Et ça nous rapporte quelques chouettes anecdotes. Le Camerounais se déboutonne avant son retour à Genk avec le maillot du Lierse.

Genk – Lierse, mardi prochain, 13e journée, un bête match ? Pas pour Eric Matoukou. Roc camerounais de 31 ans devenu lierrois en fin de mercato après un séjour de trois ans en Ukraine mais surtout un parcours de près de huit saisons à Genk. Avec plus de 200 matches et la troisième place au classement des joueurs qui ont le plus porté ce maillot. Aussi une Coupe de Belgique et le titre en 2011 pour clôturer l’aventure.

Eric Matoukou : Un retour à Genk, ça aurait pu être bien après l’Ukraine. Je croise des supporters qui m’en parlent. Ma priorité était de revenir en Belgique, aussi parce que ma famille est toujours restée ici, et je suis heureux de m’être recasé au Lierse. J’ai bien travaillé avec le préparateur physique de Genk pendant les vacances, je pense revenir très vite à mon meilleur niveau. Le Lierse, c’est un défi. Avec un nouvel état d’esprit : pour la première fois de ma vie, je peux jouer uniquement pour le plaisir, pour la passion. Parce que j’ai bien gagné ma vie en Ukraine. Je sens que je compte dans ce club. Tomasz Radzinski voulait de l’expérience et du tempérament, il sait que j’ai tout ça. Eric Matoukou est de retour dans le championnat de Belgique…

Tu attends quel genre de retour à Genk ?

Un retour plein d’émotions. Genk a été mon premier club de haut niveau et toute ma vie est ici depuis longtemps. La région m’a adopté, j’y habite toujours. J’avais importé à Genk des cris de victoire du Cameroun, des cris pour galvaniser les joueurs avant les matches, le public se souvient de tout ça.

Tu étais parti sur un titre, donc par la plus grande porte !

Oui. Mon plus beau jour avec Genk, évidemment. Le fameux match contre le Standard en 2011, je l’ai joué. Avec Thibaut Courtois, Chris Mavinga, Kevin De Bruyne, Jelle Vossen et les autres. J’étais là. Ce soir-là, j’ai eu l’impression que quelque chose tombait sur moi. Comme si une voix me disait : -Maintenant, tu dois partir, aller voir comment ça se passe ailleurs. C’est le moment. Une Coupe et un titre, donc j’avais tout gagné en Belgique.

 » A Dnipro, je suis tombé sur un coach qui n’aime pas les Noirs  »

Mais tu signes en Ukraine uniquement (ou presque) pour l’argent, avoue…

Je te corrige, je ne signe pas dans n’importe quel club ! Je sais que des gens ont été choqués. Eric Matoukou en Ukraine… Mais Dnipro, c’est du costaud, ça vient juste derrière le Dynamo Kiev et le Shakhtar Donetsk.

Au bout du compte, tu as été prêté la plupart du temps. A Arsenal Kiev et à Volyn Lutsk. Et ce n’est pas le même tableau !

Ah, pour moi, ça commence mal à Dnipro. Je tombe sur un coach qui n’aime pas les Noirs. Directement, les Africains du noyau me disent : -Sois courageux parce que ça ne va pas être simple. Le coach me dit : -Tu jouais avec le meilleur gardien du monde, Thibaut Courtois. Puis il me demande : -Tu étais dans quel club ? Il voulait m’humilier, me provoquer, me montrer qu’il ne savait rien sur moi. J’ai réagi, ça a été le clash.

Plus tard, tu dis que tu pardonnes les réactions racistes dans les stades sous prétexte que ces gens-là ne gagnent que 200 dollars par mois et ont besoin du foot pour se défouler…

Je ne les pardonne pas mais je les comprends. Pour la plupart, ils ne sont jamais sortis de leur ville, ils n’ont pas vu grand-chose dans la vie. Et le stade, pour eux, est un endroit où ils peuvent tout se permettre. Ils s’épanouissent un peu… Les directions de clubs ne bronchent pas, la police laisse faire, les arbitres n’arrêtent jamais les matches. Les footballeurs, eux, acceptent tout ça, peut-être parce qu’ils ont un tas d’avantages sur le côté. En Ukraine, c’est comme en Afrique, un joueur de foot a des traitements de faveur partout où il va. On lui ouvre la porte partout.

Tu as vécu à Kiev et dans la partie est de l’Ukraine : deux mondes complètement opposés.

Evidemment. J’ai été frappé par la différence, comme tous les étrangers qui séjournent dans ce pays. A Kiev, tu es en Europe. Mais déjà, dès que tu sors de la ville, dès que tu es à 50 kilomètres, ça change très fort, tu es directement en panique… Et Dnipropetrovsk, c’est la région de Donestk, donc proche de la Russie. Quand j’étais gosse puis adolescent, en Afrique, je n’ai vu que des gens souriants. Les Ukrainiens n’ont pas cette chaleur naturelle, cette envie permanente de sourire, ils sont plus froids. Et ils ont un rapport particulier avec les gens qui ont de l’argent. Je le voyais à leur tête, à leurs réactions quand j’allais dans un resto chic, par exemple.

Tu t’es souvent senti en danger ?

C’est un pays où il y a certains risques… J’essayais donc de rester discret.

Donc, tu roulais en Lada plutôt qu’en Porsche Cayenne ?

(Il rigole). Non, pas en Lada, quand même. Tu dois être réservé et aussi chercher les bons amis. Comme dans n’importe quel pays sensible au point de vue de la sécurité. Tu dois trouver des gens capables de te protéger. Je n’avais pas de garde du corps mais quelques potes costauds.

 » J’ai fait le service militaire que je n’ai pas fait au Cameroun  »

C’est vrai que tu as joué avec des ours à Lutsk ?

(Il éclate de rire). Je fais 1m86, et quand j’arrive dans ce club, je suis le plus petit des défenseurs. Tous des castards de 2 mètres, oui des ours… Je me sens tout petit. Là-bas, je fais le service militaire que je n’ai pas fait au Cameroun. Avant le début de mon premier entraînement, je vois des joueurs qui partent courir dans la montagne avec un sac à dos rempli de sable. On doit être au centre à 10 heures du matin et on y reste jusqu’au soir. Le coach est un ancien général des forces armées. Et sur le terrain, on se rentre dedans, ça tacle de tous les côtés. Incroyable mais ça restera un bon moment de ma vie.

 » Ils sont cagoulés et armés, ils m’arrêtent, je suis noir, j’ai peur  »

Tu es encore en Ukraine quand la guerre commence : tu la vis comment ?

Je ne prends plus ma voiture, je ne me déplace plus qu’avec un taximan que je connais. Parce que si un pays pareil a un gros problème, tu sais que les gens vont encore plus essayer de trouver de l’argent. Et je quitte mon appartement dans le centre de Dniepropetrovsk pour m’installer à temps plein à notre centre d’entraînement, où on a des chambres. Dès que ça bouge à Donetsk, on sent les effets à Dnipropetrovsk et pas mal de gens qui fuient les combats à Donetsk viennent s’y installer. Le pays est sous haute tension. Quand on allume la télé, on voit d’office des images de manifestations ou de combats. Et là, je me dis qu’il est temps de partir. Au bout du compte, je suis heureux d’avoir vécu cette expérience particulière. Mais je devais être raisonnable et rentrer en Belgique. Ça n’a pas été simple de rentrer, d’ailleurs…

Explique.

Je dois faire la route entre Dnipropetrovsk et la Belgique avec ma voiture. Dans plusieurs villes sur mon itinéraire, c’est chaud, il y a des émeutes, des bagarres. Les routes sont encore plus cassées qu’en temps normal, il y a des portions où tu ne peux pas dépasser 30 ou 40 km/h. Donc, le voyage est très long. Et j’ai une frayeur. Il commence à faire nuit, je tombe sur un barrage à une quarantaine de kilomètres de Kiev. Il n’y a que les voitures avec une plaque de Kiev qui peuvent passer. Des bus qui ont voulu ignorer la consigne ont été incendiés. Les gars qui m’arrêtent sont surpris en voyant ma plaque belge. Ils me demandent : -You, from Brazil ? You go to Brazil ? Ben non, je ne vais pas pouvoir faire Ukraine – Brésil en bagnole… Je réponds : -No, Belgium. Clairement, ils ne savent pas du tout situer la Belgique. Ils n’ont pas l’air marrants. Je ne sais pas si ce sont des militaires ou des révolutionnaires, en tout cas ils sont cagoulés et bien armés ! Je suis noir, j’ai peur… Je prends mon smartphone, je fais le numéro de ma femme, je veux qu’elle entende la conversation.

Parce que tu crois que c’est la fin et tu veux qu’elle y assiste ?…

Je ne sais pas… (Il rigole). Je leur montre mon passeport, ils fouillent l’intérieur de la voiture et le coffre, puis ils me font signe que je peux y aller. C’est la peur de ma vie.

PAR PIERRE DANVOYE – PHOTOS: BELGAIMAGE / JANSENS

 » A Dnipro, je n’avais pas de gardes du corps mais quelques potes costauds. « 

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