GEORGETTE LAISSE PASSER L’ORAGE

Bernard Jeunejean

G eorgette se sentait bonniche, mais s’organisait. Il était 8 h et comme chaque matin depuis ce 10 juin, elle s’attaqua au champ de bataille de la veille au salon. Un salon transformé en QG de Marcel, et qu’avait décidé de déserter Georgette durant les retransmissions télévisées : car trop, c’était trop ! En passant de 16 équipes à 24 puis 32, Joao Havelange, Sepp Blatter et leurs sbires avaient-ils pensé aux femmes ? Elle recompta sur ses doigts : c’était son onzième Mondial conjugal et télévisé depuis 1966, dont lui restait en mémoire la blondeur de Bobby Moore brandissant la statuette dorée. Depuis, le nombre de matches avait doublé, comme le volume de Marcel d’ailleurs, et comme le bordel du salon… Mais pouvait-elle décemment exiger d’un vieillard accro qu’il remette tout en ordre après dix heures de football presque ininterrompues, au moment où il tombait de sommeil comme un bébé, et alors qu’il devrait faire rebelote/foot-TV dès le lendemain ? Ce n’est pas d’un vieux singe qu’on corrige les grimaces…

Elle réaligna sur la petite table les trois zapettes disséminées : l’une avait à demi disparu dans la profondeur des plis du sofa, elle repéra la deuxième flirtant sur la moquette avec une chaussette solitaire, la troisième reposait en équilibre sur un verre à bière vide. Georgette fit la moue en adjoignant deux cadavres de Leffe blonde au collectage de la demi-douzaine de Jupiler habituelles : c’était un peu tôt dans la compétition pour déjà augmenter le rythme bibitif, on n’en était qu’en fin de première semaine même si Marcel s’était déjà farci 20 matches…

Elle repéra d’un £il d’experte les quelques chips épars jonchant le sol parce qu’une action de jeu surprenante les avaient déviés de la bouche pleine de Marcel, les ramassa ainsi que leurs emballages, ainsi que deux coussins, ainsi qu’une VHS égarée, ainsi que le papier froissé d’une glace et son bâtonnet mordillé, ainsi que la seconde chaussette et forcément deux souliers : car Marcel terminait toujours pieds nus ses longues soirées de foot/télé, parvenant à se chipoter les ongles des orteils tout en gardant les yeux rivés sur les matches. Georgette soupira, réaligna les fauteuils, refit un paquet stable de toutes ces revues différentes qui disaient toutes la même chose ( Spécial Mondial, Guide du Mondial, Tout savoir sur le Mondial… ). Le salon était propre. Elle avait beau savoir qu’il serait repris d’assaut dès 14 h 30, elle ne put s’empêcher d’en éprouver de la satisfaction. L’impression de garder la maîtrise du jeu.

Trois zapettes parce que trois télés ! Trois télés dans le même salon ! Une fois Télédis traficoté, Marcel avait confisqué, non seulement la vieille TV du grenier, mais aussi celle de la chambre conjugale. Il avait expliqué à Georgette que certains matches auraient lieu simultanément en fin de premier tour, ou qu’il se devait d’exploiter les temps morts pour se repasser certains buts au magnéto, ou qu’il fallait pouvoir sauter du plateau d’invités d’une télé au plateau d’une autre, selon l’intérêt des interlocuteurs ou des phases litigieuses repassées au crible… Du Mondial, Marcel ne perdait pas une miette : et force était de reconnaître que, zappant sur ses zapettes, il était beau à voir. Cinglé, mais virtuose.

Quand Ginette, la s£ur de Georgette, s’était amenée lundi dernier pour regarder Desperate housewives dont la deuxième saison avait démarré sur BeTV (Marcel était abonné, évidemment…), quand Ginette s’était vue opposée une fin de non-recevoir pour cause de télés réquisitionnées, Ginette avait viré verte de rage : elle avait crié à Marcel -Gros macho à studs ! et traité sa s£ur d’esclave matrimoniale d’avant mai 68 ; puis elle avait claqué la porte, et s’était foulé une cheville en shootant dans le paillasson sur le seuil.

Georgette n’avait que souri, pour une raison simple qui ne regardait pas Ginette : la veille de la cérémonie d’ouverture, elle avait, ni plus ni moins, contraint Marcel à passer devant notaire ! Par acte notarié, Georgette s’engageait à maintenir le salon propre, et Marcel en état de fonctionnement, du 9 juin au 9 juillet ; en compensation de quoi, du 10 juillet au 10 août, Marcel s’engageait à accomplir toute une série de travaux jardiniers d’intérêt conjugal dûment répertoriés, à raison de 64 séances de 90 minutes. Le vieux notaire s’était marré, il aimait le foot et il était célibataire. Marcel n’avait pas eu le choix, c’était le Mondial en signant ça ou dieu sait quoi d’horrible…. Rassérénée par ce souvenir de Marcel penaud devant notaire, Georgette ramassa un dernier bout de chips… Il y aurait une vie après le Mondial.

bernard jeunejean

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