II. « La Stasi a tué Eigendorf »

Selon l’historien, Heribert Schwan, la mort en 1983 de la star de la RDA, qui avait fui à l’Ouest, n’est plus un mystère.

Il pleut abondamment, ce soir du 5 mars 1983, quand Lutz Eigendorf fonce vers la mort. L’asphalte brille. Le joueur de l’Eintracht Braunschweig vient de quitter le Cockpit Bar et rentre chez lui. Il est un peu plus d’11heures quand son Alfa Romeo pénètre dans la Braunschweiger Forststrasse. C’est là, dans un virage, que l’accident a lieu. Il perd le contrôle de son véhicule, quitte la route et percute un arbre. A leur arrivée, les policiers découvrent le footballeur inconscient. Ses jambes sont pliées dans un angle bizarre, sa tête repose sur le volant.

Le diagnostic est terrible : fracture du crâne et nombreuses hémorragies internes. Eigendorf, surnommé le Beckenbauer de la RDA, est plongé dans le coma lorsqu’on l’emmène aux soins intensifs. Un jour et demi plus tard, à 9 heures 15, il décède, seul. Il n’a que 26 ans.

Ce même soir, à Berlin-Est, Gabriele Homman allume son poste TV noir et blanc pour suivre le journal de l’ ARD. Elle peut ainsi voir ce qui se passe de l’autre côté du Mur. Une photo de son ex-mari apparaît à l’écran et le commentateur annonce la nouvelle. Lutz Eigendorf, international de la RDA à six reprises, le père de sa fille Sandy, est mort.

Gabriele et Lutz Eigendorf ne se sont plus vus depuis cinq ans. Il était parti en Trabant, un ancien modèle automobile fabriquée en RDA, au stade du Dynamo Berlin pour préparer un match amical au 1. FC Kaiserslautern. C’est l’époque du régime de Erich Honecker et l’escapade en Allemagne de l’Ouest est prise très au sérieux par les autorités de la RDA. La Stasi rappelle aux joueurs la nature néfaste du capitalisme et Manfred Kirste, le chef de la délégation, interdit tout contact avec les Occidentaux. Quand Eigendorf et le Dynamo Berlin affrontent Kaiserslautern, le 20 mars 1979, la tribune d’honneur est remplie de collaborateurs de la Stasi, qui assistent, furieux, à la défaite 4-1 de leurs compatriotes.

Eigendorf dispute un match terne. A l’hôtel Savoy, la Stasi a mis hors d’usage tous les téléphones des chambres des joueurs mais elle ne remarque pas qu’en pleine nuit, Eigendorf rejoint le bar. Il est 1heure 30 et il rencontre un dirigeant du FC Kaiserslautern. Ils boivent un verre et Eigendorf s’épanche sur les contraintes qui l’étouffent dans son pays : les mensonges de la télévision, la méfiance généralisée, les instructions de l’Etat. Les deux hommes discutent jusqu’à cinq heures du matin. A son départ, le dirigeant lui tend une carte de visite. Le lendemain, le Dynamo Berlin rentre chez lui, en car. A 9 heures, il s’arrête à Giessen. Sous la surveillance du service secret, les joueurs peuvent faire leurs emplettes. A 11heures, un joueur manque à l’appel : Eigendorf s’est enfui.

La délégation panique. Elle envoie les joueurs, deux par deux, à sa recherche en ville. En vain. Kirste, le chef de la délégation, se dirige avec des pieds de plomb vers l’ambassade de la RDA à Bonn pour y faire son rapport tandis que les autres retournent à Berlin. Eigendorf est depuis longtemps sur la banquette arrière d’un taxi, en route vers le seul homme qu’il connaît de ce côté-ci du Mur : le délégué du 1. FC Kaiserslautern.

Quand Erich Mielke, le redoutable chef de la Stasi, apprend la disparition, il fulmine. Trois collaborateurs de la Stasi emmènent Gabriele Eigendorf aux quartiers de la police d’Etat, Keibelstrasse. Elle est interrogée toute la nuit. Une collaboratrice de la Stasi garde sa petite fille de deux ans et retourne toute la maison, sans trouver le moindre indice.

La star de la RDA qui passe à l’Ouest, ça fait tache !

De 1950 à 1989, plus de 600 sportifs rejoignent l’Ouest. Si Mielke réagit si virulemment, c’est aussi parce qu’Eigendorf est la figure de proue du Dynamo Berlin, club de la police et le sien. On surnomme les joueurs de la Stasi les elf Schweine, les onze cochons. C’est l’équipe la plus détestée du pays. Tout le monde est conscient des avantages dont elle bénéficie. Grâce à Mielke, tout est mieux au stade Friedrich Ludwig Jahn : les joueurs, les infrastructures, les médecins et… les arbitres. Non seulement les meilleurs footballeurs du pays sont obligés de jouer à Berlin-Est, mais l’équipe bénéficie fréquemment d’un penalty dans les moments difficiles.

Eigendorf était l’étoile de l’école du BSG Moto Süd Brandenburg mais il a été contraint de rejoindre le Dynamo Berlin à 14 ans. Il fait impression dès ses débuts en équipe fanion et est sélectionné en équipe nationale à 22 ans : la RDA fait 2-2 contre la Bulgarie et il marque les deux buts.

Suite à sa fuite, l’UEFA suspend Eigendorf un an mais est ensuite repris dans le noyau du 1. FC Kaiserslautern. Il peine en Bundesliga mais essaie de s’adapter. Il écrit une seule lettre à Gabriele et téléphone quelques fois à son père. La lettre est lue, les conversations écoutées.

Mielke considère la fuite d’Eigendorf comme une offense personnelle. Pour prévenir d’autres cas de ce genre, il prend des mesures sévères et lance l’opération Rose pour espionner Gabriele et l’Opération Verräter (traître) pour surveiller les parents du médian. Ils sont constamment sur écoute. Quand ils quittent leur maison, celle-ci est fouillée et minutieusement photographiée. Le courrier entrant et sortant est lu, la famille et les amis interrogés. Les neveux, les voisins, les collègues et même le médecin de famille fournissent des informations. La Stasi met en place un contrôle total pour couper tout lien entre le footballeur et ceux qui sont restés.

En mai 1979, Gabriele Eigendorf reçoit la visite d’un ami de jeunesse, Peter Homman, qui la séduit. Un mois plus tard, elle lui donne la clef de la maison. Il insiste avec succès pour qu’elle divorce d’Eigendorf et la demande en mariage. Gabriele dit oui et tombe enceinte peu après. Des années plus tard, quand le Mur est tombé et les dossiers de la Stasi dévoilés, elle apprend que son second mari était en fait un collaborateur de la Stasi, envoyé pour la détacher d’Eigendorf et la lier à la RDA par un enfant.

La carrière footballistique d’Eigendorf connaît des hauts et des bas. Il rejoint l’Eintracht Braunschweig en 1982 mais là aussi, il fait souvent banquette. Il reste néanmoins médiatique car il ne refuse jamais une interview. Jörg Berger, l’entraîneur qui a fui la RDA peu après Eigendorf, juge que c’est déraisonnable. Il a déjà averti le joueur à plusieurs reprises.  » Retiens-toi, surtout dans les interviewes qui pourraient toucher Mielke.  » Eigendorf n’y songe jamais… Il participe au programme Kontraste de l’ ARD, le 21 février 1983. Quelques jours plus tard, le Dynamo Berlin revient en Allemagne de l’Ouest, où il affronte cette fois le VfB Stuttgart. Avec le Mur de Berlin en arrière-plan, Eigendorf fustige son pays et il porte la Bundesliga aux nues. Mielke est fou de rage.

Deux jours plus tard, Eigendorf meurt dans un accident de la route. Des témoins ont vu qu’il n’était pas ivre en montant en voiture mais le rapport de police fait état d’une ébriété de 2,2 %, soit l’équivalent de 3,5 litres de bière ! Eigendorf est enterré à Kaiserslautern. L’Etat a autorisé ses parents, Jörg et Ingeborg, à assister aux funérailles. Ils ne reviendront plus jamais en RDA…

La vie poursuit son cours dans l’Etat communiste, de même qu’en Oberliga. Le Dynamo Berlin continue à profiter de penalties aux moments les plus étonnants et la Stasi règne toujours dans les vestiaires, où joueurs et entraîneurs s’espionnent. De temps à autre, un footballeur rejoint encore l’Ouest mais aucun ne fait plus la une comme Eigendorf.

Un livre et un documentaire qui concluent à l’assasinat

Vient 1989 et la chute du Mur puis l’ouverture des dossiers de la Stasi qui comptait 180.000 collaborateurs officieux. L’un d’entre eux s’appelle Karl-Heinz Felgner. Sous le nom de Klaus Schlosser, il a officié en Allemagne de l’Ouest au début des années 80. Ancien boxeur très violent, il a purgé quatre ans de prison à Leipzig dans les années 60.

C’est lui qui a espionné Eigendorf à Braunschweig. Il a rapidement gagné la confiance du joueur, logeant même chez lui à plusieurs reprises. Il rapporte fidèlement tout à son employeur : habitudes, déclarations, contacts, numéros de téléphone de coéquipiers, sorties, caractéristiques. Schlosser rédige des rapports très détaillés. La Stasi s’intéresse davantage aux itinéraires qu’il emprunte régulièrement, à son auto et à son style de conduite. Schlosser signale qu’il oublie souvent de fermer sa portière.

Tout cela apparaît quand Sigrid Kretschmer et Roberto Welzel analysent les archives de la Stasi dans les années 90. Ils se penchent sur l’affaire Eigendorf, avec l’aide de l’historien et journaliste allemand Heribert Schwan. Questions… Pourquoi Schlosser a-t-il été si souvent en contact avec son supérieur de Berlin-Est peu avant l’accident alors qu’ensuite, ils ne se sont plus contactés ? Le jour de la mort d’Eigendorf, pourquoi Schlosser et son supérieur ont-ils reçu de l’argent ? Comment le footballeur avait-il une telle quantité d’alcool dans le sang alors que les dossiers signalaient qu’il buvait rarement et que des témoins affirmaient qu’il n’était pas éméché ? Pourquoi les pages qui décrivent les années de Schlosser à Braunschweig sont-elles introuvables ?

Schwan sort un documentaire et un livre, qui concluent à l’assassinat d’Eigendorf. Selon lui, la Stasi voulait faire un exemple juste avant le départ du Dynamo Berlin pour l’Allemagne de l’Ouest et Mielke a pensé à Eigendorf, dont il n’avait jamais digéré la fuite. L’interview télévisée de celui-ci, devant le Mur, a été la goutte de trop. Un membre de la section XXII, le commando de la mort de la Stasi, s’est emparé du footballeur dans son auto, l’a contraint à ingérer de l’alcool et lui a injecté une substance destinée à ralentir ses réflexes avant de le laisser rentrer chez lui, mort de peur. C’est ainsi qu’il a percuté un arbre après avoir raté son virage.

Cela ressemble à un mauvais James Bond mais Schwan sort un document écrit à la main, un rapport de la fameuse section XXII, qui mentionne le footballeur. On y évoque des poisons et des gaz mortels. On peut lire :  » Par exemple E. Qu’est-ce qui le conduit à la mort ? » Le nom d’Eigendorf n’est écrit en entier qu’une seule fois. En dessous, on mentionne :  » anesthésiant « . On ne trouve cependant pas de preuves en béton. Le dossier d’Eigendorf pourrait en fournir mais il reste introuvable.

Mielke a vécu assez longtemps pour voir le documentaire de Schwan, Tod dem Verräter (Mort au traître). Quelques années avant la première, il a été libéré pour raisons de santé. Il a 92 ans et a été condamné pour le meurtre de deux agents de police et son cher Dynamo Berlin n’est plus qu’un petit club anonyme de l’ Oberliga nord-est, fréquenté par des skinheads et des néonazis. Et le Dynamo a quitté le redoutable stade Friedrich Ludwig Jahn pour le Sportforum, une arène déglinguée…

par michel van egmond

On n’a jamais retrouvé le dossier de la Stasi sur Lutz Eigendorf…

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