» Ici, t’es dans un autre monde « 

C’est l’histoire d’un gamin devenu adulte avant l’âge et d’un  » grand-frère  » métamorphosé. Rencontre derrière le Rocher avant leur quart de finale de Ligue des Champions face à la Juve.

La Turbie, l’AS Monaco, son centre de formation à flanc de falaise. Il est 12 h, à peine l’entraînement terminé, Nabil Dirar stoppe son Audi RS8 noir-mate et nous invite à bord. Direction la grande bleue, Monte-Carlo et ses buildings à appartements hors de prix ( » mon premier loyer en arrivant ici était de 5000 euros, ce qui n’est rien pour l’endroit « , dixit Nabil au volant), et son port encombré de yachts et ses nombreux propriétaires russes.

Nabil s’arrête au Stars’N’Bar, pour y casser la croûte en compagnie de deux potos marseillais dans ce lieu finalement assez éloigné des standards et prix monégasques. Une demi-heure plus tard, Yannick Ferreira Carrasco gare sa Ferrari rouge et nous rejoint. Le temps d’une interview à deux, avec son  » grand-frère « .  » On vient du même quartier (Evere), je l’avais déjà croisé chez le coiffeur petit. Je l’ai retrouvé à Monaco où il m’a rapidement pris sous son aile « , se rappelle YFC, qui se dispute avec Michy Batsuhayi le titre de la plus belle pépite belge de l’Hexagone.

Nabil fut important dans ton évolution ?

Yannick Ferreira Carrasco : Bien sûr. En jeunes, je n’avais pas le permis, et donc il me ramenait souvent à la maison, il m’évitait de reprendre le bus. Et quand je suis passé pro, il s’est occupé de moi afin que je ne me sente pas seul dans le groupe. Je crois qu’il s’est reconnu en moi et il voulait m’éviter de faire les mêmes conneries qu’il avait pu faire à l’époque. Il m’a donné aussi beaucoup de conseils.

Nabil, tu as connu un tout autre parcours…

Dirar : Je n’ai pas évolué dans le même monde. A 18 ans, j’évoluais à Diegem en D3 sans pression, sans argent en jeu. A Bruges, ce fut totalement différent, je n’ai pas eu d’encadrement, de gens pour me soutenir, j’étais livré à moi-même. Voilà pourquoi j’ai eu quelques soucis. En tout cas lors de mes deux premières saisons. Par après, je me suis marié, tout a été beaucoup mieux pour moi, je me suis stabilisé. Et ça se voyait sur le terrain. J’étais plus calme, plus serein. J’étais devenu responsable.

En Belgique, tu n’as jamais vraiment fait l’unanimité. Comment l’expliques-tu ?

Dirar : J’ai traîné longtemps une mauvaise image, celle d’un bad boy. Et je le regrette vraiment. Aujourd’hui, je suis une autre personne, un gars tranquille.

Argent, femmes et voitures

Qu’est-ce que tu as changé ?

Dirar : Tu sais, quand tu ne t’attends pas à devenir joueur de foot professionnel et que du jour au lendemain, t’as de l’argent, des femmes, des voitures, tu pètes un peu les plombs. Je parle là de mes débuts à Bruges.

Yannick, tu es parti pour l’étranger, seul, à 16 ans. As-tu le sentiment d’avoir grandi très vite ?

Carrasco : Oui, j’ai dû m’assumer. A Genk, déjà, j’avais quitté mon cocon familial puisque je vivais en famille d’accueil. Je suis quelqu’un de solitaire, qui n’a pas de problème à se débrouiller. Mais à l’inverse, je suis quelqu’un de sociable, j’aime bien quand il y a du monde à la maison par exemple.

Pour toi aussi, le bling-bling monégasque n’a pas dû être facile à gérer ?

Carrasco : Ici, t’es dans un autre monde et tu peux facilement être influencé par l’extérieur. Mais j’avais toujours en tête l’objectif de réussir. Et quand c’est le cas comme maintenant, je n’oublie pas de m’amuser quand le calendrier le permet. Mais vu qu’on a match quasi tous les trois jours, c’est compliqué de sortir.

Tu n’as jamais eu le sentiment de te perdre quelque peu ?

Carrasco : Non. Je profite de ma jeunesse mais on va dire que je ne fais pas de boucan…

Pas de contrat-pas de match

L’année passée, ce fut plus compliqué pour toi… Comment as-tu géré cette période ?

Carrasco : Pendant 7 mois, je n’ai pas joué. Je voyais la Coupe du Monde arriver et je voulais en être. J’avais toujours l’espoir de jouer, même si je savais très bien que mon cas était lié à ma non-reconduction du contrat. Il arrivait que le coach, Claudio Ranieri, m’annonce en semaine titulaire pour que le jour du match, il m’écarte et m’envoie en tribune car mon contrat n’était toujours pas signé. Mentalement, c’était dur.

Dirar : Il a compris très jeune comment le monde du foot fonctionnait.

Carrasco : Durant cette période, je parlais beaucoup avec Nabil mais aussi avec Eric Abidal (ndlr, aujourd’hui à l’Olympiakos) qui a connu une très grande carrière et qui me disait de rester calme.

Et tu arrivais à rester calme ?

Carrasco : Je connais mes capacités et je sais ce que je méritais. Pendant longtemps, on m’a proposé un contrat moins important que ce que je valais, que ce que d’autres qui ne jouaient même pas touchaient… Alors que j’avais été décisif dans la remontée en D1 du club. Heureusement, tout a fini par entrer dans l’ordre en début de saison.

Tu donnes l’impression d’avoir une grosse confiance en toi. Lors de ton premier match face à Tours en pro, tu n’avais d’ailleurs pas hésité à chiper le ballon à Nabil pour envoyer un coup franc au fond du but.

Carrasco : Quand je joue, je ne me prends pas la tête. Je pense toujours que je suis au parc avec mes amis. On a de la chance de faire ce métier, faut donc en profiter.

Pour toi, Nabil, c’est plus compliqué d’évacuer cette pression?

Dirar : Je peux faire des gros matches comme des matches de merde. A Bruges, quand je ne recevais pas tous les ballons, je m’énervais et je pétais les plombs. Je n’arrivais pas à maîtriser mes émotions. Avec l’âge, ça s’est arrangé.

Carrasco : C’est un autre homme. Quelqu’un qui parle avec tout le monde, qui rigole et qui bosse énormément à l’entraînement, qui ne râle jamais. Quand t’entends ces histoires à Bruges où il avait été viré du noyau, t’as du mal à comprendre.

Dirar : Même mon style de jeu a changé. Avant je ne pensais qu’à dribbler, à jouer pour ma gueule en quelque sorte. Aujourd’hui, je joue pour l’équipe. C’est Ranieri qui m’a transformé, qui m’a appris à jouer en une touche-deux touches, à réfléchir tactiquement.

Carrasco : Quand tu vois Ronaldo à ses débuts, il dribblait sans arrêt. Aujourd’hui, il ne pense qu’au but. De mon côté, j’aime bien provoquer mais je dois progresser dans le dernier geste, dans cette recherche d’efficacité.

La nouvelle génération belge des Batshuayi, Carrasco, Origi, Januzaj ne semble avoir peur de personne. Comment l’expliquez-vous ?

Dirar : Même en club, ça a changé. Il suffit de voir le match de malade d’Anderlecht face à Arsenal. Avant, on respectait trop les adversaires.

Carrasco : Aujourd’hui, en Belgique, l’agora est devenu quasi un passage obligé. Et les joueurs deviennent automatiquement plus techniques. Aujourd’hui, un Belge qui joue de la semelle, ça n’a plus rien de surprenant. Quand je suis de retour à Bruxelles, il m’arrive d’appeler Nabil pour aller jouer à l’agora et on réapprend certains gestes. Car la technique de rue, ce n’est pas la même chose qu’en club. Et puis, par le passé, il y avait aussi beaucoup plus de Belges de souche qui semblent plus réservés, plus timides, qui restent souvent à la maison avec papa-maman. Alors qu’aujourd’hui, le joueur belge a souvent des origines étrangères, il a souvent grandi dans des quartiers, il a un caractère plus dur, il montre plus vite sur un terrain qui il est…

Comment la Belgique est-elle perçue désormais ?

Carrasco : Tout le monde a peur de la Belgique.

Dirar : Quand tu entends comment les Français parlent des Belges aujourd’hui, ça n’a rien à voir avec l’image à mon arrivée en France. Avant, tu te cachais, aujourd’hui tout le monde te respecte. Yannick est une star du championnat de France alors qu’il est réserve en équipe nationale, ça veut tout dire.

Tu ne regrettes pas de ne pas avoir choisi la Belgique ?

Dirar : Non. Il y a cinq ans, le niveau n’avait rien à voir, c’était un autre style de jeu aussi. De toute façon, aujourd’hui, je n’aurais pas joué, il faut être réaliste (il rit). Et puis le bled, c’est le bled, c’est incomparable comme sentiment. Je suis né au Maroc, j’y ai vécu une partie de ma vie, je me sens plus marocain que belge.

Pour toi aussi Yannick, ça a aussi trotté dans ta tête le fait d’opter pour le Portugal ou l’Espagne ?

Carrasco : Ma famille est originaire de là-bas, la culture est espagnole. J’ai surtout été approché par le Portugal vu qu’on compte pas mal de Portugais à l’AS Monaco. Mais comme j’ai toujours évolué avec la Belgique chez les jeunes, mon choix était vite fait. Mais si l’attente avait été trop longue, j’aurais peut-être choisi une autre sélection.

Intensité chez les Diables

Tu as déclaré lors de ta première convocation chez les Diables être capable d’être titulaire. C’est de la prétention ?

Carrasco : Bien sûr que non. Je suis conscient qu’il y a de très bons joueurs. Mais je suis aussi conscient de mes qualités. Je suis quand même le dernier Belge présent en Ligue des Champions. En Espoirs, pendant tout un temps j’ai été réserviste, pour finir par devenir un joueur cadre. Je veux répéter ce même schéma chez les Diables.

Tu as été impressionné par le niveau de jeu des Diables ?

Carrasco : Oui clairement. L’intensité, les tacles. Je pense que c’est un niveau plus élevé qu’à Monaco où il y a pas mal de jeunes et donc l’intensité est plus faible aux entraînements. Et comme j’ai pas l’habitude d’être à bloc à l’entraînement… Je suis plus un joueur de match. J’en ai vu beaucoup qui en mettaient plein la vue à l’entraînement et qui ne faisaient rien du tout en match. Moi, c’est l’inverse.

Quand Falcao, Moutinho, James Rodriguez ont débarqué à Monaco la saison dernière, ça ne t’a pas fait peur.

Carrasco : Non. Un nom tu le deviens, une star tu le deviens. Et ce n’est pas parce que tu es une supposée star que tu vas mieux tirer les coup francs, les penalties. Si je suis là, c’est que j’ai aussi du talent.

Tu as le sentiment d’être une star aujourd’hui ?

Carrasco : Non. J’ai encore beaucoup de chemin à accomplir avant de le devenir.

Dirar : Pour moi, c’en est une. Quand les médias français doivent illustrer les meilleurs joueurs du championnat, on prend Ibrahimovic, Lacazette, Gignac et Yannick pour Monaco.

Tu sembles très décontracté avant une rencontre malgré ton nouveau statut ?

Carrasco : Il faut toujours que je puisse déconner avant une rencontre. Je suis quelqu’un qui doit rigoler, ça fait partie de ma préparation. Je peux jouer un quart de finale de Ligue des Champions, ça ne change rien, c’est comme si je jouais contre Bastia. Mon premier match en pro, je me rappelle avoir rigolé avec Nabil quelques secondes avant d’entrer sur le terrain.

Ça énerve pas les plus anciens ?

Carrasco : Je m’en fous. Je fais à ma façon, je ne leur dis pas à eux ce qu’ils doivent faire.

T’as plutôt une personnalité affirmée pour un jeune de 21 ans…

Carrasco : Je n’ai pas ma langue en poche. Quand il faut négocier quelque chose, je ne vais pas hésiter à dire ce que je pense à Toulalan ou à un autre. Mais bon, je suis pas le même sur un terrain que dans un vestiaire. En match, je peux râler, m’énerver, je suis un compétiteur alors que dans le vestiaire, j’aime bien faire le con.

400 pompages

Qu’est-ce qui t’impressionne dans vos jeux respectifs ?

Dirar : Son dribble vers l’avant. Il est très fort techniquement, il a facile avec le ballon mais il est aussi très efficace. Il n’est pas du genre à faire des chichis pour rien.

Carrasco : C’est quelqu’un de très discipliné. Mais c’est surtout son volume de jeu qui m’impressionne. C’est un box-to-box, il a 50 poumons.

Nabil, il te fait toujours penser à Cristiano ?

Yannick : De corps oui, pas les pieds (il rigole). Cristiano, c’est plus un buteur alors que Nabil c’est un passeur. Mais de corps, c’est abusé, c’est un robot.

Dirar : Et pourtant, je ne fais pas de muscu, c’est que des pompes comme les prisonniers (il rit). Tous les deux-trois jours, je fais 400 pompes. Quand je suis arrivé à Bruges, on trouvait que j’étais un peu gras, on m’a concocté un programme. Et depuis lors, je fais très attention à mon corps.

Yannick : Moi je fais rien du tout. Mon énergie, ma force, c’est le ballon.

Le club ne t’incite pas à prendre un peu de masse ?

Carrasco : On me le dit mais pour le moment ça n’a pas d’incidence. J’ai pas envie de perdre ma vivacité.

Tu n’as pas peur de prendre des coups ?

Carrasco : Non. En jeunes, je jouais avec des plus grands et j’ai appris à prendre des coups.

Dirar : Si tu te mets à dribbler un défenseur, à le provoquer, faut assumer derrière. Ça fait partie du jeu.

Monaco est une étape intermédiaire ?

Carrasco : C’est un bon club mais je pense que si tu veux vraiment ressentir le foot, ce n’est pas ici que tu dois rester. Il n’y a pas de supporters dans le stade. Et ça se ressent dans nos résultats. Quand un public te pousse dans les dernières minutes, ça peut faire basculer une rencontre. Ici, c’est pas le cas.

Dirar : Quand je vois Yannick à l’extérieur dans des stades pleins, il est deux fois meilleur.

Carrasco : Devant un public bouillant, t’as envie de te dépasser, de proposer du show, d’aller percuter. Il y a un grain de folie qui t’emporte.

Dirar : A Bruges, il y avait cette pression du public qui m’électrisait. Ici, c’est autre chose. Je pense que si tu réussis à Monaco, tu peux réussir partout.

Sauf qu’à Bruges le public t’a parfois méchamment pris en grippe ?

Dirar : Mais ça ne me posait pas de problème. J’étais la star du club en quelque sorte, j’avais de la pression. Je pétais parfois les plombs c’est vrai. Je pense qu’il y avait du racisme chez certains. J’étais le premier Arabe à m’imposer au Club, c’était pas dans leurs habitudes. Mais c’est surtout la frustration des supporters qui nous jouait des tours. Et quand on perdait, j’étais souvent pointé comme responsable.

Et Bruges aujourd’hui, tu les suis encore ?

Dirar : Bien sûr. Je sais que le Club sera champion cette année. Et j’en serai très heureux…

PAR THOMAS BRICMONT À MONACO – PHOTOS : BELGAIMAGE / FRED PORCU

 » Je n’ai pas ma langue en poche. Je n’hésite pas à dire ce que je pense à Toulalan ou à un autre.  » Yannick Ferreira Carrasco

 » Avant je ne pensais qu’à dribbler, à jouer pour ma gueule. Aujourd’hui, je joue pour l’équipe.  » Nabil Dirar

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