GÉANT QUI DOUTE

L’Argentine a de bons joueurs mais aborde les mois qui précèdent la Coupe du Monde avec des doutes plein la tête.

Ezeiza, à 35 kilomètres à l’ouest de Buenos Aires. En bordure d’autoroute, à trois kilomètres de l’aéroport international, se trouve le centre national des selecciones. Le Clairefontaine argentin, en quelque sorte. Il faut montrer patte blanche pour entrer. Un agent de sécurité surveille l’entrée et n’ouvre la grille qu’après s’être assuré que le visiteur a bien un rendez-vous. Il n’y a pas grand monde en cette période de l’année. Aucune activité n’est prévue dans l’immédiat pour les équipes nationales, alors on trouve juste quelques ouvriers chargés de l’entretien et AndrésVentura, l’attaché de presse des équipes nationales argentines, qui nous accueille.

Le Clairefontaine argentin

 » Vous voulez visiter ? OK, je suis à votre disposition. Ceci est le complexe sportif de l’AFA (Association du Football Argentin) qui est utilisé pour toutes les équipes nationales, de la sélection principale aux sélections de jeunes, en passant par le football féminin, le futsal et le… beach soccer, qui a été incorporé ces derniers mois en vertu d’une exigence de la FIFA. Cette partie-ci est réservée à l’équipe nationale A. Les internationaux se concentrent ici lorsqu’ils sont amenés à disputer des rencontres en Amérique du Sud. En revanche, lorsqu’ils jouent en Europe, ils se rendent directement sur le Vieux Continent. Ce bâtiment dispose de chambres permettant de loger jusqu’à 60 personnes, ainsi qu’un restaurant. Il est entouré par huit terrains de football de première qualité. Le système de drainage, par exemple, est tellement élaboré qu’il peut pleuvoir 100mm d’eau : une heure plus tard, tout est évacué. Il y a aussi un terrain plus petit pour travailler sur des espaces réduits, et un terrain en sable pour faire travailler les gardiens de but. Un cabinet médical a été aménagé, ainsi qu’un sauna. Bref, il y a toutes les infrastructures dont un sportif d’élite a besoin.

L’autre bâtiment, à 500 mètres, sert à l’hébergement des jeunes et est fort similaire à celui-ci, sauf qu’il est un rien plus petit. On a des jeunes de -15 ans, -17 ans et -20 ans. Généralement, les jeunes internationaux convoqués s’entraînent ici du lundi après-midi au mercredi soir avec leurs entraîneurs nationaux respectifs, puis rentrent dans leur club afin d’y travailler les jeudi et vendredi, pour préparer leur match de championnat du samedi. Parmi les entraîneurs de jeunes, on trouve notamment l’ancien gardien international UbaldoFillol, qui est aussi l’entraîneur des gardiens de l’équipe nationale A. Actuellement, il travaille d’ailleurs tous les lundi, mardi et mercredi avec deux gardiens de la sélection, RobertoAbbondanzieri (Boca Juniors) et OscarUstari (Independiente). Ce sont deux des quatre gardiens qui ont des chances d’aller à la Coupe du Monde. Les deux autres ne peuvent pas venir en raison des activités de leur club : GermanLux parce que River Plate dispute la Copa Libertadores et qu’il est souvent en voyage, et LeoFranco parce qu’il joue en Espagne, à l’Atletico Madrid « .

Pekerman le formateur

L’Argentine a toujours obtenu de très bons résultats avec les jeunes. Elle est d’ailleurs championne du monde en titre en -20 ans.  » JoséPekerman, le sélectionneur actuel, s’est occupé des jeunes depuis pendant plus de dix ans « , poursuit Andrés Ventura.  » Il a réalisé un travail très méticuleux avec eux. D’abord un travail de détection, en allant les débusquer aux quatre coins du pays, puis un travail de fond pendant toute l’année, qu’il y ait ou pas des compétitions à disputer. Ce travail a porté ses fruits. Pekerman a remporté trois titres mondiaux avec ses jeunes : au Qatar en 1995, en Malaisie en 1997 et ici même, en Argentine, en 2001. C’est une figure très paternaliste, un véritable éducateur, qui essaie de convaincre au lieu d’imposer ses vues. Il reste calme en toutes circonstances. De ce point de vue, je dirais même qu’il détonne un peu dans le milieu des entraîneurs : il ne correspond pas au prototype de la majorité des coaches qui s’énervent facilement, gesticulent et réagissent parfois violemment. Si je devais le comparer avec les deux entraîneurs mythiques de l’Argentine, je dirais qu’il ressemble plus à CesarLuisMenotti qu’à CarlosBilardo. Sa philosophie est de ne pas être obnubilé par le résultat. Il part du principe qu’en jouant bien, on a plus de chances de gagner que de perdre. Il prêche la maîtrise du ballon, la construction depuis l’arrière, mais il n’est pas aussi rigide que certains le disent : il est prêt à apporter des modifications tactiques lorsque les circonstances d’un match l’exigent. Mais ses joueurs doivent être souples et capables de les appliquer « .

Beaucoup des sélectionnés argentins actuels sont passés entre les mains de Pekerman. Mais pas LionelMessi.  » C’est un cas spécial. Il est parti très jeune en Espagne, dès 14 ans. Il n’a pratiquement pas joué les tournois de jeunes avec l’Argentine, mais a été convoqué en -20 ans l’an passé et a participé à la victoire finale au Mondial des Pays-Bas. C’est un joueur de grand talent, capable de décider à lui seul de l’issue d’un match sur une action individuelle. Une race de joueur en voie d’extinction, un peu partout dans le monde. Jadis, dans chaque équipe argentine, on trouvait quatre ou cinq joueurs de ce type mais ce genre de footballeur a tendance à s’effacer face à l’évolution du football où tout est cadenassé « .

Andrés Ventura affirme que l’ambiance est très bonne entre les joueurs en équipe nationale argentine :  » La plupart d’entre eux se connaissent depuis longtemps, parce que Pekerman les avait convoqués en équipes de jeunes. Ils ont appris à s’apprécier. Certains ont même tissé des liens en dehors du football et sont devenus des amis dans la vie « .

Plus de doutes que de certitudes

Le football est une véritable passion en Argentine. Presque une religion.  » Chaque Argentin est un peu sélectionneur dans l’âme et les conversations sont toujours bien alimentées au café du commerce. On parle de football du matin au soir « .

Et de la Coupe du Monde aussi ?  » Je dois reconnaître qu’actuellement, on n’en parle pas avec beaucoup d’enthousiasme, parce que ces derniers mois, l’Argentine n’a pas convaincu. Elle se trouve dans une période de transition. De nouveaux joueurs sont arrivés. Il faut du temps, du travail, et comme 95 % des internationaux évoluent à l’étranger, c’est difficile de travailler avec eux. Ils sont rassemblés deux jours avant une rencontre, et que pouvez-vous faire en un match ?

 » Pour l’instant, les gens sont plutôt inquiets à l’égard de l’équipe nationale « , confirme EzequielCogan « , journaliste à Olé, le seul quotidien sportif argentin, édité par le groupe Clarin.  » D’abord, la défense est loin d’être stable. Elle s’appuie sur deux joueurs actuellement blessés, Gabriel Heinze et RobertoAyala. Et le choix du gardien n’est pas encore définitivement arrêté. Qui va jouer ? Probablement El Pato (le Canard) Abbondanzieri, mais il n’évolue pas actuellement à un niveau digne d’une équipe qui a des ambitions au niveau mondial. Or, il faut pouvoir s’appuyer sur un grand gardien si l’on veut briller à la Coupe du Monde. Ensuite, beaucoup d’internationaux sont touchés par des blessures. Elles ne sont pas toutes graves, mais la situation est préoccupante. Toutefois, ces doutes ne signifient rien. En 2002, tout le monde était très confiant et l’Argentine a été éliminée au premier tour. Alors, les soucis actuels constituent peut-être d’heureux présages. Car, quand on doute, on est généralement plus concentré. L’Argentine possède encore quelques grands joueurs, mais elle dépend énormément de ceux-ci : CarlosTevez et JuanRomanRiquelme, par exemple. L’apparition de Lionel Messi est très positive. Si l’Argentine veut réussir une bonne Coupe du Monde, il serait souhaitable que HernanCrespo soit en forme. Le retour de JavierMascherano est aussi très important. Et, à côté de lui, il aurait besoin d’un bon EstebanCambiasso, pour former une bonne paire complémentaire dans l’entrejeu « .

Les doutes concernent aussi Pekerman.  » Il a largement fait ses preuves comme formateur, mais diriger des adultes, c’est autre chose. Pour l’instant, il y a plus de doutes que de certitudes. L’une de ces certitudes, c’est que si les attaquants sont en forme, on peut réussir une bonne Coupe du Monde. Les individualités sont là, il faut encore former une équipe. Le mois de travail précédant le Mondial sera fondamental. Cela dit, c’est plus facile de former une bonne équipe avec de bons joueurs. Et il y a de bons joueurs « .

Changement de style

 » Je pense que l’Argentine a les moyens de remporter une troisième Coupe du Monde après celles de 1978 et 1986 « , affirme AndrésPrestileo, journaliste sportif à LaNacion, l’un des deux grands quotidiens argentins avec Clarin.  » Mais cela dépendra d’une quantité de facteurs. Dans ce genre d’épreuve, en plus d’avoir une bonne équipe, il faut avoir un peu de chance et bénéficier de circonstances favorables. Il faut aussi être épargné par les blessures. Pour l’instant, ce n’est pas le cas, mais rien ne dit que la situation sera identique dans deux mois. Vous savez, en 1986, personne ne voyait la possibilité de remporter le titre. En 2002, en revanche, on y croyait dur comme fer et on s’est planté  »

Comme en 2002, l’Argentine a été versée dans le groupe le plus difficile, avec la Côte d’Ivoire, la Serbie & Monténégro et les Pays-Bas.  » On a les moyens de battre ces équipes-là, mais le problème, lorsqu’on est versé dans un groupe pareil, c’est qu’on doit jouer à fond dès le départ et qu’on risque de payer ces efforts par la suite, alors que d’autres formations ont pu en garder sous la pédale « .

Il n’empêche que l’optimisme n’est pas de rigueur dans une bonne partie de la population.  » Le spectre d’une nouvelle élimination prématurée hante les esprits, je ne le cache pas. On a encaissé un coup très dur en 2002. On a vécu avec ce traumatisme pendant quatre ans et on a peur de revivre cela « .

Ce qui a changé en quatre ans ?  » En premier lieu, le sélectionneur. Ce fut une surprise, car rien ne laissait présager l’éviction de MarceloBielsa. Du moins, jusqu’à ces premiers trois matches dramatiques à la dernière Coupe du Monde en Asie ; élimination au premier tour : 1-0 contre le Nigeria, mais 0-1 contre l’Angleterre et 1-1 contre la Suède. La nomination de Pekerman a été relativement bien accueillie, mais on attend de voir les résultats avant de le juger définitivement. Un nouvel entraîneur engendre forcément des changements. Certains positifs, d’autres négatifs. Le style de jeu a changé. Avec Bielsa, l’Argentine essayait toujours de jouer dans le camp de l’adversaire. Ce n’est plus nécessairement le cas avec Pekerman, surtout en déplacement. Je ne dirais pas que l’Argentine est devenue plus défensive, mais dans un premier temps en tout cas, elle observe l’adversaire. Et à force de trop regarder jouer les autres, on finit souvent par être battu. Cela, c’est le côté négatif. Le positif, c’est que le jeu est devenu plus élaboré. Avant, l’Argentine avait un jeu très direct. On cherchait très rapidement les attaquants, en envoyant de longs ballons vers l’avant et en distillant des centres. Aujourd’hui, on construit plus posément « .

Changement de joueurs

Changement de style, mais changement de joueurs également.  » Un joueur, en particulier, a fait les frais du changement de sélectionneur : JuanSebastianVeron, qui était un pion très important sous DanielPassarella et Marcelo Bielsa, a pratiquement disparu de la circulation. ClaudioLopez, et forcément GabrielBatistuta puisqu’il a arrêté sa carrière, ne font plus partie des plans non plus. De nouveaux noms sont apparus. Juan Roman Riquelme a pris une importance considérable, c’est devenu la pièce centrale de l’échiquier. L’apparition de Lionel Messi est une bénédiction. Est-ce le nouveau DiegoMaradona ? Vous savez, ce genre de comparaison est utilisée par les journalistes pour faire mousser l’événement, mais Maradona est unique. Il n’y en aura jamais d’autre pareil. Messi a beaucoup de talent, mais je me demande si l’on n’attend pas un peu trop de lui, car il est encore très jeune. Cette Coupe du Monde-ci vient peut-être un peu trop tôt pour lui. Mais, avec lui et les autres jeunes qui furent champions du monde des -20 ans l’an passé aux Pays-Bas, l’avenir du football argentin s’annonce rose. Car tous ces jeunes ont encore une belle marge de progression « .

DANIEL DEVOS, ENVOYÉ SPÉCIAL À BUENOS AIRES

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