Ignoré sur son île

Un Belge titulaire et star à Cagliari, une équipe de milieu de classement en Série A, mais on en parle à peine. Pourquoi ? Découverte.

Centre d’entraînement de Cagliari, sud de la Sardaigne. Roberto Donadoni, légende du foot italien et mondial (12 années comme joueur à l’AC Milan, près de 400 matches de Serie A, 63 caps avec la Squadra qu’il a aussi entraînée de 2006 à 2008, coach de Cagliari Calcio depuis novembre 2010) fait semblant de s’étonner de notre présence.  » Vous venez de Belgique pour rencontrer Radja Nainggolan ? Vous êtes sûr qu’il en vaut la peine ? » Il enchaîne par un clin d’£il qui veut tout dire. Traduzione :  » Evidemment qu’il mérite que les Belges s’intéressent à lui ! Enfin…  »

Radja Nainggolan (23 ans) souffre d’un manque flagrant et étonnant de reconnaissance au pays. Peut-être a-t-il simplement le tort d’avoir quitté très tôt la Belgique. A 17 ans, il abandonnait le Germinal Beerschot pour terminer sa formation à Piacenza, club de Série B. Aujourd’hui, il est titulaire indiscutable et moteur d’une équipe de la première moitié du classement en Serie A. Découverte.

Comment tu t’es retrouvé à 17 ans en Italie ?

Radja Nainggolan : Un agent est allé en Belgique pour visionner un jeune de Mouscron. J’étais dans l’équipe d’en face, celle du GB, et c’est moi qui lui ai tapé dans l’£il. Il est ensuite encore venu me voir quatre ou cinq fois, et finalement, il m’a aiguillé vers Piacenza. La première saison, je n’ai joué qu’un match de championnat. L’année suivante, même chose. Puis, je suis devenu titulaire en Serie B.

C’est bizarre d’éclater dans un grand championnat étranger sans avoir joué un seul match de D1 belge, non ? Tu ne ressens pas un manque ?

Absolument pas. Le foot belge n’a pas voulu de moi, tant pis, c’est la vie. Le Beerschot ne me proposait pas de contrat, Piacenza est venu avec une offre de 1.500 euros par mois : pas énorme mais je n’ai pas dû réfléchir deux fois. Au moins, cela me permettait d’aider ma mère et ma s£ur qui étaient dans le besoin. Logiquement, je ne jouerai jamais en D1 dans le pays où j’ai grandi. Mais je suis très bien, ici ! Il y a longtemps que je sais que j’ai fait le bon choix. Si tu quittes la Belgique à 18 ans, bien souvent, c’est déjà trop tard pour être très intéressant. Parce que tu auras sans doute besoin de deux saisons pour t’acclimater. A la limite, tous les gamins doués qui rêvent d’une grande carrière à l’étranger devraient abandonner leur famille et la Belgique dès l’âge de 12 ou 13 ans. Prends l’exemple de gars que j’ai connus au Beerschot. Moussa Dembélé, Toby Alderweireld, Jan Vertonghen et Thomas Vermaelen ont aussi quitté le pays très tôt. Et tu vois où ils sont aujourd’hui. Tu fais toute ta formation en Belgique, tu joues en D1 belge puis tu signes dans un club de Serie A : là, bonne chance pour être directement titulaire !

 » Jamais un scout de l’Union belge n’est venu me voir « 

J’ai lu que tu pesais 64 kg à ton arrivée en Italie, et 75 un an plus tard !

Oui, et je suis maintenant à 78 kg. A 17 ans, j’étais un petit gars tout frêle. Entre-temps, j’ai pris une dizaine de centimètres et beaucoup de muscle. On travaille beaucoup dans le Calcio… Si j’étais resté en Belgique, des entraînements moins durs et des repas dans des fast-foods n’auraient pas modelé mon corps de la même façon. (Il rit).

Tu es un vrai titulaire en Serie A depuis près d’un an mais on ne te connaît pas encore très bien en Belgique. On parle très peu de toi.

Je sais. Ce n’est pas grave. L’important pour moi, c’est d’avoir un club et un coach qui me font confiance. Le reste…

Les Diables Rouges…

Allez, parlons-en… Jamais un scout de l’Union belge n’est venu me voir. Pas une seule fois !

Peut-être qu’ils viennent et que tu n’es pas au courant ?

Impossible. Après les matches, je demande au secrétariat de Cagliari la liste des clubs et des fédérations qui ont envoyé quelqu’un. Je sais très bien ce que je dis. Il faudrait que je joue dans le championnat de Belgique pour qu’on s’intéresse un peu à moi. Ou en Hollande : c’est moins loin pour aller visionner les Diables potentiels, on peut y aller en voiture… (Il grimace). Regarde Jean-François Gillet : il a dû attendre d’avoir 30 ans pour qu’on l’appelle. Et pourtant, il en avait fait des saisons solides en Serie A avant ça ! Combien de gardiens belges sont capables de prester sur le long terme à un haut niveau dans un grand championnat ? J’ai l’impression que l’Union belge ne connaît que la Belgique, la Hollande, l’Allemagne, la France et l’Angleterre. L’Italie ? On ne sait pas ce que c’est. Je me pose des questions sur l’organisation de son scouting. On convoque Simon Mignolet quand il ne joue plus à Sunderland. Mais on ignore apparemment qu’Urko Pardo casse la baraque avec l’Olympiacos. Pour moi, un joueur ne peut jouer le week-end avec son club que s’il s’est bien entraîné pendant toute la semaine. Et on ne doit être repris en sélection que si on est aligné chaque week-end avec son club. Au passage, je signale aussi que Cagliari n’est pas un nain du foot italien. Bon, c’est la vie, je reste low profile, les pieds sur terre. Quand je sors dans la rue ici, tout le monde me reconnaît. Quand je retourne en Belgique, il n’y a que ma famille et mes amis proches qui sont capables de mettre un prénom et un nom sur mon visage ! J’y ajouterais simplement Jean-François de Sart et Jean-François Remy : eux, ils m’ont fait confiance chez les Espoirs.

Tu n’essayes pas de savoir pourquoi on ne veut pas de toi ?

Non. Je me contente de mes certitudes italiennes, je constate que j’ai le niveau pour le Calcio, je ne me torture plus la tête avec tout le reste. Steven Defour et Axel Witsel sont titulaires chez les Diables. On les cite depuis longtemps à Manchester United, au Real et encore dans d’autres grands clubs européens. Moi, je constate qu’ils sont toujours dans le championnat de Belgique. Witsel peut signer demain à l’AC Milan, je serais content pour lui mais je ne suis pas sûr du tout qu’il serait dans l’équipe. Urby Emanuelson était un pilier de l’Ajax, il a été transféré à Milan mais il ne joue pas : ça situe un peu la différence de niveau entre les Pays-Bas et l’Italie. Je ne dis pas que je dois prendre la place de Marouane Fellaini chez les Diables, hein ! Si, dans un premier temps, j’étais sur le banc ou même dans la tribune, je serais déjà satisfait.

 » Si je ne suis toujours pas Diable dans un an, je joue pour l’Indonésie « 

En été 2009, tu as quand même été appelé chez les Diables pour la Kirin Cup…

Oui. Comme dépanneur de luxe. Il y avait plein de blessés et surtout beaucoup de stars qui n’avaient pas envie d’aller jouer ce tournoi au bout du monde après la saison, qui voulaient plutôt vite partir en vacances. Moi, je ne me suis pas posé de questions. Si je peux représenter mon pays, je le ferai toujours, que ce soit à une Coupe du Monde ou pour un bête match amical. L’ambiance n’était pas très sérieuse, c’était plus un minitrip d’agrément mais je ne regrette pas d’y être allé. J’ai pu jouer un quart d’heure contre le Chili : j’ai savouré.

Tu n’as pas cru à une blague quand on t’a convoqué ?

J’étais sur le cul, oui… Je savais qu’il y avait plein de forfaits mais je pensais que la Fédération allait se rabattre sur d’autres joueurs de D1. Moi, j’étais en Serie B. Aujourd’hui, je suis en Serie A mais je n’existe plus. On fait tout à l’envers avec moi.

En partant à la Kirin Cup, tu espérais clairement qu’il y aurait très vite une suite ?

Bien sûr.

Tu n’envisages pas de jouer pour l’Indonésie ?

Je pourrais avoir un passeport indonésien en quelques jours. Mais j’ai joué avec la Belgique, donc je suis définitivement belge au niveau du foot. C’est ce qu’on m’a expliqué, en tout cas.

C’est faux : la Kirin Cup était un tournoi amical, donc tu n’as pas encore joué de matches officiels avec les Diables et tu peux toujours choisir.

Ah bon ? Alors, je penserai à l’Indonésie si je n’ai toujours pas été appelé d’ici la fin de la saison prochaine ! Je ne vais pas poireauter jusqu’à 29 ou 30 ans.

On joue au foot là-bas ?…

Représenter un pays, quel qu’il soit, c’est toujours quelque chose de fantastique.

Tu sais quelque chose de l’équipe indonésienne ?

Rien du tout.

Tu peux citer trois clubs de D1 indonésienne ?

Non, évidemment… Je ne sais rien ou presque sur l’Indonésie mais ce pays sait beaucoup de choses sur moi. Le site officiel de Cagliari est fort visité par des surfeurs indonésiens, des gens me laissent des messages sur Facebook et me disent que je suis une idole dans ce pays. Une équipe de la télé est venue me voir récemment et beaucoup de questions portaient sur un avenir éventuel en sélection indonésienne.

 » Un Milanais peut supporter la Juve, mais tous les Sardes ne jurent que par Cagliari « 

Les Italiens te considèrent plus comme un médian défensif ou offensif ?

Avec Cagliari, j’ai déjà occupé les quatre places de l’entrejeu : parfois plus devant, parfois plus derrière, de temps en temps à gauche, à l’occasion à droite. A Piacenza, j’étais un vrai médian offensif.

Mais tu n’as marqué que quatre buts en 71 matches…

OK, mais je ne dois avoir fait qu’une quarantaine de matches complets. Et c’est une compétition difficile, hein ! Avec un foot fort défensif. Souviens-toi de l’Italie championne du monde en 2006 : ce n’était pas élégant, c’étaient surtout des joueurs fort expérimentés qui contrôlaient puis frappaient sur une contre-attaque, un coup franc ou un corner. Depuis l’échec en Afrique du Sud, ça a changé : c’est encore fort tactique, mais c’est aussi technique et porté vers l’avant.

Ton club est complètement excentré sur la carte du foot italien et vit sur son île… Les joueurs n’en souffrent pas ?

Non. Le seul problème, c’est que nous devons prendre l’avion pour tous nos déplacements. Nous sommes peut-être un peu plus fatigués que les joueurs des autres clubs…

On vit le foot en Sardaigne de la même manière que sur le continent ?

A Milan, par exemple, il y a des supporters de l’AC et de l’Inter, mais aussi de la Juventus, etc. C’est comme ça dans toutes les grandes villes : les gens peuvent supporter une équipe d’une autre région. Alors qu’en Sardaigne, tout le monde est d’abord pour Cagliari. Tout le monde ! L’identification à ce club est spectaculaire. Si nous allons tout à l’opposé de l’île, à 250 km plus au nord, tous les gens nous reconnaissent au premier coup d’£il.

Il y a plusieurs joueurs sardes dans l’équipe : c’est important ?

Oui, c’est une priorité. Trois joueurs sardes sont régulièrement titulaires. Dont notre milieu offensif Andrea Cossu, un phénomène : avant d’être footballeur professionnel, il faisait partie du noyau dur des supporters de Cagliari. C’est un symbole du club.

Tu es resté plus de quatre ans en D2 : tu ne t’es jamais découragé, tu n’as jamais pensé que tu n’arriverais pas plus haut ?

Les deux premières saisons, j’ai eu des moments de déprime et de découragement, oui. Parce que je ne jouais pratiquement pas. L’entraîneur n’arrêtait pas de me féliciter, de me dire que je travaillais bien, mais je restais sur le banc. La troisième année, j’ai commencé à être souvent dans l’équipe et j’ai alors cru en mon avenir. De plus en plus de clubs s’intéressaient à moi. Et tout s’est déclenché en janvier de l’année dernière quand Cagliari m’a acheté à 50 % en versant 1,8 million à Piacenza. En janvier de cette année, il y a eu un autre paiement de 1,5 million et je suis devenu la propriété exclusive de Cagliari.

Au moment où tu es arrivé ici, on te citait dans beaucoup d’autres clubs : Sampdoria, Chievo Vérone, Naples, Parme, aussi Vitesse Arnhem et Cologne.

Ma priorité était de signer en Serie A. Mon agent m’a conseillé d’aller dans une équipe où je jouerais. Cagliari a la réputation de faire confiance à des jeunes qui se révèlent ici puis vont dans un plus grand club. Mauro Esposito s’est retrouvé à la Roma, Daniel Fonseca à Naples puis à la Roma et à la Juventus, David Suazo à l’Inter, Alessandro Matri à la Juventus, notre gardien Federico Marchetti, qui a été écarté en début de saison, a joué la Coupe du Monde en Afrique du Sud, etc. Aller dans une équipe du top et rester sur le banc, ça ne m’intéressait pas. Je me fais d’abord un nom ici, puis je vise plus haut, et si je ne joue pas dans mon futur club, je pourrai toujours retomber sur mes pattes dans une équipe du niveau de Cagliari. Parce qu’on se souviendra de ce que j’ai montré ici.

En un peu plus d’un an, tu en es déjà à ton troisième coach !

La saison dernière, j’ai travaillé avec Massimiliano Allegri : tout jeune et tout bon, il le prouve encore aujourd’hui en fonçant vers le titre avec l’AC Milan. Mais il ne croyait pas en moi et j’ai très peu joué avec lui. Bizarre, le foot, car j’estime que je n’étais pas moins bon en 2010 qu’aujourd’hui. Au début de cette saison, il a été remplacé par Pierpaolo Bisoli : lui, il m’a donné plein de confiance et il me disait souvent que j’étais un des piliers de son équipe. Mais les mauvais résultats en début de championnat ont eu sa peau.

C’est comme ça que tu travailles maintenant avec un monument comme Donadoni…

C’est toujours une star dans toute l’Italie, on le voit lors de chaque déplacement. Il est considéré comme un des meilleurs joueurs de l’histoire de Milan mais il reste d’une simplicité étonnante. Aux entraînements, il rigole, il joue avec nous, il frappe au but, etc. Et il nous parle tout le temps. On aurait pu s’attendre à ce qu’il y ait un mur entre le groupe et Donadoni mais ce n’est pas du tout le cas.

Tu connais Luis Oliveira ?

Pas personnellement : les supporters et les journalistes m’en parlent parfois. Ils me disent que je suis le deuxième joueur belge de l’histoire de Cagliari, que Luis Oliveira a été le premier. Je sais qu’il joue toujours en cinquième ou sixième division à une centaine de kilomètres d’ici. Je pense qu’il a été, à une période, un symbole de club. Mais dans l’imaginaire des Sardes, il ne doit pas être au sommet de l’affiche. Normal car Cagliari a eu plein d’attaquants légendaires dans son histoire : Dario Silva, Daniel Fonseca, Gianfranco Zola, Enzo Francescoli, Patrick Mboma,…

Débuts en Serie A à San Siro, et le maillot d’Eto’o en cadeau

Ton premier match en Serie A reste un des plus beaux jours de ta vie ?

Certainement. Parce que tout était réuni pour que ce soit exceptionnel. J’étais ici depuis deux semaines et le coach m’a lancé pour le dernier quart d’heure sur le terrain de l’Inter. La meilleure équipe du monde à ce moment-là. A San Siro avec plus de 50.000 furieux dans les tribunes. Nous avons perdu 3-0 mais c’était anecdotique pour moi. Une défaite collective mais une grande victoire personnelle. Je retenais d’autres choses que ce score assez dur. J’étais enfin en Serie A. Je me retrouvais en face de Javier Zanetti, Diego Milito, Maicon et Samuel Eto’o qui m’a offert son maillot après le match.

Juste après, tu joues et tu gagnes contre le Bari de Jean-François Gillet. Puis, pour ton troisième match, ça se passe moins bien contre Chievo…

(Il grimace). Beaucoup moins bien, oui… Je rentre vers la 60e minute, et moins de dix minutes plus tard, je suis déjà dehors pour deux cartes jaunes. J’avais trop d’émotions, une trop grande envie de bien faire, je voulais être trop bon. J’étais trop chaud pour bien gérer mon match. Cagliari a perdu à cause de mon exclusion et je me suis enfui directement après le coup de sifflet final. Je craignais d’avoir des problèmes avec mes coéquipiers. Je suis rentré en Belgique parce que je devais jouer avec les Espoirs, et à mon retour, je me suis excusé devant tout le vestiaire.

On te cite maintenant dans des grands clubs, on parle même de Milan. Et le directeur sportif que tu as eu à Piacenza dit que tu as déjà le niveau pour y aller.

C’est gentil de sa part. Bisoli aussi disait que j’allais arriver très vite très haut. Mais on raconte tellement de conneries dans le foot… Je te répète qu’on cite aussi Witsel et Defour dans les plus grandes équipes européennes. Mais ils sont toujours dans le championnat de Belgique, ou pas ?…

PAR PIERRE DANVOYE À CAGLIARI – PHOTOS : REPORTERS / HERCHAFT

 » L’Union belge préfère visionner en Hollande plutôt qu’en Italie : c’est moins loin, on peut y aller en voiture… « 

 » On cite Witsel et Defour dans les plus grandes équipes européennes. Mais ils sont toujours dans le championnat de Belgique, ou pas ? « 

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