GÉNIE RONCHON

Il y a 20 ans, le légendaire joueur et entraîneur autrichien tirait sa révérence.

Né le 29 novembre 1925, Ernst Happel est décédé il y a tout juste 20 ans, le 14 novembre 1992. En sa qualité de défenseur, il a fait fureur à la fois avec le Rapid Vienne et l’équipe nationale d’Autriche (51 sélections, participation aux Mondiaux 1954 et 1958) entre 1946 et 1959. À partir de 1960 et jusqu’à son décès, il n’a cessé d’entraîner. Son palmarès compte 17 trophées, dont la Coupe d’Europe des Clubs Champions avec Feyenoord en 1970 et Hambourg en 1983. Il a mené ses clubs à des succès, tant en championnat qu’en coupe, dans plusieurs pays : l’Autriche, l’Allemagne, les Pays-Bas et la Belgique.

Chez nous, il a porté le Club Bruges au pinacle de 1974 à 1978, en raflant 3 titres successifs (1976, 1977, 1978), une coupe nationale (1977), sans compter deux participations à des finales européennes contre Liverpool : en 1976, en Coupe de l’UEFA et en 1978 en Coupe d’Europe des Clubs Champions. Son style offensif, basé sur l’école viennoise des années 30 et 50, était célèbre, au même titre que son approche humaine :  » No nonsense « .

Fumeur invétéré, amateur de whisky et de cognac, l’homme fréquentait aussi le casino. Au terme d’une vie peu banale, celui qui fut également coach du Standard après ses années brugeoises (victoire en coupe face à Lokeren en 1981) est mort d’un cancer. Vingt ans après son décès, la maison d’édition allemande Die Werkstatt publie une première biographie du personnage, sous la plume de Klaus Dermutz : Ernst Happel, Genie und Grantler. Traduction libre : ErnstHappel, génieronchon.

Une flânerie dans les rues de Vienne, la métropole de la mélancolie, dévoile des aspects méconnus de sa personnalité.

1. Stephansdom

Du Mozartmuseum, la vue est imprenable sur le Stephansdom, la cathédrale gothique située au c£ur de la vieille ville et reconnaissable à ses mosaïques vertes, jaunes et noires. En sirotant un Wiener Kapuziner, un café noir au lait, je me suis subitement rappelé les paroles de Birger Jensen.

Le légendaire gardien danois du Club entretenait une relation d’amour-haine avec son entraîneur. Le portier était le seul qui osait appeler le T1 d’alors par son prénom. Un autre se serait fait reprendre de volée mais Happel, lui, ne bronchait pas, conscient de l’apport du n°1, tant dans son keeping stricto sensu qu’à la relance, où il se révélait toujours le premier attaquant de ses couleurs.

 » Sa mort m’a touché  » avait-il dit en substance.  » Des milliers de personnes se pressaient au sein du Stephansdom. A l’époque, j’avais parcouru les 1400 kilomètres séparant Bruges de la capitale autrichienne en compagnie de l’une ou l’autre vieilles connaissances de Happel. Le Club n’avait pas délégué le moindre ambassadeur. Ses dirigeants n’avaient pas même daigné envoyer une couronne ou une gerbe de fleurs. J’étais donc le seul représentant de la maison bleu et noir à l’enterrement de Happel. Il y avait là quelque chose d’indécent.  »

Dans son éloge funèbre, KaiserFranz Beckenbauer, le plus grand libero de tous les temps, l’avait proclamé meilleur entraîneur du monde. Pourtant, il ne s’était jamais fait à cette idée durant sa jeunesse.

 » I, a trainer ? Niemals ! Da spring i lieber in den Donau. «   » Moi, entraîneur ? Jamais, jepréfèreencoresauterdansleDanube « , avait-il affirmé un jour, en patois autrichien.

Pour lui, un match se déroulait à 80 % dans la tête et à 20 % dans les jambes. Avec une suprématie de l’intellect sur le physique. A l’heure où, pour beaucoup, le football se résumait encore à des schémas, du style 4-3-3 ou 4-4-2, lui croyait déjà en l’exploitation des espaces entre les lignes. Un concept difficile à inculquer. Car un footballeur lit le jeu ou ne le lit pas. C’est inné.

À ses yeux, l’entraîneur était souvent seul. Alors, pour se défouler, il allait au casino : jusqu’à deux fois par semaine et ce, pendant près de quatre décennies. Ou bien, il battait la carte. Avec une prise de risques aussi grosse que sur le terrain. Pour lui, le jeu, quel qu’il soit, ne se concevait pas sans une solide dose d’audace.

Son biographe et compatriote Klaus Dermutz a eu un ultime entretien unique avec le maître, un an avant sa mort. Happel, introverti, n’a pas parlé ouvertement de sa maladie, qu’il s’entêtait à nier.  » Il n’a jamais mentionné le mot cancer  » observe l’auteur,  » parlant plutôt de sa tension trop élevée, de ses opérations à l’estomac, ou philosophant à propos de l’insignifiance de l’être humain dans l’univers. Il a déclaré aussi ne pas vouloir de morphine en cas de cancer intraitable, préférant une ultime injection : pour lui, si sa santé l’abandonnait, mieux valait en finir tout de go. Happel avait perdu tout appétit, de même que le goût des aliments et du vin, mais il continuait à fumer. Plus tard, il a revu son opinion et n’a finalement pas demandé d’euthanasie. « 

Dermutz surprend quand il explique que ce grand misanthrope avait pitié des autres patients, qu’il rencontrait pendant ses séances de chimiothérapie.  » Leur état l’émouvait et il s’interrogeait sur le sens de la vie. Il ne croyait pas en l’au-delà mais plutôt en la renaissance. La souffrance l’a mené à une réflexion très poussée. « 

Deux semaines avant son décès, il était encore le sélectionneur de l’Autriche. Il est donc quasiment mort sur un terrain de football. Quatre jours après son décès, le match Allemagne-Autriche lui a été dédié.

2. La roue du Prater

 » Die Stadt Wien widmet dieses Stadion dem erfolgreichen Fussballinternationalen und Trainer Ernst Happel. « LaVilledeViennedédiecestade àErnstHappel, entraîneuretinternationalàsuccès.

La phrase s’expose aux regards à l’entrée du stade national, sis dans le célèbre Prater Park. Près de la grande roue, le Kaisermelange, un long café noir agrémenté de vin et de gelée d’£ufs, ouvre l’appétit.

Feuilletons le livre 100 Jahre Rapid Wien. Geschichte einer Legende (Docker Verlag 1999). L’auteur, WolfgangWeisgram, y reconstitue les festivités des 50 ans du club : le 15 novembre 1950, le Rapid affronte l’Atletico Mineiro devant 61.000 personnes en délire. Ernst Happel, libero, distribue le jeu et orchestre les offensives. La presse viennoise se répand en éloges sur le prodige brésilien, faisant allusion au nouveau système de jeu du… Rapid. Flash-back : durant l’été 1949, les Vert et Blanc se sont rendus au Brésil. L’entraîneur Pesser s’est cassé la tête à propos d’Ernst Happel.  » Un footballeur génial mais aussi un individualiste indécrottable.  » bougonne- t-il. Pendant ce long voyage, la vedette, acclamée partout, a constitué le sujet de conversation numéro un.  » Par quel bout le prendre « , c’est ce que tout le monde se demandait à son propos ?

Au Brésil, le club adapte un nouveau style défensif : quatre défenseurs en ligne avec un élément axial dirigeant la man£uvre. Celui-là doit être suffisamment intelligent pour tendre le piège du hors-jeu et diriger ses partenaires. Pesser poste Happel à cette place d’où il peut induire une supériorité numérique dans l’entrejeu. Le libero constructeur est né, on passe du rigide WM à un souple 4-2-4.

Happel fait preuve de brio : en 70 rencontres, parmi lesquelles bon nombre de joutes internationales prestigieuses en 1950-1951, son club n’essuie qu’un seul revers. Il remporte trois titres en quatre ans, en inscrivant plus de cent buts. Le Rapid est considéré comme la meilleure équipe d’Europe. Il s’adjuge la Zentropacup en 1951 et deux ans plus tard, il inflige un 6-1 à Arsenal, champion d’Angleterre, sur le terrain de… Bruges.

 » Vienne est une ville d’acteurs « , explique Klaus Dermutz :  » Les supporters y comparent le football à une pièce de théâtre et les joueurs à des acteurs.  » Vienne est la ville de la musique aussi. On associe la WienerSchule à la valse. Happel est surnommé le Wödmasta, le Weltmeister en patois viennois.

Le meilleur libéro du continent est parfois trop cynique. Il multiplie les passes en retrait au gardien, provoque le public et l’arbitre. Le deuxième Wunderteam autrichien est favori en demi-finales de la Coupe du Monde 1954 mais l’Allemagne de l’Ouest, plus maligne, sanctionne les risques pris par l’indiscipliné Happel.

Pour fuir la colère de son peuple, il déménage à Paris. Au Racing, il noue des contacts avec des cinéastes français et on le retrouve même au bras de la diva italienne Gina Lollobrigida. En été 1956, il revêtit à nouveau le chic maillot du Rapid. Et devant 61.000 spectateurs, Happel réalise un véritable hattrick, via deux coups francs et un penalty.

En Coupe d’Europe, le Rapid surclasse le puissant Real, qui aligne alors un certain AlfredoDiStefano, mais le 3-1 ne suffit pas pour la qualification. Le fantaisiste Happel termine la saison avec un sixième titre en douze ans. Au passage, il aura modernisé le football.

Max Markel, qui a été son stoppeur pendant des années, dresse de lui un portrait sans concession :  » Happel, tu recèles tout ce qu’il y a de mauvais dans le monde mais comme footballeur, tu es génial. Aussi doué que Mozart pour la musique.  »

3. Ringstrasse

La Ringstrasse est l’artère principale de Vienne. Tradition et modernisme s’y rencontrent dans les nombreux cafés qu’abritent des bâtiments classés. Sur la table en marbre, un verre d’eau accompagne le Pharisaër, un café noir accompagné de Chantilly et de liqueur.

On discute avec ferveur de politique, de musique et de football. Ce n’est pas pour rien que Roman Horak a écrit : Mehr als ein Spiel. Fussball und populäre Kulturen im Wien der Moderne (1997) : Plusqu’unjeu. LefootballetlesculturespopulairesdanslaViennemoderne.

Le football a toujours été une des passions de Vienne. Aucune autre ville au monde n’abritait autrefois douze clubs de l’élite. Entre 1926 et 1938, la MitropaCup, l’ancêtre de la Ligue des Champions, faisait fureur. Un représentant du football de la capitale autrichienne a atteint huit des douze finales et, à quatre reprises, 80.000 Viennois ont fêté la victoire. Ernst Happel a grandi dans ce climat. Le ballon l’a consolé du manque d’amour de ses parents.

Ernst Franz Hermann Happel est né de Karoline Nechiba et d’un père inconnu. Sa mère a épousé un certain Franz Happel qui lui a donné son nom. Ce mariage sans amour s’est achevé dans l’alcool. Klaus Dermutz est formel :  » Il n’a jamais connu de vie de famille harmonieuse. Il se considérait comme une victime. Il était déçu, en colère. Sa grand-mère, d’origine tchèque, s’est chargée de son éducation dès l’âge de quatre ans. Elle bossait sur les marchés, dans la région où le Rapid, le club des travailleurs, recrutait ses joueurs.

Happel a découvert le football en rue. Cela l’a sorti de son isolement. Il a une certaine fibre tchèque. D’ailleurs, le football de la WienerSchule était un sport d’immigrés, il leur offrait la possibilité de s’intégrer. Le plus célèbre était son héros, Matthias Sindelar, la vedette du premier Wunderteam, quand l’Autriche était la meilleure nation du football. Il imitait d’ailleurs Sindelar avec une balle de tennis. Il a collectionné vingt autocollants du joueur, qu’il a vendus pendant les froids hivers de guerre, pour s’acheter de la nourriture.  »

La Deuxième Guerre mondiale a laissé des traces. L’ Anschluss de1938 a bouleversé le petit monde viennois. L’Autriche a été annexée par l’Allemagne nazie. Klaus Dermutz a enquêté sur ces pénibles années.

 » Ceux qui voulaient continuer à jouer au Rapid devenaient automatiquement membres des Hitler Jugend. Happel a été très franc : il n’était pas favorable au régime. Il a essayé de taper sur les nerfs des nazis. Par exemple, il refusait de participer aux chants des Hitler Jugend, jusqu’à ce qu’on le mette dehors. Du coup, il n’avait pas les tampons nécessaires pour jouer.  »

Il a confié plus tard à son biographe :  » J’étais un gamin de merde, comme on dit.  » Il ne voulait pas filer droit. En 1943, on l’a envoyé sur le front de l’Est. Même s’il n’a jamais combattu, il a été arrêté par les Américains, en 1945. Il s’est enfui en grimpant dans un train par une porte et en ressortant par une autre, à Munich. De là, il a mis des mois à rentrer à Vienne, se faufilant à travers la zone occupée par les Russes.  » De loin, j’ai vu que la maison était toujours intacte et j’ai recommencé à jouer pour le Rapid. « 

Happel ne pouvait vivre loin de Vienne. Il était attaché à son café et à ses parties de cartes. Parfois, il passait dix heures au volant pour y revenir, de Hambourg, de Bruges ou de Rotterdam, retrouver ses copains dans leur bistrot et écouter en leur compagnie des chansons de café. Il était cosmopolite mais sa patrie restait sacro-sainte.

Je me souviens d’une autre anecdote de Birger Jensen. Durant la finale contre Liverpool (1-0) à Wembley en 1978, le keeper avait tout arrêté, sauf le ballon victorieux de KennyDalglish :  » Une ambiance d’enterrement régnait dans le vestiaire. Happel m’a donné une tape amicale sur la tête. J’ai compris qu’il était satisfait de mon match mais qu’il ne digérait pas la défaite. Il a grommelé quelque chose. J’ai allumé une cigarette. Il a fait pareil et on a enfumé tout le vestiaire.  »

Klaus Dermutz s’est attardé sur l’ultime impression que lui a laissée cet homme étrange. Il le cite :  » Je veux être mon propre patron, ne dépendre de personne. Si je n’étais plus libre, je n’aurais plus de vie. « 

La solitude de l’ Einzelgänger, de l’individualiste : ce fut le triste destin du Weltmeister viennois, le sombre génie du football.

PAR RAF WILLEMS

Un Viennois aussi doué pour le foot que Mozart pour la musique.

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