Georgette et le gros

Depuis son transatlantique, détendue, Georgette regardait Marcel jouer dans le jardin, avec le ballon et la grosse Berta. Ou plutôt tenter de jouer : car les dribbles étaient poussifs, et le soleil généreux n’était pas l’unique cause de cette gestuelle au ralenti.

 » Trois boules… « , ne put-elle s’empêcher de penser. D’abord le ballon, forcément rond. Ensuite leur vieille chienne, quasi sphérique, jadis baptisée Berta sans h : c’était la féminisation de Berto, Berto étant à la fois le diminutif de Bertoncello et la grande idole de Marcel. Enfin Marcel lui-même, déjà royalement ventripotent au temps de sa splendeur, au point que les gazettes locales l’avaient précisément surnommé le Bertoncello de la Belle Province. A présent, Marcel claironnait fréquemment qu’il n’avait pas pris un gramme depuis qu’il avait remisé les crampons, et cela suscitait chaque fois des kilos d’hilarité…

 » Tu devrais maigrir un peu, chou « , lâcha-t-elle machinalement. Car Georgette sentait confusément que, plus Marcel s’éloignait de la soixantaine, plus la conjonction d’une surcharge pondérale, d’un excès de cholestérol, d’un amour de la bibine et d’un tempérament colérique n’augurait d’aucune joyeuseté cardio-vasculaire…

 » Surtout pas maintenant ! « , répliqua Marcel, qui faisait écran de tout son gros corps entre Berta et le ballon.  » J’ai ouï dire que la RTBF allait reprendre sa petite séquence sur les bénévoles chaque samedi dans Match 1 : le comité de Noiseux-sur-Berwette veut que je pose ma candidature pour le club, j’y parviendrai, et j’y montrerai en quoi j’étais le Berto du Luxembourg !  »

Georgette le contempla en soupirant, croisa du regard la casquette Bingoal un jour dédicacée par AlphonseCostantin : Marcel trouvait cool de la porter en rappeur, et le seul mérite qu’on pouvait lui trouver était d’escamoter la calvitie… Le regard de Georgette descendit vers la brioche maritale gonflant le débardeur blanc sale, vers le short étouffant les cuisses, vers les socquettes : elle pensa aux personnages du peintre Botero, et se fit la réflexion que personne ne pourrait jamais l’accuser d’avoir épousé Marcel pour son physique… N’empêche : Marcel n’avait jamais voulu s’essayer à la minceur, mais il avait su positiver. Georgette se rappela que sur le terrain, d’un bedon qui aurait pu le handicaper, Marcel avait fait une arme : il en était fier comme un culturiste de ses pectoraux ! Il l’arborait au point de stresser ses opposants directs, lesquels craignaient le ridicule de ne pouvoir  » tenir le gros « …

Le gros… Dieu sait pourtant ce que Marcel avait pu en entendre ! Mais alors qu’il pétait souvent les plombs pour un rien, jamais il n’avait bronché quand il était question de son édredon d’amour. Un jour, le défenseur chargé de ses basques s’était cru malin en ricanant dès le coup d’envoi :  » Toi, jouer gros, c’est ta spécialité… Tu vas forcément faire un gros match… Le ventre mou, ça te connaît… T’as un gros volume de jeu… T’es vraiment un gros calibre…  » et gna gna gna, ça n’avait pas arrêté ! Marcel avait écrasé jusqu’à la 89, moment qu’il avait choisi pour gratifier son garde-chiourme d’un petit pont dans le grand rectangle… avant de s’affaler de tout son poids : volontairement, il s’était cogné la bedaine à son opposant en tentant de le contourner, penalty et but victorieux !  » Penalty gros comme un Marcel, gamin ! « , avait-il ensuite confié, sans sourciller, à son adversaire qui était pourtant du même âge…

Georgette se souvenait, tout en regardant Marcel qui venait de désarçonner Berta d’une feinte de corps…

 » Tu sais ce que je ferai quand je serai passé à Match 1, chou ? » informa Marcel essoufflé.  » Je profiterai de ma notoriété pour demander un sponsoring/maillots à la pizzeria de la Gare. Ils viennent d’y lancer la Pizzfrit, une pizza avec des frites comme garniture : j’ai goûté, c’est délicieux ! Pizzfrit, en gros sur les maillots des Préminimes : ce sera chouette, hein, chou ? »

– » Ce sera chouette « , renchérit Georgette vraiment détendue..

par Bernard Jeunejean

Marcel était fier de son bedon comme un culturiste de ses pectoraux.

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