» Il y a UNE PARTIE DE MOI dans ce stade « 

Le coach des Dragons a visité le théâtre de la tragédie de 1985 où il fut un acteur partagé entre tristesse infinie et joie sportive.

Dans sa carrière, il était venu trois fois en Belgique : à Anderlecht, au Standard et au Heysel où Sergio Brio a disputé avec la Juventus la tragique finale du 29 mai 1985 contre Liverpool. Dans un premier temps, à son arrivée au RAEC Mons, le coach italien a logé dans le chef-lieu hennuyer. Depuis, il a établi ses quartiers dans un grand hôtel bruxellois en attendant de voir ce que l’avenir lui réserve.

L’entraîneur montois est surpris quand on lui demande s’il a déjà remis les pieds au stade du Heysel.  » Non pas du tout. Mais je me suis déjà fait cette réflexion quand j’ai vu les panneaux de signalisation annonçant le stade. Un samedi, je suis passé tout près, mais j’ai renoncé à m’y rendre. Mais il faudra quand même bien qu’un jour j’y aille « .

Pourquoi pas avec nous ?

 » Oui, c’est une chouette idée. Il s’agirait d’une exclusivité et d’une première car, à ma connaissance, aucun Juventino de l’époque n’est revenu dans ce stade. D’accord pour mercredi après-midi vers 15 heures. En principe, il n’y aura qu’un seul entraînement  »

Bruxelles 29 mai 1985, la finale de la Coupe des Champions entre la Juventus et Liverpool, qui devait être une soirée de gala, s’imprime dans la mémoire collective, même s’il y a eu pire, sous la rubrique peu enviable des grandes tragédies du monde du football. Sergio Brio se souvient de tout. Il désigne directement l’endroit où se trouvait le fameux bloc Z, montre, de l’autre côté du stade, le point exact où furent rassemblés tous les joueurs turinois quand il fallut lancer un appel au calme aux supporters de la Juventus, qui voulaient attaquer les fans de Liverpool. Même l’emplacement du vestiaire, il ne l’a pas oublié.

 » Ce stade n’a plus rien à voir avec celui qui servit de cadre à la rencontre. Plus rien ne subsiste. Ce jour-là, nous avions visité le stade avant midi. Drôle de spectacle : il était vieux, décrépit et semblait être en chantier. Il y avait des planches partout.. Aujourd’hui, on a affaire à un stade qui répond aux normes de sécurité les plus strictes. Et pourtant, je ressens une drôle d’impression. J’ai comme la sensation qu’il y a une partie de moi dans ce stade. C’est d’autant plus fou, qu’il n’y a plus aucune ressemblance. J’ai ressenti la même chose en entrant dans le vestiaire qui, pourtant, a été disposé autrement. Il a été agrandi et je ne parle même pas du mobilier, plus moderne « .

Le stade inadapté, les supporters serrés, des hooligans saouls : le scénario de la tragédie est connu. Une multitude de supporters s’échappent comme ils le peuvent afin d’éviter d’être tabassés à coups de bâton voire, pire avec des tessons de bouteilles. Les forces de l’ordre, mal préparées et en sous-nombre, ouvrent les grilles du bloc Z qui séparent les tribunes de la surface de jeu afin d’offrir une échappatoire aux gens. C’est le chaos total : la foule affolée n’est plus qu’un fleuve aveugle qui se jette dans ce petit espace. Bilan : 39 morts, presque tous des Italiens.

 » Ce soir-là, il fallait jouer  »

 » Nous étions en train de nous échauffer quand on a vu cette montagne de personnes. On nous a expliqué que les supporters anglais, profitant de l’impuissance des forces de l’ordre, avaient chargé les supporters de la Juventus. Pour se protéger, ceux-ci se sont agglutinés contre un mur d’enceinte qui a cédé, précipitant plusieurs personnes dans le vide. Personnellement, j’étais déjà entré dans mon match mais il était impossible de ne pas se rendre compte de tout ce qui se passait. Déjà au vestiaire, où nous étions arrivés vers 19 heures, on nous avait confusément parlé de bagarres dans la foule, seulement personne n’a évoqué des morts. Nous n’avons pas eu l’exacte perception de la tragédie mais, à ce moment-là, il était impossible de l’avoir. Des dizaines de supporters se sont précipités vers nous, certains pieds nus, d’autres blessés, qui venaient demander de l’aide. J’ai encore sous les yeux les images de notre médecin, Francesco La Neve, qui est mort en 1987, et de ses adjoints qui soignaient des blessés à la chaîne. Et puis, comme le match tardait à commencer, il fallait bien s’inquiéter des raisons de ce retard. Alors on nous a expliqué qu’il y avait eu un ou deux morts mais certainement pas 39. Entre-temps, notre président Giampiero Boniperti, était convoqué à une réunion extraordinaire avec les dirigeants de l’UEFA. Ce sommet dura une demi-heure. Après ceci, notre boss revint en nous disant ûMes garçons, nous allons jouer. Ce match reste homologué et je compte sur vous pour donner, comme chaque fois, le meilleur de vous-même afin que nous l’emportions. Nous n’eûmes pas droit à un mot de plus de sa part. Au moment de se rendre à cette réunion, notre président avait pourtant répété qu’il ne voulait pas que le match ait lieu. Certains d’entre nous se sont demandé pourquoi il avait changé d’avis. C’est ainsi qu’un dirigeant est venu nous expliquer que l’UEFA avait menacé Boniperti de le rendre responsable de tout ce qui pourrait se passer à l’annonce de l’annulation de la rencontre. Notre président ne pouvait aller contre l’ordre public « .

Scirea calme les tifosi

En réalité, Boniperti était au courant puisqu’il avait vu les morts alignés sous une tente, à l’extérieur du stade, comme à la guerre. Il sera même frappé de voir deux fois le même nom ; un père et son fils. L’arbitre du match, le Suisse Daina, lui aussi informé de la situation, comprend qu’il vaut mieux jouer afin d’éviter une catastrophe encore plus grande.

 » Pendant tout ce temps, là nous devions patienter. Quelle agitation ! Tous ces fans qui accouraient pour nous raconter, hors d’eux, ce qui s’était passé. Alors on est venu nous chercher afin que toute l’équipe aille calmer les supporters. C’est là que le capitaine GaetanoScirea, prit le micro pour demander aux tifosi de ne pas quitter leur place : -Le match va être joué mais il faut laisser le temps aux forces de l’ordre d’organiser l’évacuation du terrain. Restez calmes. Ne répondez pas à la provocation. Nous joueronspour vous. Je me souviens qu’ Edoardo Agnelli, le fils de Giovanni Agnelli, celui qui est mort en novembre 2000 à l’âge de 46 ans à Fossano, pas très loin de Turin, voulut, tout compte fait, prendre la parole : -Laissez-moi parler à l’équipe. Mais immédiatement, Giovanni Trapattoni, notre entraîneur, lui coupa la parole : -Non, Dottore, s’il y a quelqu’un qui maintenant doit parler à l’équipe, c’est moi. Entre-temps, les effets de l’échauffement s’étaient estompés et, surtout, nous commencions à avoir faim. C’est ainsi que Trapattoni a fait amener des pommes qu’il a distribuées à tous les joueurs « .

La petite histoire veut que lorsque l’Avvocato Agnelli arriva au stade, on lui raconta tout ce qui était arrivé et qu’il serait remonté aussi sec en voiture pour disparaître aussitôt. La tribune de presse fut elle aussi prise d’assaut. On n’en finissait pas de glisser aux journalistes des billets comportant des numéros de téléphone griffonnés, en implorant qu’ils appellent leurs proches pour dire que leur fils était vivant ou que leur mari allait bien. A l’époque, gsm et courriels n’existaient pas… Pendant ce temps, les joueurs, eux, repartaient pour un deuxième échauffement.

 » L’atmosphère était irréelle mais le match était vrai. Stefano Tacconi effectua quelques parades de grande classe. Liverpool voulait gagner et venger sa défaite en Supercoupe d’Europe (2-0) de la mi-janvier 85 à Turin. Je me souviens que j’avais été commis à la garde de Ian Rush, qui allait devenir mon équipier. Le Gallois n’a pas joué au ralenti. Et ce n’est pas moi qui, dans un choc, lui ai fracturé le nez mais Marco Tardelli « .

L’exultation de Platini

La Juventus de Trapattoni décrocha la victoire grâce à un penalty inexistant transformé par Michel Platini.  » Inexistant, c’est vous qui le dites « , intervient immédiatement Sergio Brio.

Les images sont nettes, la faute commise sur Zbignew Boniek a été commise à l’extérieur du rectangle.  » C’est juste, mais il y avait bien faute. Or, il y a de nombreuses personnes qui prétendent qu’il n’y avait pas faute. L’UEFA nous a remis la Coupe dans le vestiaire et seulement quelques joueurs dont Platini retournèrent sur le terrain pour la montrer aux supporters. L’ordre public avait la priorité sur tout, c’était juste qu’il en soit ainsi « .

Après avoir inscrit le but, Platini a exulté comme si rien ne s’était passé. On lui a reproché ce geste.

 » Il faut se mettre dans la tête qu’il a remporté la Coupe d’Europe ce qui constitue quand même le sommet pour un joueur avec son club. C’est clair que cette victoire me laisse un souvenir mitigé. Je ne souhaite à personne de devoir vivre en un si bref instant deux moments intenses, l’un de tristesse et l’autre de joie. C’est clair qu’il faut se mettre à la place des familles et proches des victimes. Mais d’un autre côté, le footballeur a décroché la récompense de tous ses efforts. Notamment après l’échec de la finale contre Hambourg à Athènes en 83, nous avions dû suivre un tout autre programme, avec notamment un stage en Suisse, beaucoup plus rigoureux, pour éviter une troisième défaite en finale pour la Juventus. Car, en 85, le club était toujours à la recherche de sa première Coupe des Champions. Et puis, je répète une phrase que j’ai entendue à ce propos : – Au cirque quand le trapéziste meurt, les clowns montent sur la piste. Cela semblait une injure mais en fait c’était quelque chose de plus horrible encore : c’était la vérité. Après, nous sommes retournés à l’hôtel où nous avons mangé. Il était tard et je ne pense même pas que l’on ait ouvert des bouteilles de champagne. On n’a pas fait la fête « .

La Convention européenne sur la violence et les excès des spectateurs lors des manifestations sportives et surtout pendant les rencontres de football est appelée  » Convention Heysel « . La tragédie retransmise en direct sur toutes les télévisions européennes choqua l’opinion publique et les gouvernements prirent conscience d’un double problème : la violence lors des manifestations sportives et la précarité de la sécurité dans de nombreux stades. Au Heysel, la responsabilité de la tragédie incombait aux hooligans qui semèrent panique et violence mais, deux semaines plus tôt on avait assisté à un drame semblable dans le stade de Bradford (Angleterre) où l’on dénombra 53 morts, 18 disparus et 200 blessés à cause d’un stade vétuste, aux garanties de sécurité insuffisantes. Ces deux drames se sont ajoutés à une longue série d’événements enregistrés dans toute l’Europe y compris dans les pays de l’Est : il suffit de rappeler le désastre du stade Lounjniki de Moscou où, en 1982, à cause d’une bagarre lors d’un match, 340 personnes ont perdu la vie.

 » A Bâle, en 1984, c’était encore pire  »

Le 19 août 1985, la Convention européenne sur la violence était prête à la ratification. Son texte s’articulait autour de trois axes : la prévention (séparation des supporters, contrôles à l’entrée, interdiction de vendre des boissons alcoolisées…), la coopération (la collaboration entre les autorités sportives, les forces de l’ordre et la justice, afin de permettre l’identification des ultras et la communication des procédures légales afin que les coupables d’actes violents soient poursuivis dans leurs pays d’origine) et la répression. La lutte contre la violence dans les stades est toujours actuellement une grande préoccupation. Les manifestations racistes ne sont pas non plus disparues et on continue malheureusement à enregistrer des cas d’actes violents lors des rencontres.

 » Il ne doit jamais plus y avoir 39 morts et encore moins pour un match de football. J’ai rencontré de nombreuses personnes qui m’ont raconté ce qu’elles ont vécu ce soir-là et surtout des familles de victimes. Cela laisse une marque indélébile. Je n’ai heureusement plus jamais ressenti une aussi triste sensation mais je dois dire que j’ai tremblé de manière rétroactive quand j’ai pensé au stade de Bâle où nous avons remporté la finale de la Coupe des Coupes un an plus tôt : les installations étaient encore pires que celles du Heysel avec le chemin de fer dans les parages. Je me suis dit qu’heureusement que les supporters de Porto n’avaient pas agi de la même façon que ceux de Liverpool : c’eût été un désastre « .

Lamentables supporters de Malines

Avant de quitter le Heysel, Sergio Brio pose devant la plaque commémorative :  » Je n’ai pas compris pourquoi il a fallu attendre 15 ans pour que Liverpool rende hommage, pour la première fois, aux victimes en faisant résonner dans toute la ville anglaise 39 coups de canon. Et ce n’est qu’un an plus tard, qu’une plaque commémorative a été placée dans le centre-ville afin que personne n’oublie cette tragédie. La Belgique aurait pu placer cette plaque plus tôt elle aussi. Il ne suffisait pas de changer le nom du stade et de placer quelques nouveaux sièges pour penser que toute cette tragédie aurait été lavée de la mémoire des personnes qui ont vécu ces moments soit en personne soit à travers les membres de leur famille, de leur amis, de concitoyens ou simplement à travers d’autres hommes car, dans ces catastrophes, il n’y a pas de nationalité. Côté italien, on a apprécié qu’en juin 2000, l’équipe nationale se présente au stade Roi Baudouin pour déposer une gerbe au pied de ce tristement célèbre bloc Z. C’était un beau geste et heureusement que le public belge a fait honneur à sa réputation de peuple civilisé. Depuis que je suis en Belgique, j’ai assisté à deux trois rencontres où il y avait une minute de silence. J’ai apprécié que pendant ces instants de recueillement on n’entende pas une mouche voler. En Italie, c’est impensable, les ultras adverses hurlent à tout rompre et lancent des insultes encore plus grossières. J’étais content de voir que, cette fois-là, le public belge a réagi comme il le fait habituellement et pas comme ce fut notamment le cas lorsque l’AC Milan a rencontré le FC Malines en mars 1990. Cette fois-là, de nombreux coups de sifflet avaient été lancés en direction de la délégation italienne qui se préparait à déposer une gerbe au pied de la tribune. Non, mettons-nous dans la peau des personnes qui ont perdu un être cher. Il n’était pas besoin d’ajouter un chapitre aussi laid à une histoire qui n’a pas besoin d’un tel épilogue « .

Nicolas Ribaudo

 » Au cirque, quand le trapéziste meurt, LES CLOWNS MONTENT SUR LA PISTE «  » On nous a expliqué qu’il y avait eu UN OU DEUX MORTS MAIS PAS 39 «  » Nous étions en train de nous échauffer quand on a vu CETTE MONTAGNE DE PERSONNES « 

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