Hemingway ou Cabrel?

Le premier est un écrivain américain mort, le second est un chanteur français vivant: et, que vous fréquentiez l’un ou l’autre durant ce qui vous reste de vacances avant de replonger dans le foot, vous n’aurez pas perdu votre temps de loisirs. Mais il est un truc que j’aimerais vous voir éviter durant vos vacances, surtout au cas où vous mettez le cap vers l’Espagne comme pas mal de people: SVP, si vous voulez me faire un petit plaisir, si je compte un tant soit peu pour vous, n’allez pas voir de corrida même par curiosité! La corrida est dégueulasse, même si Ernest (1) pense joliment l’inverse: c’est Francis (2) qui a raison, réécoutez sa chanson!

Je suis deux fois tombé (et tombé anéanti) sur une corrida en direct, cette année sur TVE. D’accord, c’est du sport. Le gars est souple, précis, concentré. Il développe une gestuelle dansante et sophistiquée, il a de la vista, du sang-froid, et des yeux dans le dos qui lui sont bien utiles. Et face à lui, vu que le taureau donne physiquement le meilleur de lui-même, c’est incontestable, il s’agit bien de compétition sportive. A partir de là, si l’on pouvait adhérer au principe que le taureau a une chance sur deux et la même envie de jouer, ça pourrait être très beau. D’ailleurs, le taureau est superbe quand il entre en scène, il ruisselle la puissance de partout, tandis que l’autre en face a l’air d’une espèce de tantouze déguisée pour faire peur au soleil. Mais le taureau n’en a rien à battre de se battre, y’a que le petit prétentieux en face qui a envie! Evidemment, il est hyper entraîné pour matcher des taureaux, alors que l’inverse est beaucoup moins vrai. Le gars est rembourré, le taureau est tout nu. Le gars fait sa star mais n’entre au jeu qu’au quatrième quart temps, tout frais tout dispos, quand le taureau a déjà été bien crevé et banderillé par d’autres, avec de grands sucres d’orge tristes qui lui pendouillent de l’échine et lui font pisser le sang…

Durant les quelques pas de danse qu’esquisse le gars avec son paillasson rouge, tu voudrais admirer ses dribbles de danseur, mais tu as surtout pitié de l’animal blessé. Pour se ruer ainsi sans cesse sur le paillasson plutôt que sur le mec, tu te dis que le taureau doit être vachement crevé, ou drôlement limité du côté du Q.I.: tu voudrais prendre sa place pour planter tes cornes pan dans le mille… La mise à mort du taureau, c’est la mise à mort de ce qui te restait de foi naïve quant à la supériorité de l’être humain sur l’animal. Statistiquement, le suspense est minimalissime: y’a autant de chances de voir le mec embroché que de voir le Costa Rica remporter la Coupe du Monde. Si notre héros rate sa première tentative d’estocade et que le taureau lui court au cul, les sbires rappliquent illico pour faire diversion. Le héros finit donc par faire mouche avec son bout de fer, et l’arbitre siffle alors la fin des hostilités: restent sur le terrain un illuminé qui se prend pour Dieu, et un gros tas de viande inerte traîné par des chevaux. Tout le monde applaudit, tu repenses à l’animal beau comme la Création qui avait surgi dans l’arène un peu plus tôt, et tu en conclus comme Cabrel que le monde est un asile d’aliénés.

C’est mon petit coeur qui le dit: chasse, pêche, corrida, même combat! Je n’ai jamais pu saquer les sports où l’homme entendait se mesurer à l’animal: il peut arriver qu’on doive se mesurer, il n’est jamais reluisant qu’on y trouve du plaisir. C’est un peu comme si un mec prétendument normal trouvait rigolo plutôt que dégradant de se mesurer à un moins valide… Ah bon, Ben? Et la pêche aussi? Ouais. La seule différence est que tu vois moins à quel point tu emmerdes l’animal d’en face: d’ailleurs, Lynda Lemay (3), dont vous feriez bien aussi d’écouter les chansons, est d’accord avec moi…

(1) Ernest Hemingway, Le soleil se lève aussi, 1926.

(2) Francis Cabrel, La corrida (album Samedi soir sur la terre), 1994.

(3) Lynda Lemay, J’aime la pêche (album Les Lettres rouges)2002.

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