« Il est mort pendant une année calme »

Le 12 octobre 2009, il y a un an, son fils décédait au Sénégal.  » J’ai longtemps pensé qu’un jour, je le reverrais à la porte de la maison « , confie son père, Jean-Jacques.

Les premières brumes automnales assombrissent le cimetière de Ploegsteert. L’air de l’entité de Comines respire déjà la Toussaint mais toutes les tombes ne sont pas encore fleuries ni nettoyées. Mais un caveau est en permanence recouvert d’un tapis de fleurs. Il attire maints visiteurs venus de partout et les panneaux indiquant la dernière demeure de Frank VDB sont superflus.

Du cimetière, un chemin mène à la Place de la Rabecque, le long de l’église néogothique. Au coin de la place du village, l’Hostellerie de la Place est un lieu de rendez-vous bien connu des cyclotouristes qui viennent reconnaître la région frontalière, entre Ypres et Armentières. Les parents de Frank l’exploitaient jusqu’au printemps dernier.  » Pendant 37 ans, mais nous sommes arrivés à l’âge de la remettre « , explique Chantal Vanruymbeke.

Le coin du café est orné de souvenirs de son fils décédé.  » Il ne se passe pas un jour sans que je parle de Frank à mon mari « , avoue Chantal, avant que des larmes ne l’empêchent de poursuivre. Un maillot encadré de champion de Belgique saute aux yeux. Frank a emporté ce maillot tricolore à seize ans, à Halanzy.  » Ce titre est un des plus beaux souvenirs que je conserve de mon fils « , raconte Jean-Jacques Vandenbroucke, dans son foyer, un peu plus tard dans la matinée. Il semble être en forme. Il continue à pédaler, sur son home-trainer, chaque matin.

Vous n’avez pas banni le cyclisme de votre vie depuis la mort de votre fils…

Jean-Jacques Vandenbroucke : Un moment donné, j’ai pensé que je porterais un regard différent sur ce sport mais ce n’est pas le cas. Nous continuons à aimer le vélo, le sport qui a marqué notre vie. Mon beau-fils, Sébastien Six, court en Elites, sans contrat, et un petit-fils de 14 ans s’adonne déjà au cyclisme.

Frank débordait de talent mais il n’était pas fait pour l’existence de nomade que mènent les cyclistes, n’est-ce pas ?

C’est presque un métier à risques ! Une vedette cycliste attire toutes sortes de personnes. Certains, comme Erik Zabel, s’en tirent très bien durant toute leur carrière mais d’autres sont moins forts. C’est un peu comme dans le show business. Devant les caméras, Frank faisait le fort mais il était aussi très fragile.

Mystère

Certains affirment qu’il était prédestiné à mourir jeune.

Je le dis aussi. Trois semaines avant sa mort, il a encore eu un grave accident avec sa Mercedes. Il a eu énormément d’accidents de la circulation. Ajoutez-y ses tentatives de suicide et ses problèmes familiaux. Durant les dix dernières années, il s’est passé beaucoup de choses qui auraient pu signifier sa fin.

Est-ce pour cela que son décès n’était pas vraiment inattendu aux yeux de beaucoup de gens, hormis la façon dont il s’est produit ?

Nous avons quand même été plus que surpris. Malgré les problèmes de Cinelli, son équipe, notre fils vivait une année paisible sur le plan personnel. En 2009, il s’est entouré de bons amis, il s’est bien entraîné, il était affûté. Le fait qu’il était prêt à rouler en amateurs prouvait qu’il voulait rester coureur. A mon sens, il avait compris qu’il avait atteint un cap. Il m’avait dit : -J’ai 34 ans. Si je veux conserver ma place dans le milieu cycliste, je dois vivre sérieusement. Il n’avait pas accès aux grandes courses mais il a gagné des épreuves pour amateurs. C’est cynique : il est mort pendant une année calme.

Comment avez-vous appris la tragédie ?

Ma femme et moi travaillions à l’Hostellerie. Le Rotary Club s’y réunit le lundi soir. Le téléphone a sonné. La police sénégalaise était en ligne et l’agent avait un fort accent africain. Ma femme a d’abord cru à une blague mais Fabio Polazzi, qui était en vacances au Sénégal avec Frank, nous a confirmé sa mort. Nous nous sommes excusés en salle. Tout le monde a abandonné son repas et a quitté l’Hostellerie. Nos deux filles sont venues, avec mari et enfants, le bourgmestre aussi. Nous avons passé une partie de la nuit ensemble. C’était terrible mais c’eût été pire encore si nous étions restés seuls.

Un an plus tard, sa mort reste mystérieuse.

Nous ne pouvons nous baser que sur les déclarations de cette fille. Si elle ne dit pas la vérité…

Vous parlez de Seynabou Diop, la Sénégalaise avec laquelle Frank a passé sa dernière nuit ?

Oui. Un ami est parti au Sénégal et lui a rendu visite en prison. Elle a répété sa déclaration à mon ami. Elle affirme être innocente et répète que Frank avait beaucoup bu, qu’elle devait l’attendre près de la piscine de l’hôtel. Comme il n’est pas venu, elle s’est rendue dans sa chambre. Frank était à moitié hors du lit, il avait vomi. Elle affirme avoir nettoyé le vomi avant de partir.

Il y avait aussi une seringue sur la table de chevet, non ?

Fabio nous a dit qu’elle n’avait pas servi mais quand on a une seringue, c’est qu’on a l’intention de prendre quelque chose.

Pourtant, vous nous disiez qu’il était à nouveau sur les bons rails ?

Oui, mais il était en vacances. S’est-il dit qu’il allait se lâcher une fois, pendant ses vacances ? C’est possible. Tom Boonen a pris de la cocaïne quand il était blessé. C’est la jeunesse d’aujourd’hui… De mon temps, la bière suffisait.

Le médecin légiste local a conclu que votre fils était mort d’une double embolie pulmonaire qui s’est ajoutée à un problème cardiaque préexistant. Croyez-vous à ce diagnostic ?

C’est possible. On peut se démolir le c£ur à force de boire. A-t-on mélangé quelque chose à sa boisson ? C’est fréquent dans les discothèques.

Aviez-vous connaissance de ses problèmes cardiaques ?

Non. L’année dernière, il avait réussi tous les tests médicaux mais c’est possible, en combinaison avec l’alcool et un médicament qu’il a peut-être acheté là-bas.

Vous n’avez pas demandé de seconde autopsie une fois son corps rapatrié. Pourquoi ?

Quelle importance ? Elle avait été faite au Sénégal. Frank était mort et nous voulions conserver de lui l’image que nous en avions…

La prostituée a finalement été acquittée. Auriez-vous préféré qu’elle soit condamnée ?

Une condamnation n’aurait rien changé. Je ne suis pas fâché sur elle. Je ne ressens aucun sentiment à son égard. Ce genre de fille ne pense qu’à une chose, l’argent.

Vous ne cherchez pas de coupable ?

Non, pas du tout. Je n’ai jamais pointé quiconque du doigt.

Souvenirs

Vous sentez-vous responsables, en tant que parents ?

Non, nous étions impuissants. Il était responsable de ses actes. Tout a dérapé en 1999. Malgré nos conseils, Frank n’est pas resté un an ou deux de plus chez Patrick Lefevere. Son transfert de Mapei à Cofidis a été le début de la fin, même si sa première saison chez Cofidis a été la meilleure en matière de résultats. Il a remporté le Circuit Het Volk, Liège-Bastogne-Liège, deux étapes de la Vuelta… Pourtant, 1999 n’a pas été une bonne année. Liège-Bastogne-Liège reste le plus beau souvenir du public mais moi, j’associe ce succès au tournant de sa vie.

Saviez-vous à l’avance que son transfert chez Cofidis était dangereux ?

J’étais mécanicien chez Lotto, je voyais beaucoup d’hôtels et je savais ce qui se passait en cyclisme. Les coureurs de Lotto ou de Mapei allaient gentiment au lit le soir. C’étaient des gosses, comparés aux coureurs français. A cette époque, rouler pour une formation française signifiait prendre le pot belge, un cocktail de produits dopants. Pas pour mieux rouler mais pour mieux se plonger dans la vie nocturne. Nous savions comment les Français travaillaient.

Vous n’avez pu retenir votre fils ?

Johan Museeuw, Tom Steels, les Italiens roulaient chez Mapei et Frank voulait être leader. Il a obtenu toutes les garanties nécessaires de Cofidis, y compris sur le plan financier. Je l’ai averti que s’il signait pour une équipe française, il devrait pouvoir rester au-dessus de ces bêtises, de ces virées nocturnes après les courses. Pour cela, il faut beaucoup de caractère. Certains trouvaient qu’il en avait mais l’être humain est complexe. Je ne peux rien dire de mal de Frank pendant ses cinq premières années pros. Tout a commencé chez Cofidis. Cette année-là, il a aussi rompu avec Clothilde. Ma femme et moi regrettons qu’il ne soit pas resté avec elle. Ses cinq années avec Clothilde ont été ses plus belles. Il menait une vie paisible : il s’entraînait, mangeait, dormait. Sarah Pinacci a toujours été gentille avec lui mais il n’a plus trouvé de stabilité. Enfin, combien de couples ne divorcent-ils pas ? Peut-être trouvait-il qu’il avait une jolie femme mais qu’il en voulait une plus belle encore ? Je ne sais pas mais Frank était un peu comme ça. Il lui fallait toujours la plus belle voiture, le costume le plus élégant. C’était un de ses défauts.

Au bout d’un an, êtes-vous parvenu à vous résigner à sa mort ?

Pendant des mois, j’ai pensé que Frank allait se présenter à la porte. J’étais paralysé. Car ces dernières années, c’était ainsi : Frank partait six mois en Italie puis il vivait en Flandre, chez des amis, il revenait à la maison et il repartait. Il était difficile de réaliser qu’il ne reviendrait plus.

Avez-vous malgré tout retrouvé le bonheur ?

Je pense que quand on a perdu un enfant, plus rien ne peut être comme avant. On peut encore être heureux mais il manque quelque chose. Parfois, avec des amis, nous nous remémorons des souvenirs amusants de Frank et nous rions mais derrière ce sourire se cache le chagrin. Cela ne changera jamais.

La vie continue, avec ses deux filles.

Certainement. Margaux, la petite Italienne, vit en Italie avec sa mère mais elle téléphone parfois. (Il se tourne vers Cameron, qui joue sur le portable, assise sur le canapé). Elle, en revanche, est souvent chez nous car Clothilde, sa mère, n’habite pas loin. Nous retrouvons beaucoup de Frank en Cameron. Elle s’adonne à l’athlétisme, comme son père à son âge. Elle noue ses lacets exactement comme Frank ! Elle s’y reprend à dix fois, jusqu’à ce que tout soit parfait.

L’obéissance

Comment Frank voyait-il son avenir sportif ?

Il avait deux ou trois pistes qui lui auraient permis de rouler pour une équipe continentale ou une formation du Pro Tour cette année. La dernière fois, il m’avait dit que ce serait peut-être Footon-Servetto, l’équipe de Mauro Gianetti, qui devient Geox l’année prochaine. Il avait entamé des négociations.

Si vous pouviez parler encore une fois à votre fils, que lui diriez-vous ?

(Il ne doit pas réfléchir) Je dirais :  » Frank, quand je t’ai demandé de rester chez Mapei, ce fut un tournant. Patrick Lefevere était un deuxième père pour toi. Quand Museeuw disait quelque chose, tu le respectais. C’était bien. Tu as abandonné tout ça pour devenir une vedette et distribuer tes ordres.  »

Qu’aurait-il répondu ?

Qu’il le savait. Car il le savait. Il avait avoué à des amis qu’il aurait dû écouter son père.

par Benedict Vanclooster – photos: Jelle Vermeersch

Sa vie a changé en gagnant Liège-Bastogne-Liège en 1999.

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