Georgette et Luc

Ce fou le faisait en vue du Mondial, car certains matches auraient lieu simultanément: les temps morts rendaient la bi-vision parfaitement possible, et Marcel escomptait grâce à cela gagner du sommeil, en cette période prochaine de foot/marathon. « Et gagner ainsi du temps pour toi, chou! », avait-il ajouté parfaitement sarcastique. D’où la chamaillerie: qui cessa net lorsque le JT leur apprit la mort de Luc Varenne

A 16h, Luc Varenne commentait la seconde mi-temps d’un match de D1, ses chers-zauditeurs ne savaient en principe pas lequel. C’était alors 45′ de bonheur calme: Luc moulinait les mots, Georgette souriait à l’entendre, la manne à linge diminuait toute seule. Georgette songeait au match de Marcel en écoutant le match de Luc, tout se mélangeait: P’tit Léon devenait P’tit Marcel, P’tit Marcel s’écroulait dans le rectangle, Luc se délectait du penalty sifflé et Georgette admettait volontiers qu’il faille faire confiance à l’arbitre. Le fer dansait sur la planche et, miracle selon St-Luc, les enfants ne se réveillaient jamais qu’après 16h45…

C’était Varenne qui l’avait marqué au fer rouche et il en était fier: comment pouvait-on n’être pas devenu Standardman en écoutant Luc lors de la campagne européenne de 61/62?! Le quart-de-finale contre Glasgow en février, sa main s’en souvenait encore, il l’avait réellement suivi en gardant serrée celle de Georgette: ils avaient vraiment regardé la radio rien qu’à deux, ce souvenir était bizarrement pour Marcel aussi précis qu’antédiluvien. Quand la télé s’était amenée, Marcel avait d’abord été infidèle à Luc. Mais bien qu’appréciant la technicité d’ Arsène Vaillant, il s’était vite senti traître, solitaire et un peu jaloux: car Georgette préférait rester seule avec Luc dans la cuisine. Si bien que lors des grands matches, ils avaient rapidement fait comme beaucoup: son/radio, image/télé, ménage à trois reconstitué!

Elle serra la main plus fort, c’était l’été dans son crâne à elle, les gosses étaient devenus de vrais petits garçons. Le matin, ils jouaient au Tour de France sur la terrasse, avec leurs dés, leur peloton de petits coureurs en plastic, leurs craies pour tracer les cases: chacun y était Luc Varenne un jour sur deux.

En fin d’après-midi, quand le vrai Luc parlait du vrai Tour à la radio, les gamins notaient soigneusement l’ordre des arrivées, les écarts, les classements. Et celui qui n’avait pas été Luc le matin le devenait un peu plus tard pour Marcel rentrant du boulot: papa avait à peine franchi le seuil que le résumé de l’étape du jour commençait.

« Ça faisait 20 ans qu’il ne nous parlait plus », renifla Marcel. « Comment a-t-on pu se passer de lui durant ces 20 ans? »

« Ça fait 20 ans que les enfants sont grands », renifla Georgette.

« Chou, je te le jure: en hommage à Luc, j’écouterai le Mondial à la radio », se moucha Marcel. « En tout cas, le début », précisa-t-il en l’embrassant.

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