» Il est presque trop intelligent pour être coureur « 

Ce Suisse de 67 ans est une des rares personnes auxquelles se confie parfois le dernier vainqueur du Tour. Il effeuille l’énigme australienne, couche après couche.

15 juillet 2008. Second jour de repos du Tour. Sur l’air de Beds are Burning, du groupe de rock australien Midnight Oil, Cadel Evans se dirige vers le jardin de l’Hôtel des Pyrénées, à Ousse. La veille, l’Australien a enfilé le maillot jaune pour la première fois de sa vie et il reçoit les journalistes. Avant que ceux-ci ne posent la moindre question, Evans pointe du doigt un Suisse de 63 ans, assis dans un coin, à l’écart.  » En fait, c’est lui qui mérite toute votre attention car il est mon héros. Il a parcouru 40.000 kilomètres à vélo de Sydney à Neuchâtel. Même moi, j’en serais incapable.  »

Lui, c’est Georges Probst, que le maillot jaune a convié à l’hôtel et qui s’en ira ensuite les larmes aux yeux, profondément ému par le geste de son ami.

Début mars 1997. Un spécialiste australien de VTT qui répond au nom de Cadel Evans souhaite s’installer en Europe. Sur le conseil d’un ancien pro, Stephen Hodge, il frappe à la porte d’un magasin de cycles à Neuchâtel. Le propriétaire, Probst, a accueilli Hodge pendant sa carrière. Des années plus tard, un frêle jeune homme blond de vingt ans se présente à lui. Le timide Evans tremble de froid – il ne porte qu’un t-shirt. Il se défait de sa réserve quand il découvre la tenue de Probst, qui porte le maillot de l’équipe australienne de rugby. Le courant passe d’emblée. Le Suisse s’empresse d’acheter des vêtements chauds à Evans et s’occupe de lui, pendant les mois, puis les années qui suivent.

 » J’ai introduit Cadel auprès du club local de VTT, je l’ai précédé en derny pendant ses entraînements, je l’ai conduit à l’aéroport, à des courses, je lui ai remonté le moral durant les périodes moins fastes. Aucun effort ne m’a rebuté car je le considère comme mon fils « , raconte Probst dans sa villa, qui offre une vue imprenable sur le Lac de Neuchâtel.

Pendant des années, au Tour, le Suisse a été mécanicien au service de la voiture neutre Mavic. Il a tissé des liens amicaux avec de nombreux autres champions cyclistes. Son musée privée regorge de trésors : un maillot jaune signé par tous les vainqueurs du Tour d’après-guerre, à l’exception de Jan Janssen, des maillots de Johan Museeuw, Toni Rominger, Laurent Jalabert, Richard Virenque et Frank Vandenbroucke, plus le dossard numéro un, encadré, de Lance Armstrong, offert par le Boss en personne.

La collection Evans est la plus impressionnante : le maillot jaune 2011, le maillot arc-en-ciel 2009, des maillots de sa victoire finale au ProTour 2009 et de la Coupe du Monde de VTT 1998 et même le casque avec lequel l’Australien a conquis le maillot rose au Giro 2002.

 » Les gens me demandent parfois ce que ces maillots ont de spécial « , explique Probst.  » Je ne les échangerais même pas contre un million d’euros, surtout parce que Cadel me les a offerts de tout son c£ur. J’ai fait beaucoup pour lui mais il m’a rendu tellement plus ! Je ne connais pas d’homme plus reconnaissant. « 

Ce sentiment va bien plus loin que quelques maillots, précise le Suisse.  » Il y a dix ans, un grave accident de vélo m’a laissé à moitié paralysé. Cette semaine-là, Cadel devait retourner en Australie mais il a reporté son voyage pour me rendre visite tous les jours. Je pourrais vous citer des dizaines d’exemples de ce genre, comme son geste lors de cette conférence de presse au Tour 2008. Il y a aussi le dernier jour du Tour 2011. Il a prié son soigneur, David Bombeke, de me téléphoner et de me dire que sans moi, jamais il n’aurait gagné le maillot jaune. Il a pensé à moi durant cette folle journée, alors que le monde du cyclisme était à ses pieds… J’en ai eu la gorge nouée.  »

Ce qui lui plaît le plus, poursuit Probst, c’est qu’Evans est resté le même homme simple et amical que celui qui était planté devant sa porte il y a quinze ans.  » Nous nous téléphonons régulièrement. Chaque fois, courtoisement, il demande : – Comment ça va ?Comment va Marie-Claire ? (NDLR : l’épouse de Probst). Jamais le succès ne lui est monté à la tête. Il veut à tout prix rester lui-même, mener sa vie comme il l’a toujours fait. Ce n’est pourtant pas évident car où qu’il aille, il est assailli par les supporters, interrogé par les journalistes, encore plus depuis son succès au Tour qu’après son sacre mondial. Il n’apprécie pas cet intérêt, surtout pas avant et après une course, car ce sont des moments durant lesquels Cadel se retire dans son cocon. Au dernier Tour de Romandie, il est d’ailleurs passé juste à côté de moi en m’ignorant. Après, il m’a envoyé un sms d’excuses. Mes amis le trouvent hautain et arrogant à cause de ce trait. Il est en effet spécial mais ils ne connaissent pas le vrai Cadel. Quand il se retrouve dans un cercle restreint d’amis, le garçon froid et distant se mue en homme charmant, intelligent, qui raconte sa passion et se lance même dans des plaisanteries, avec un humour froid – trop froid pour certains.  »

Depuis l’adoption d’un petit Ethiopien, son côté sensible émerge

Depuis qu’Evans et sa femme Chiara sont parvenus, l’hiver dernier, au terme d’une longue procédure d’adoption, à accueillir le petit Robel, un Ethiopien, le côté sensible de l’Australien émerge, selon Probst.  » En février, au GP de Lugano, quand nous avons vu Cadel avec Robel pour la première fois, ma femme m’a immédiatement fait remarquer : – Ce n’est plus Cadel. Avant, il rechignait à exprimer ses émotions, il se contenait toujours un peu. Cette pudeur a disparu avec l’arrivée de Robel. L’amour avec lequel il se penche sur son fils fait chaud au c£ur. Il rayonne ! Il veut offrir à cet enfant ce que lui-même n’a pas eu pendant son enfance. Son père était alcoolique et n’a jamais été là pour lui. A Lugano, les organisateurs ont même dû retarder le départ de deux minutes car il s’était attardé avec Robel. Jamais je n’aurais imaginé ça ! Robel a enrichi sa vie plus que sa victoire au Tour ne l’a fait. Hormis quelques petits problèmes pratiques, l’arrivée de Robel n’a aucune influence sur son professionnalisme, même s’il lui sera moins facile de partir seul en stage en altitude pour trois semaines. D’autre part, Cadel n’a plus seulement la charge de Chiara mais de son fils. Il roule pour eux.  »

La femme d’Evans constitue le principal pilier de sa vie, précise Probst.  » Avant de l’épouser, en septembre 2005, il m’a demandé ce que je pensais d’elle. – Belle, intelligente, elle s’intéresse à la culture et même si elle ne sait pas grand-chose du cyclisme, elle comprend que tu vis pour ton métier. Elle est donc la femme idéale, lui ai-je dit. Un an et demi plus tard, à mon retour de mon périple, Cadel m’a confié : – Georges, tu avais raison pour Chiara.  » Probst éclate de rire.

 » Ils forment un couple parfait. Ils rient des mêmes blagues, ont le même humour froid, s’énervent des mêmes choses et mènent une vie sobre, dénuée de luxe, même s’ils adorent tous deux la bonne chère et les voyages aventureux. Chiara soutient de son mieux son coureur de mari mais elle l’a aussi rendu plus humain. Elle mène sa propre vie, puisqu’elle est pianiste et professeur d’université. Elle ne se laisse pas happer par le cyclisme. C’est très important pour Cadel, qui comprend à quel point il est difficile de partager la vie d’un homme aussi concentré sur son métier que lui. Parfois, il culpabilise et il a d’ailleurs promis à Chiara d’inverser les rôles au terme de sa carrière. A ce moment, c’est lui qui consentira des sacrifices pour elle. « 

 » Je ne veux pas de chèque mais un palmarès « 

Evans n’est pas mû par le seul désir d’offrir la plus belle vie possible à sa famille, insiste Probst.  » Cadel espère, par ses performances, permettre aux personnes en difficulté de vivre quelques instants de bonheur, les arracher à la grisaille de leur quotidien et leur montrer qu’avec beaucoup d’engagement et de sens de l’effort, on peut réaliser son rêve. Il veut aussi inciter les gens à enfourcher leur vélo, pour qu’ils soient en bonne santé et s’amusent. C’est pour cela qu’il attache tant d’importance à son rôle de pionnier, au fait d’être le premier Australien à avoir remporté le Tour de France et à avoir ainsi stimulé l’intérêt de ses compatriotes pour le cyclisme. Surtout, Cadel adore pédaler. Depuis son enfance, qu’il a passée dans l’outback, l’arrière-pays australien, le vélo est un moyen pour lui de découvrir la nature. Son vélo lui a toujours offert un sentiment de liberté et lui a montré sa voie. Depuis toujours, il voulait gagner le Tour. Avoir atteint son objectif ne diminue pas sa motivation, au contraire : Cadel aime repousser ses limites, il ne pense jamais avoir course gagnée. Non, jour après jour, il est à la quête de détails qui vont le faire progresser et il anticipe tous les problèmes éventuels. C’est une énorme qualité mais aussi un point faible car il a tendance à tellement réfléchir qu’il ne distingue plus l’essentiel de l’accessoire. Il est presque trop intelligent pour être coureur ! D’un autre côté, cette quête le pousse très loin. En 2003 et en 2004, quand il était au service de T-Mobile, il n’a presque pas couru et il avait l’impression de ne plus rien valoir car il n’offrait rien en échange de son plantureux salaire. – Je ne veux pas de chèque mais un palmarès.  »

Depuis, Evans s’est forgé un palmarès prestigieux, non sans peine ni contrecoups.  » Son passage chez T-Mobile a beaucoup freiné son développement sportif « , avance Probst.  » Durant sa première saison pro chez Mapei, il se sentait très bien, avec tous ces Italiens si conviviaux, mais l’ambiance de T-Mobile était très froide. Alors que Cadel bavardait avec ses anciens coéquipiers Mapei, on lui a même demandé s’il savait qui le payait. En plus, il n’y avait qu’une règle : – Deutschland über alles. Seuls comptaient Jan Ullrich et Erik Zabel. On ne prêtait guère attention à Cadel. En 2004, pour pouvoir participer au Tour de France, il devait s’adjuger le Tour d’Autriche, ce qu’il a fait. On l’a quand même écarté quand il a refusé de se soumettre à des transfusions sanguines, pour manque d’expérience… L’année précédente, il avait aussi dû rester chez lui car il s’était fracturé la clavicule à deux reprises au printemps. Il était obligé de rouler avec un modèle précis de vélo Pinarello, sur lequel il ne se sentait absolument pas bien. Il enchaînait les chutes.  »

Lotto voulait faire accompagner Cadel d’un garde du corps !

Evans a repris sa progression chez Lotto, sans s’y sentir vraiment compris.  » Cadel est un maniaque du contrôle. Il a besoin de pouvoir faire confiance à 100 % à ceux qui l’entourent. Si quelque chose ne fonctionne pas comme il le souhaite, il l’accepte mal et ses performances s’en ressentent. Or, comme Lotto ne travaillait pas vraiment avec professionnalisme…. Une semaine avant un Tour, par exemple, il ne savait pas encore avec quels coéquipiers il allait rouler. Or, il était le leader. On le plaçait aussi trop sous pression. Ainsi, Marc Coucke voulait-il absolument faire accompagner Cadel d’un garde du corps alors qu’il ne l’avait pas demandé. Au contraire, il préférait s’installer tranquillement dans le car de l’équipe et pas dans une auto aux vitres teintées et closes. Ses coéquipiers ne l’ont jamais vraiment apprécié non plus. Ils ne lui adressaient guère la parole. Or, moins on communique avec lui, plus il rentre dans sa coquille. Le seul coureur qui le comprenait vraiment chez Lotto, c’était Philippe Gilbert, tout aussi perfectionniste que lui. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si les deux coureurs se retrouvent chez BMC.  »

Probst estime que son poulain aurait dû quitter Lotto bien plus tôt. Selon le Suisse, c’est même la pire erreur qu’Evans ait commise dans sa carrière.  » Cadel est devenu un autre homme après son sacre mondial en 2009, dit-on, mais en fait, la seule chose qui a changé, c’est son équipe. Il a retrouvé le bonheur de rouler chez BMC. Enfin, on l’écoute. Ses coéquipiers lui font confiance. Le patron, Andy Rihs, est un dieu à ses yeux. Des dizaines de fois, il a répété à Cadel : – S’il y a un problème, dis-le nous. Il sent le soutien de l’équipe et non plus la méfiance ni le rejet. C’est ça, la grande différence.  »

PAR JONAS CRETEUR

 » T-Mobile a écarté Cadel du Tour parce qu’il refusait les transfusions sanguines. « 

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