GARE À BRUGES !

Pierre Danvoye
Pierre Danvoye Pierre Danvoye est journaliste pour Sport/Foot Magazine.

Les champions abordent le deuxième tour avec un noyau (presque) au complet et le coach a fini son adaptation.

Jan Ceulemans (48 ans) dépose son immense carcasse sur un siège de la salle des joueurs du Club Bruges. Cool. Le Caje stressera le jour où les poules auront des dents. Ou le jour où le Standard sera à nouveau champion… Quoique…  » Il fallait s’appeler Luciano D’Onofrio pour pouvoir convaincre une star comme Sérgio Conceição de venir jouer en Belgique « , dit-il. Puis il ajoute en rigolant :  » Et maintenant que leur pêcheur – NDLA : Milan Rapaic – est rentré de Croatie « …

Le ton est donné. Le Ceulemans privé est fort différent de celui que l’on voit sur un banc de touche. Une fois au boulot, il semble s’enfermer, se replier sur lui-même, comme s’il était incapable de dégager la moindre émotion.

Les Brugeois viennent de reprendre le turbin sur le sol belge après avoir vécu leur stage sous le soleil de l’Espagne. Un stage qui avait notamment des connotations médicales : de nombreux blessés de longue durée du premier tour reviennent aujourd’hui dans le coup et ont profité de l’escapade pour poursuivre leur remise en forme.

Jan Ceulemans : Pour moi, c’était le plus important, la priorité des priorités en Espagne. J’étais curieux de voir si mes ex-blessés pourraient faire tous les exercices : je suis maintenant rassuré. Les autres joueurs ont vécu une nouvelle préparation, nécessaire après deux semaines de congé. Deux semaines, c’était bien nécessaire après le rythme des matches très soutenu de la première partie de saison. Enchaîner championnat le week-end et Ligue des Champions en semaine, c’est lourd.

Quel blessé vous a le plus manqué au premier tour ?

Je dirais Michael Klukowski. Il était bien en place, il apportait beaucoup offensivement, puis ce fut l’accident. Je ne peux pas non plus ignorer l’absence de Rune Lange. On a beau dire qu’il n’est pas esthétique, mais pour garder un ballon devant, il n’y a pas mieux.

Que vont vous apporter tous les retours ?

Il est trop tôt pour répondre. Un joueur qui a été longtemps sur la touche ne revient pas à son meilleur niveau du jour au lendemain : impossible. Donc, j’ai quelques points d’interrogation. Ils vont maintenant se joindre au groupe mais ce n’est pas pour autant qu’ils vont entrer directement dans l’équipe. Ce n’est pas le plus important. Pour moi, l’essentiel, c’est qu’il y ait de nouveau une vraie concurrence dans le noyau.

Il y en avait trop peu au premier tour ?

Bien sûr. Les résultats l’ont bien démontré.

 » On a seulement trois points de retard sur le leader  »

Ces absences suffisent-elles à expliquer le pauvre football que votre équipe a souvent produit ?

Avoir une ou deux absences importantes, ça ne peut pas être une excuse pour une équipe comme Bruges. Mais quand vous en avez six ou sept, dont une bonne partie de valeurs sûres, ça peut devenir une excuse. Quand votre premier choix pour un poste précis se retrouve à l’infirmerie, puis que votre deuxième choix l’y rejoint directement, ça devient difficile pour n’importe quel entraîneur. Prenez la place de back gauche : je peux y aligner Michael Klukowski, Ivan Gvozdenovic, Günther Vanaudenaerde et Jonathan Blondel. Mais ils se sont blessés tous les quatre ! Bref, j’estime que nous sommes actuellement à notre place au classement, si je tiens compte de tout ce qui nous est arrivé. Même si je ne suis pas aveugle ou de mauvaise foi : le Club Bruges doit mieux jouer au football qu’au premier tour, c’est certain.

Vous gardez l’espoir que ça vienne vite ?

Ça doit marcher si tous les joueurs reviennent à leur meilleur niveau : j’en suis convaincu.

Comment rêvez-vous de faire jouer votre équipe ?

Je vise un football fait de combinaisons dans tous les sens : gauche, axe, droite, changements d’aile, etc. Et des occasions venant des flancs. Mais cela passe par des répétitions, et quand on doit changer l’équipe sans arrêt, on ne peut pas répéter. A gauche, comme je viens de le dire, j’ai dû utiliser quatre backs différents pendant le premier tour : c’est logique qu’on ait des problèmes dans cette zone. Ne demandez pas à un joueur qui débarque subitement à cette place de pistonner pendant 90 minutes, de bien faire son boulot défensif et de briller dans le travail offensif. C’est impossible. Quand un joueur se retrouve du jour au lendemain au back, il défend plus qu’il n’attaque : c’est normal.

Est-il vrai que vous n’expliquez pas assez à vos joueurs ce que vous attendez d’eux ?

Nous n’avons que trois points de retard sur le leader après 18 matches : c’est ça, ma réponse.

 » On a parfois manqué d’agressivité  »

On a reproché au Club de manquer d’agressivité. Marc Degryse lui-même l’a dit.

C’était parfois exact. Pas toujours. Mais il faut comparer des pommes avec des pommes, pas avec des poires. Bruges n’a plus la même équipe que l’an dernier. J’ai cité les blessures, mais je dois aussi parler des départs de l’été. Ceux qui sont arrivés n’ont pas le même profil que les partants. Michael Klukowski n’est pas une copie conforme de Peter Van der Heyden. Sven Vermant n’est pas un nouveau Timmy Simons. Etc. Et on en revient toujours au même problème. Quand on est continuellement obligé de chambouler l’équipe, ça ne peut pas aller comme sur des roulettes. Le Standard, Westerlo et Zulte Waregem ont pu faire jouer la même formation dans presque tous les matches du premier tour : c’est ça, l’explication principale de leur bon classement. On ne pouvait pas viser les résultats et la manière, il y a 50 ans, avec une équipe modifiée chaque semaine ; rien n’a changé, cette loi est toujours valable aujourd’hui. J’entends parfois que Bruges doit être au-dessus de ça. Je ne suis pas d’accord et je préfère répéter mes certitudes : ça ne s’est pas trop mal passé pour nous jusqu’à présent et je suis content d’avoir atteint mes trois objectifs : qualifier l’équipe pour les poules de la Ligue des Champions, lui faire passer l’hiver européen et rester en course pour le titre. Et surtout, que personne n’oublie qu’aucune de nos victoires n’était volée. Nous avons mérité chacun de nos points.

En Coupe de Belgique, par contre, votre aventure s’est vite terminée !

Oui, mais je signale que Zulte Waregem a posé des problèmes à tous les grands depuis l’été dernier. Les gens doivent savoir une fois pour toutes que le temps est révolu où trois ou quatre équipes étaient capables d’écraser toutes les au- tres. C’est fini. Terminé. Le paysage a changé.

Pourquoi n’avez-vous pas transféré plus de joueurs costauds et puissants, des footballeurs qui correspondent au label brugeois ?

Je sais très bien que c’est une des bases pour faire des résultats dans le football moderne. Toutes les grandes équipes ont des joueurs de ce style, des gars qui allient puissance et grandes qualités balle au pied. Mais c’est de plus en plus difficile de les payer.

 » Ishiaku pourrait régler le problème Balaban-Portillo  »

Comment allez-vous gérer la problématique Bosko Balaban-Javier Portillo ? Ils exigent tous les deux une place dans l’équipe.

Les matches décideront.

Ils n’ont justement pas le profil du grand costaud qui garde le ballon devant.

Non, mais Manasseh Ishiaku revient et il pourrait solutionner le problème.

Portillo est-il vraiment utilisable dans votre système ?

Tous mes joueurs sont utilisables. Je ne condamne personne.

Mais Portillo ne semble pas vraiment heureux ici. Ne dites pas que son intégration est une réussite…

Il y a le problème de la langue et c’est un problème énorme. Portillo ne parle qu’espagnol et ne peut donc communiquer qu’avec deux joueurs : Victor et Ivan Leko. Avec lui, on essaye en français et en anglais mais ça ne marche pas. On essaye de l’intégrer, des joueurs l’invitent à leur table. Il y va mais il se tourne les pouces parce qu’il ne comprend rien à ce qui se raconte.

Qu’avez-vous pensé quand il a marqué contre le Bayern après s’être plaint de son temps de jeu limité dans la presse ?

Quel goal superbe…

Il a prouvé ce soir-là que vous aviez tort de ne pas lui faire plus souvent confiance, non ?

Je ne vois pas les choses comme ça. J’aurais pu exploiter ses déclarations pour le maintenir en dehors de l’équipe mais je suis passé au-dessus de ce problème.

Vous n’en voulez pas aux joueurs qui passent par la presse pour exprimer leur mécontentement ?

Pour moi, ce n’est pas la solution, mais c’est apparemment plus facile de passer par l’extérieur pour dire ce qu’on a sur l’estomac.

Plus souvent fâché qu’à Westerlo ?

Vous êtes-vous souvent fâché depuis l’été ?

Je ne vous le dirai pas parce que ce n’est pas important. Sachez seulement que quand j’ai quelque chose à dire, je le dis en direct à la personne concernée. Je le faisais quand j’étais joueur et je n’ai pas changé. On a besoin de la presse dans ce métier, elle peut savoir beaucoup de choses et elle doit faire son travail, mais il y a des limites. Ce qui se dit dans le vestiaire ne devrait jamais en sortir. Mais c’est arrivé et c’est bien dommage.

Vous vous fâchez plus souvent à Bruges qu’à Westerlo ?

Je le fais quand c’est nécessaire.

Et c’est plus souvent nécessaire ici…

De temps en temps. (Il rigole). Quand je vois des choses que je n’apprécie pas. Mais n’essayez pas d’en savoir plus : j’exige que ça reste entre les murs du stade.

Avez-vous changé comme entraîneur ?

Oui. C’est normal. Je travaille maintenant dans un club du top. A Westerlo, on était content quand l’équipe faisait un nul. Ici, ça ne suffit pas. Il faut gagner en produisant du beau football. Et nous sommes suivis tous les jours : pour un journaliste à l’entraînement à Westerlo, il y en a quatre à Bruges. Maintenant, je suis tous les jours sous les spots, on fait des gros plans sur moi alors qu’il n’y avait pas de caméras à Westerlo. Je sais aussi que, si les résultats sont insuffisants, on me posera beaucoup plus de questions qu’à Westerlo. C’est normal : l’entraîneur est le responsable. Cela demande une adaptation. Demandez à Hugo Broos ce qu’il en pense. Quand il est passé du RWDM au Club Bruges, il a aussi débarqué dans un autre monde. Idem pour Frankie Vercauteren quand il a repris l’équipe Première d’Anderlecht. Mais j’étais préparé à ce changement. Je ne me suis jamais dit : -J’ai joué 14 ans à Bruges, je connais la maison, c’est une garantie de succès immédiat. J’ai aussi l’avantage d’avoir joué ici avec les autres membres du staff : René Verheyen, Franky Van der Elst et Dany Verlinden. Je ne sous-estime pas cet atout. Malgré tout cela, je prévoyais que les débuts seraient difficiles et ça s’est vérifié. J’avais dit qu’il faudrait me laisser du temps et cela se vérifie aussi.

 » A Bruges, c’est gagner, gagner, gagner  »

Vous ressentez donc un gros surplus de pression ?

Cette nouvelle pression est là, je ne peux pas le nier. La devise, ici, c’est : -Gagner, gagner, encore gagner. N’oubliez pas non plus que Bruges est mon club et que ça me fait donc encore plus mal quand les résultats ne suivent pas. Mais, en moi-même, je fais la part des choses : Bruges a perdu cinq titulaires qui, tous, pouvaient resigner s’ils le souhaitaient, et j’ai eu plein de blessés depuis le début de la saison.

Votre métier vous a-t-il déjà empêché de dormir ?

Non mais j’y pense tout le temps. C’était déjà comme ça à Alost, à Ingelmunster et à Westerlo.

Votre famille voit-elle une différence depuis que vous êtes à Bruges ?

Oui, on parle plus de foot qu’avant à la maison. (Il rigole). On aborde les matches, les blessures, etc. Tout ça parce que mes filles ont toujours supporté le Club et que, donc, elles s’intéressent maintenant plus à mon boulot.

Comment vos proches encaissent-ils les critiques qui vous concernent ?

Les critiques ? Je trouve que j’ai été épargné depuis le début de cette saison, non ? Et de toute façon, l’opinion de la presse n’est pas nécessairement l’opinion de tout le peuple !

Comment jugez-vous votre évolution d’entraîneur ?

Je suis toujours le même homme que quand je me suis lancé dans ce métier, en 1992. Mais j’ai toujours été parfaitement conscient qu’il me restait plein de choses à apprendre. En commençant, je ne me suis pas dit que ma carrière de joueur allait suffire pour que je réussisse comme entraîneur. Je savais que je devais commencer de zéro. Jouer et entraîner, ce sont deux mondes complètement différents. C’est le jour et la nuit. Et plus on passe d’années dans le monde des entraîneurs, plus on en sait, mieux on com- prend.

Vous devez maintenant apprendre à gérer un gros noyau de vedettes.

A Westerlo, j’avais par exemple 15 joueurs valables valides… donc je ne faisais que quatre mécontents. Ici, on arrive à une trentaine de gars qui pourraient revendiquer une place dans l’équipe de base. C’est évidemment différent comme approche.

Le prince des changements en match

Vous avez déclaré que vous n’auriez plus d’excuse au deuxième tour si ça ne marchait pas mieux qu’au premier.

Je confirme. Sauf si je continue à perdre des joueurs sur blessures. A l’entraînement d’aujourd’hui, Joos Valgaeren a ressenti une douleur au genou et Jonathan Blondel s’est abîmé la cheville. Si on reprend le boulot avec une moyenne de deux nouveaux blessés par jour… Non, pour redevenir sérieux, je sais qu’on va maintenant me mettre beaucoup de pression, vu que j’ai récupéré presque tout le monde. C’est normal, je l’accepte.

Vous êtes réputé pour la justesse de vos changements en cours de match. Expliquez comment vous voyez les choses.

Chaque poste correspond à un rôle très précis. Si un titulaire ne parvient pas à l’assumer, son remplaçant doit pouvoir le faire. C’est simple, finalement.

Ressentez-vous toujours l’ombre de Trond Sollied sur le Breydelstadion ?

Quelle ombre ? La presse la distingue peut-être, pas moi. Aujourd’hui, c’est Jan Ceulemans qui entraîne le Club, plus Trond Sollied. A chacun ses méthodes. Mais attention, je n’ai pas tout jeté. René Verheyen m’a expliqué certains principes de Sollied, et ce que je trouvais très valable, je l’ai conservé.

Quand vous arrêterez d’entraîner le Club, vous pourrez stopper votre carrière en vous disant que vous aurez atteint tous vos objectifs ?

Je ne me suis pas fixé de limite d’âge mais je sais seulement que je ne ferai pas ce métier jusqu’à 60 ans. J’ai toujours progressé par étapes. Quand j’étais joueur, je me suis hissé en équipe Première du Lierse, j’ai découvert la D1, j’ai rejoint un grand club (Bruges), je suis devenu international, j’ai eu l’occasion d’aller à l’étranger mais je ne le souhaitais pas. Comme entraîneur, c’est pareil, j’avais des objectifs assez précis : la D1 puis un grand club. J’en ai maintenant un avec Bruges. Après, on verra.

Et l’équipe nationale ?

Tout est possible. En attendant, René Vandereycken était le choix qui s’imposait.

PIERRE DANVOYE

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