» Il fonctionne à l’admiration »

Rencontre avec le journaliste Christof Gertsch, qui a écrit la biographie de Spartacus. Victime d’une chute au Ronde, le Suisse ne participera malheureusement pas à Paris-Roubaix.

C hristof Gertsch :  » S’il fallait dépeindre Fabian Cancellara en deux mots, ce serait très simple : empreint d’assurance et vaniteux, très vaniteux même. Il le sait, il le reconnaît et il en est même fier. Ce trait fait partie de sa personnalité. Il ne dérange pas car Cancellara, comme la majorité des Bernois, est convivial, contrairement aux habitants de Zurich, par exemple, plus froids et plus réservés. Fabian est un vrai Bernois. Il est capable de dépeindre avec passion l’atmosphère et la convivialité qui règnent dans sa ville, capitale de la Suisse. Il se considère vraiment comme un citoyen de Berne et il s’y réfugie entre les courses, pour retrouver sa chaleur et la sécurité de son nid.

Fabian a toujours su ce qu’il voulait. Quand on lit les interviews accordées à la presse régionale quand il était Junior, on découvre qu’il a rapidement brûlé de l’ambition de devenir un grand coureur. Nul n’allait le détourner de sa voie. Il a survolé tous ses concurrents en catégories d’âge. Il possédait déjà son arme fatale, l’explosivité, le coup de pédale rapide qui lui permet de creuser l’écart, même s’il ne l’a pas toujours exploité, initialement, parce qu’il s’imposait tout aussi aisément au sprint. Il s’entraînait peu. Il lui arrivait même d’interrompre sa séance et d’aller boire un verre, parce qu’il n’avait plus envie de pédaler. Il n’avait pas de programme particulier, il suivait son instinct. Quand on interrogeait les autres coureurs sur ce qui faisait la différence entre eux et lui, ils tenaient les mêmes propos : -Fabian roule plus vite, tout simplement. Le soir, après l’école, son père devait l’obliger à s’entraîner. Il le suivait en auto.

Peut-être était-ce la méthode idéale. Fabian a grandi et progressé à son rythme, sans connaître d’hiatus. Mapei lui a appris ce que signifiait le professionnalisme mais c’est chez Fassa Bortolo qu’il a commencé à s’entraîner vraiment très durement et il a éclos en contre-la-montre chez CSC, sous la houlette de Bjarne Riis, qui a eu une énorme influence sur lui. C’est lui qui a appris à Cancellara l’importance du matériel, la bonne position à adopter sur le vélo. Il lui a montré des études vidéo. Dès ce moment, on a souvent vu Cancellara avec les mécaniciens, discutant de la largeur des boyaux ou de la hauteur de la selle. Riis l’a fait s’entraîner derrière une moto pour acquérir le rythme des courses. Il a aussi joué pleinement la carte de son ambition, de sa fierté à faire toujours ses preuves, à ravir les gens par ses performances car c’est la principale source de motivation de Cancellara : il veut être admiré et apprécié par le monde entier. En 2006, quand il a remporté son premier Paris-Roubaix en attaquant à 40 kilomètres de l’arrivée, on l’a comparé à Eddy Merckx. Maintenant encore, il considère que c’est le plus beau compliment qu’on lui ait jamais fait. Cette victoire à Paris-Roubaix a été très importante pour lui. Il a compris qu’il pouvait résolument tenter sa chance. Or, malgré son ambition, jusque-là, il s’était toujours effacé au profit de l’équipe, de bonne grâce.  »

Des corrections minimes

 » Nous avons eu l’idée d’écrire un livre sur Cancellara pendant le Tour de France 2009. Nous n’avons jamais eu l’intention de réaliser un portrait personnel afin de l’encenser mais nous voulions découvrir comment on peut vivre dans un milieu accablé par les scandales de dopage ; un monde d’applaudissements et de méfiance à la fois. Nous ne voulions pas éviter ce thème. Il est important, sans être le seul. Cancellara s’est bien retrouvé dans notre approche. Nous lui avons expliqué que nous l’écouterions mais sans oser nous jeter au feu pour lui. Il a répondu qu’il s’en accommodait très bien. Nous avons laissé la parole à d’autres personnes. Il n’a posé qu’une seule condition : que nous ne sollicitions pas ses parents, qu’il souhaitait tenir à l’écart de toute publicité. Son père, d’origine italienne, ne parle pas couramment l’allemand. On voit ses parents à certaines courses mais ils n’ont jamais été interviewés.

Il était aussi convenu que Fabian relirait le livre pour correction et qu’il aurait même le droit d’en interdire la parution. Nous lui avons envoyé le manuscrit. Quelques semaines plus tard, il m’a téléphoné : il souhaitait me parler le lendemain. Nous avons vraiment passé une mauvaise nuit car il s’était exprimé ouvertement sur le dopage, il avait exposé sa vision de la médication et des injections et nous craignions qu’il ne soit effrayé par ses propos. Ce ne fut pas le cas. Il a apporté des corrections minimes, des détails. Ainsi l’endroit où il avait fait la connaissance de sa femme n’était pas exact. Nous avions aussi écrit que sa mère travaillait comme caissière dans un supermarché. Il a demandé que nous ajoutions qu’elle travaillait aussi au service clientèle, parfois. Cela souligne sa fierté. Celle-ci constitue en fait le fil rouge de sa vie. C’est aussi pour cela qu’en 2008, il a été terrassé quand il a été soupçonné de dopage. Il venait de remporter la médaille d’or des Jeux Olympiques, c’était la fête à l’aéroport comme dans son quartier et d’un coup, on remettait tout en question.

Le journal à sensation Blick a alors réalisé un sondage qui a révélé que 60 % des Suisses étaient convaincu que Cancellara n’était pas propre. Deux semaines plus tard, il s’est avéré que ces insinuations ne reposaient sur rien. Il a ensuite été élu Sportif suisse de l’Année. Je l’ai vu sur le podium, lavé de tout péché. Il était l’homme le plus heureux du monde. Il avait vraiment oublié que certains l’avaient déjà condamné.  »

Pas un vainqueur du Tour

 » Certaines personnes acquièrent rapidement des habitudes. Fabian, lui, a besoin de temps. Quand la plupart des coureurs avaient deux téléphones mobiles, lui n’avait qu’un seul gsm. Tous les journalistes avaient son numéro et pouvaient le contacter. Il décrochait toujours. C’est aussi typique de Cancellara : il n’aime rien autant que parler de lui-même, pendant des heures. Je me souviens de sa conférence de presse en 2010, quand il s’était adjugé le Tour des Flandres puis Paris-Roubaix. Il s’est lancé dans un monologue si long que je me suis demandé quand il allait s’arrêter. Entre-temps, il a acheté un second gsm et il trie davantage ses contacts, ne serait-ce que par l’intermédiaire des attachés de presse.

Nous avons eu une trentaine d’entretiens avec Cancellara et je ne puis dire qu’ils ont modifié l’image que nous avions de lui. Il ne va pas se lancer dans de grandes théories sur les problèmes de la société. Ce n’est pas son genre. Il a suivi une formation professionnelle d’installateur sanitaire mais il n’est pas fermé à ce qui se passe autour de lui. Il se juge très bien. Durant nos discussions, il est arrivé à une constatation : il doit enterrer ses ambitions de remporter un jour le Tour de France parce qu’il faut se concentrer là-dessus pendant une saison entière, ce dont il n’est pas capable. Fabian a des hauts et des bas, il veut également profiter des plaisirs de la vie. Après Paris-Roubaix, il est complètement épuisé mentalement et il ne touche plus son vélo pendant une semaine, par exemple.

On peut dire qu’il est biologiquement conçu pour le Tour des Flandres et Paris-Roubaix. Il a très mal accepté de terminer deuxième du Ronde 2011 alors qu’il avait été le meilleur durant la course. Il aime rouler en Flandre. Il raffole des côtes et des chemins sinueux. L’année dernière, il a placé son attaque trop tôt au Tour des Flandres et il a eu la malchance que sept coureurs BMC soient dans le peloton poursuivant et allient leurs forces. Dans le passé, j’admirais beaucoup son intelligence de course, qui était une de ses principales qualités avec son explosivité. Il sentait le moment idéal pour attaquer. Depuis deux ans, ce sens tactique a diminué. C’est évidemment lié à son statut : tout le monde l’observe et il lui est plus difficile de choisir le bon moment. « 

La croix suisse

 » Cancellara est un sportif de haut niveau. Il s’occupe de sa personne. Il a la chance d’avoir une femme forte à ses côtés. Elle lui dit ce qu’elle pense et pas seulement ce qu’il a envie d’entendre. Il lui arrive même de l’accompagner en stage, quand elle estime qu’ils ne se sont plus vus depuis trop longtemps.

En fait, Fabian est en quête permanente de la préparation idéale. L’hiver dernier, il a repris l’entraînement plus tôt que d’habitude car il sait qu’à cette saison, il tombe systématiquement malade. Il veut donc avoir une base. Il est tellement obsédé par ses performances qu’il y sacrifie tout le reste. Il était déjà ainsi fait en Juniors, quand il a remporté 19 courses sur vingt. Il a ruminé cette unique défaite plus qu’il ne s’est attardé sur ses succès parce qu’il roule pour gagner.

On l’a remarqué cette saison à Milan-Sanremo, quand il a placé une attaque juste avant le sommet du Poggio. Il a bouclé les cinq derniers kilomètres avec Simon Gerrans dans sa roue. Certains ont trouvé ça stupide, puisque l’Australien est plus rapide que lui, mais à ce moment, il était absolument convaincu de le battre, au terme d’une course de près de 300 kilomètres. De fait, il s’en est fallu de très peu. En outre, il sait très bien qu’il gagne les c£urs des spectateurs avec une telle attaque. Il plonge les gens dans l’extase, même en Flandre. C’est très frappant. Savez-vous que l’édition flamande de notre livre s’est déjà écoulée à plus de 9.000 exemplaires. Cela dépasse les rêves les plus fous de l’éditeur.  »

De l’hélicoptère

 » Fabian est très suisse. C’est pour cela que chaque saison, le championnat de Suisse constitue un de ses principaux objectifs. Il n’en parle jamais et beaucoup de gens l’ignorent mais c’est ainsi. Il se considère comme un ambassadeur. Là aussi, sa vanité refait surface. S’il souhaite gagner, c’est pour pouvoir rouler avec ce maillot. Il adore cette croix blanche sur fond rouge car elle lui permet de se faire remarquer. On passe même les images prises depuis l’hélicoptère, ce qui représente beaucoup pour lui.

Si vous me demandez quelle conclusion j’ai tiré de toutes nos conversations, c’est ceci : il recherche l’attention et la confirmation de son talent, sans jamais perdre le sens des réalités. Nous avons aussi découvert en lui un homme qui a les pieds sur terre et qui continue à véhiculer les valeurs que lui ont inculquées ses parents, même s’il vit désormais dans un autre monde. « 

PAR JACQUES SYS – PHOTOS : TIM DE WAELE

 » Le comparer à Merckx en 2006 reste le plus beau compliment qu’il ait reçu « 

 » Après Paris-Roubaix, Cancellara est mentalement épuisé. Il ne touche plus son vélo pendant une semaine. « 

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