« Il y aura bientôt d’autres Eto’o et Drogba »

Après avoir battu en quarts de finale la Côte d’Ivoire, favorite de l’épreuve, le Nigeria affronte aujourd’hui le Mali dans le dernier carré. Avec à sa tête une vieille connaissance du football belge, l’ex-Anderlechtois et Molenbeekois Stephen Keshi.

Dans la zone mixte, je m’époumone :  » Mister Keshi !  » Mais nous sommes une dizaine à le faire. Alors, je tente autre chose :  » Anderlecht !  » Et ça marche ! Le sélectionneur nigérian à la carrure imposante se retourne et, dans ses yeux, je vois qu’il me reconnaît vaguement.  » Venez demain matin à mon hôtel « , dit-il en s’éloignant.

L’Ingwenyama Resort de Witrivier, c’est le bout du monde. A l’entrée, deux agents montent la garde. Il faut un certain temps avant qu’ils ne reçoivent l’autorisation de me laisser entrer et ce n’est possible qu’à condition que quelqu’un monte dans ma voiture. Cette personne me conduira jusqu’au cottage dont l’ex-joueur de Lokeren et d’Anderlecht a fait son quartier général.

 » The Big Boss « , comme on le surnomme en Afrique, m’accueille chaleureusement. Nous nous installons à la terrasse. Derrière nous, un étang et deux terrains de football magnifiques. Entre les palmiers, le soleil brille.

Retraçons votre parcours depuis votre départ d’Anderlecht.

StephenKeshi : J’ai joué quelques saisons en France, au Racing Strasbourg. Après, je suis encore repassé par le RWDM puis j’ai tenté l’aventure aux Etats-Unis et en Malaisie. En 1997, j’ai mis un terme à ma carrière et j’ai donné des cours aux Etats-Unis. Mon épouse voulait aller habiter en Californie et nous y avions acheté une maison au début des années 90. C’est toujours là que nous vivons aujourd’hui. Je donnais cours dans une high school, j’étais également coach de l’équipe de l’école et je m’occupais d’une équipe de club. C’est aux Etats-Unis que j’ai décroché mon diplôme d’entraîneur. En 1999, la fédération nigériane m’a demandé de préparer la Coupe d’Afrique 2000 avec le Hollandais JoBonfrère. Par la suite, j’ai dirigé les équipes nationales du Togo, du Mali et, aujourd’hui, du Nigeria. Je séjourne beaucoup en Afrique mais je retourne régulièrement aux Etats-Unis pour voir ma famille.

Un football trop politisé

Le football nigérian ne se porte plus aussi bien qu’à votre époque, semble-t-il ?

Il y a beaucoup de problèmes parce qu’on accorde beaucoup trop peu d’attention à la formation des jeunes. Il n’y a pas de structure et les jeunes n’ont plus le temps de mûrir. On leur demande surtout de jouer en compétition et la seule chose qui compte, ce sont les titres. On met beaucoup trop de pression sur des gamins qui n’ont même pas 17 ans. Ce sont des gosses, il faut les laisser jouer ! Cela a des répercussions sur l’équipe A. En novembre 2011, la fédération m’a demandé de succéder à SamsonSiasia (un autre ancien de Lokeren, comme lui, ndlr). L’intention était de former une nouvelle équipe, composée en majorité de joueurs évoluant dans le championnat national.

On dirait que ça marche ! L’an dernier, le Nigeria ne s’était pas qualifié pour le tour final de la CAN mais cette fois, vous avez atteint carrément les demis.

Quand je suis arrivé il y a deux ans, il n’y avait plus rien. J’ai dû tout reprendre de zéro. Il y a du talent mais ça manque de travail en profondeur. Les joueurs du Burkina Faso évoluent ensemble depuis quatre ans, les Zambiens depuis cinq ans. Chez nous, un coach qui n’obtient pas de résultats pendant six mois est viré. La vision change donc à chaque fois et il est impossible de travailler.

Un ex-capitaine des Super Eagles qui a remporté la CAN, comme vous, ne peut-il pas faire quelque chose pour que ça change ?

Coacher l’équipe nationale de son pays, c’est deux fois plus difficile ! Les dirigeants fédéraux pensent savoir tout mieux que vous et ils veulent prendre les décisions à votre place. Si on pense autrement qu’eux, ils le prennent mal. Il y a plus de respect envers les étrangers, on les écoute davantage. Je pense également que peu de dirigeants fédéraux souhaitent vraiment que les choses changent. Notre football est trop politisé et les changements pourraient fragiliser la position de ceux qui sont en place. Ils forment un clan et ne tolèrent pas qu’on y entre. Mais je ne veux pas trop me plaindre : depuis que je suis en place, les choses se passent bien. Surtout avec le président fédéral.

Y a-t-il des problèmes financiers ? A la fin de l’année dernière, on a dit que vous n’étiez plus payé depuis plusieurs mois.

Je n’ai jamais étalé cela sur la place publique et le problème est résolu : tout mon staff a été payé. Il n’y a pas de problème d’argent au Nigéria, c’est un pays riche. Mais l’argent n’est pas toujours utilisé aux fins auxquelles il était prévu. Quand le gouvernement libère cent millions de dollars pour le sport, on peut déjà s’estimer heureux que dix millions arrivent à bon port.

Des billets à pattes

Et le reste disparaît en chemin ?

Exactement. Les billets ont des pattes et courent très vite. Cela complique le travail des fédérations et il est dès lors difficile d’atteindre les objectifs. C’est un problème important dans toute l’Afrique, pas seulement au Nigéria. C’est pourquoi j’aime bien le Mali. C’est l’un des pays les plus pauvres du continent mais le football y est très bien organisé. Il y a des U14, des U17, des U20, des U23 et une équipe A et on travaille très bien dans chaque catégorie d’âge. Dommage que ce pays soit miné par des conflits internes car j’y ai passé trois années formidables. La collaboration avec la fédération était excellente et les décisions qui étaient prises l’étaient dans l’intérêt du football. Ce n’est pas toujours le cas au Nigéria. C’est dommage car nous devrions être un des meilleurs pays d’Afrique et du monde. Il y a tant de choses à faire ici.

Pourquoi avez-vous décidé de vous passer de joueurs connus comme Peter Odemwingie et Obafemi Martins ?

Ce sont d’excellents joueurs et je leur ai donné l’opportunité, au cours des derniers mois, de montrer ce dont ils étaient encore capables. Mais ce que j’ai vu ne m’a pas plu. Ces joueurs font partie de l’équipe nationale depuis dix ans et il y a toujours eu des problèmes. Or, j’ai encore beaucoup de choses à faire et je ne voulais pas passer mon temps à régler des problèmes individuels pendant un événement aussi important. On m’a demandé de construire une nouvelle équipe et j’ai choisi des joueurs plus assidus, plus disciplinés. Je veux refaire au Nigéria ce que j’ai fait au Mali. Avant, les Maliens n’avaient que quatre joueurs : FrédéricKanouté, MohamedSissoko, MahamadouDiarraet SeydouKeita. J’ai déniché d’autres éléments dans le championnat national ainsi qu’en France et je les ai formés. Aujourd’hui, presque tous les joueurs qui font partie de la sélection sont passés entre mes mains. Maintenant, je veux construire une équipe du Nigéria qui puisse tenir le coup pendant cinq ans.

Vous ne dépendez pas du résultat ?

J’ai un contrat de quatre ans mais cela ne veut rien dire. On peut vous proposer un contrat de dix ans tout en vous disant qu’on veut obtenir des résultats dès la compétition suivante. En football, un contrat ne signifie rien. Et encore moins en Afrique ! Cela ne veut pas dire que je ne suis pas ambitieux. Je veux surtout former un groupe qui soit capable de faire bonne figure en Coupe du Monde l’année prochaine. L’expérience que les jeunes sont en train d’accumuler ici devra leur servir mais avant cette CAN, je rêvais du titre.

Un peu de patience, svp !

Que pensez-vous du niveau de cette Coupe d’Afrique ?

Je suis agréablement surpris. Le niveau de jeu est bien meilleur que l’an dernier. Le fossé entre les équipes s’est rétréci et j’ai vu quelques très bons jeunes.

Peut-on dire qu’il n’y a plus de petites équipes mais que les grands pays déçoivent ?

Oui, vous avez raison. Beaucoup de grands pays pensent qu’ils n’ont qu’à paraître pour s’imposer. Ils vivent sur leur passé tandis que dans les petits pays, plus pauvres, on bosse ferme. Ce que des nations comme le Burkina Faso et le Cap Vert ont démontré est formidable. Et ils n’ont plus peur des grands. Tout évolue très vite en Afrique et c’est bon.

(ndlr, les Super Eagles passent devant nous en tongs. DanielAmokachi, l’ex-attaquant du Club Bruges, aujourd’hui adjoint de Stephen Keshi, vient lui dire qu’il est l’heure de manger)

Mais je ne vois pas de nouvel Eto’o ou Drogba ?

Ces deux-là ont fait leur temps. Les jeunes pointent le bout du nez. Attendez la Coupe du monde, ils seront là. J’ai vu de bons jeunes au Burkina Faso, au Cap-Vert, au Mali et au Nigéria. Je suis convaincu qu’on verra bientôt de meilleurs joueurs qu’Eto’o,Drogbaou Okocha. Mais tout dépendra des efforts qu’ils sont prêts à fournir, des sacrifices qu’ils voudront bien consentir. Ces joueurs évoluent presque tous en Europe, c’est à eux de jouer.

Les Africains n’ont-ils pas tendance à partir beaucoup trop tôt en Europe ?

J’hésite mais je dirais que oui. L’Afrique n’a pas de structure pour les jeunes. Nous jouons dans la rue et quand un jeune débarque en Europe, il n’est nulle part sur le plan tactique. Il lui faut deux ans pour s’adapter et atteindre le niveau. La plupart doivent alors jouer en équipes d’âge, travailler dur et attendre leur chance. J’aimerais qu’ils restent ici jusqu’à l’âge de 22 ou 23 ans. J’avais presque 24 ans lorsque je suis parti à Lokeren, j’étais capitaine de l’équipe nationale et j’avais représenté mon club en Champions League africaine. Mais comment demander aux gosses d’être patients lorsqu’une telle chance s’offre à eux.

L’Europe, c’est leur grand rêve ?

Oui, un beau rêve. A condition de pouvoir s’adapter. Ces gars débarquent dans un autre monde. En Afrique, on vit dehors. Avec ses frères, ses soeurs et ses amis. En Europe, on se retrouve souvent seul et on doit se débrouiller. J’ai des amis d’Abidjan qui sont partis à Lokeren mais n’ont pas supporté ce mode de vie. L’Europe peut être dure envers un adolescent.

La peau blanche

Avant la Coupe d’Afrique, vous avez dit qu’il y avait beaucoup trop de coaches blancs.

Oh, oh, ce n’est pas vrai. Je n’ai rien contre les coaches blancs, ce sont des confrères. Ce qui me dérange, c’est qu’en général, ils sont plus estimés que nous. Quand un coach blanc décroche un travail ici, je suis content pour lui. Mais si un noir obtient les mêmes résultats, on doit le respecter tout autant. Pour les fédérations africaines, les coaches africains n’ont aucune valeur. Ce qui me dérange, c’est que des coaches blancs qui ne travaillent plus depuis longtemps ou n’ont jamais rien fait de bon dans leur pays débarquent ici. Je suis contre. S’ils rentrent chez eux, ces gars-là ne retrouveront jamais de boulot mais ici, ils prennent notre place. J’ai qualifié le Togo pour la Coupe du Monde 2006. Cela n’était jamais arrivé mais avant le tour final, on a engagé un blanc. (OttoPfister, ndlr). Je vis aux Etats-Unis et j’ai beaucoup d’amis blancs. J’ai vécu pas mal de choses à Lokeren, on m’a insulté pour tout et pour rien et il est arrivé plus d’une fois qu’on me mette à la porte de certains magasins. Rien que parce que j’étais noir. Je ne veux pas qu’on me prenne pour un idiot : si un blanc est meilleur que moi et obtient la préférence, je serai le premier à collaborer avec lui. Mais si ce n’est pas le cas et qu’on le prend seulement pour la couleur de sa peau, je ne l’accepterai pas et je ne me tairai pas.

Et vous pouvez vous fâcher très fort ?

J’ai travaillé avec Jo Bonfrère. C’est qui ? Qu’est-ce qu’il a prouvé ? Et ClemensWesterhof ? On le traitait comme un Dieu au Nigéria. Incroyable !

Ont-ils réussi parce qu’ils avaient de bons joueurs ?

Exactement ! Et du coup, on les prenait pour des magiciens. Je sais ce que j’ai dû faire en Europe pour atteindre un certain niveau. Eux, on leur a donné des dizaines de milliers de dollars alors qu’ils n’avaient rien prouvé dans leur pays.

Que pensez-vous de Paul Put ?

Il fait du très bon boulot. Ce n’est pourtant pas facile de travailler au Burkina Faso, même si les gens sont très gentils. Il y a quelques années, j’ai discuté avec les dirigeants fédéraux de ce pays mais j’ai fini par opter pour le Mali. Il y avait près de 15 ans que les Burkinabés n’avaient plus remporté un match du tour final de la CAN. Leurs ailiers m’ont impressionné. Chapeau !

Qu’est-ce qui doit changer dans le football africain ?

Nous avons surtout besoin de meilleurs terrains, pour que les joueurs se blessent moins. Ici, c’est différent. Parce que l’Afrique du Sud, c’est plus l’Europe que l’Afrique. Mais en Afrique Occidentale, c’est terrible. Ce qui me frustre le plus, c’est que de nombreux dirigeants fédéraux ne prennent pas le football au sérieux. La plupart d’entre eux n’ont jamais fait de sport. Même pas un petit peu. Ils ne savent pas ce que c’est d’être blessé, cassé. Ils ne connaissent pas l’odeur du vestiaire mais ils veulent nous dire ce que nous devons faire.

(Ndlr, derrière nous, Amokachi fait de grands signes)

Bon, il faut vraiment que j’y aille. Remettez bien le bonjour à Daknam et au Parc Astrid. Surtout à Mister Michel. J’essaye de suivre votre championnat mais je n’arrive pas à voir les matches. Par contre, en Coupe d’Europe, je rate rarement une rencontre d’Anderlecht, du Club Brugeois ou du Standard et je suis les Belges en Premier League. Je garde de très bons souvenirs de votre pays et j’en parle souvent avec Daniel. Si ma femme n’avait pas voulu vivre à tout prix aux Etats-Unis, je me serais établi en Belgique. Peut-être qu’un jour, j’y entraînerai un club.

PAR FRANÇOIS COLIN

 » Quand le gouvernement libère 100 millions de dollars pour le sport, on peut déjà être heureux que 10 % de cette somme arrive à bon port. « 

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