GARDE À VOUS !

En quatre ans, le coach français a coulé la Tunisie dans son moule : une équipe défensive dangereuse en contre. Mais elle vit sous pression à cause d’événements du passé.

C’était un de ses pires accès de rage. Il y a deux ans, lors de la Coupe d’Afrique en Tunisie, après le match d’ouverture de son équipe, Roger Lemerre a piqué une de ces crises qui ont fait sa réputation. Il ne s’était pas contenté de paroles et avait empoigné le responsable de la communication de la CAN à la gorge avant de quitter la salle de presse comme une furie. Le militaire qui vit en lui souffrait, sans doute, dans cette Afrique où la discipline n’est pas la qualité première. Car ce coach exige une organisation impeccable. Et s’il paraît très aimable à l’égard des joueurs, il laisse souvent libre cours à son tempérament face à la presse. Depuis quatre ans, il refuse catégoriquement toute interview personnelle et limite au strict minimum les conférences de presse. Seuls les joueurs qu’il a préalablement désignés, généralement les plus taciturnes, ont le droit d’être interviewés.

Une anecdote qui type bien ses rapports avec les journalistes : une fois, durant toute une conférence de presse, il avait braqué sans fléchir son regard au-dessus de leurs têtes, sur le mur du fond. En février dernier, en Egypte, lors de la dernière Coupe d’Afrique des Nations, il avait été aussi bizarre lors d’une de ces conférences. Les cheveux taillés, le visage rasé de près et le regard souverainement planté au-dessus du parterre.

A la moindre question tactique, il s’agitait :  » Je suis perplexe à vous entendre dire que nous devrions jouer plus offensivement « . Si la question était trop pointue, il dégageait dans la tribune :  » Personnaliser une analyse n’est pas dans ma nature « . Le sélectionneur n’avait consenti à se faire plus disert que pour exposer ses méthodes :  » En sport, il n’y a pas de jeune ni de vieille génération. Un footballeur est un footballeur, qu’il soit jeune ou vieux. Il n’a qu’un seul droit : atteindre son meilleur niveau et se préparer de son mieux. Ceux qui ont trois ans de vie avec moi doivent diriger les autres. RadhiJaidi, HatemTrabelsi, RiadhBouazizi, AliBoumnijel… connaissent mes principes. Je me considère comme un médiateur entre jeunes et anciens. Je n’interviens que quand la situation menace de dégénérer « .

Il lui arrive aussi d’entrer en duel avec l’ensemble de la presse :  » SofiêneMeliti n’a pas les qualités voulues pour orienter le jeu, dites-vous tous, mais il travaille beaucoup et brise beaucoup d’offensives de l’adversaire « .

Le prototype Trabelsi

Une chose est claire, Lemerre raffole de l’organisation. Défensivement, il faut prendre le moins de risques possible mais en attaque, les joueurs sont libres. Sous certaines conditions, bien entendu. C’est pour cela qu’au début de sa collaboration avec la Tunisie, le Français n’a plus voulu de Ziad Jaziri (Troyes), l’avant négligeant de suivre ses consignes et d’aider le reste de l’équipe à défendre. Depuis que Jaziri a fait marche arrière, il fait partie des joueurs les plus appréciés de l’équipe.

La Tunisie dépend de lui et de Francileudo Dos Santos Silva pour marquer. Les deux attaquants ont le même profil. Légers, ils ne sont pas forts de la tête mais vifs. Dos Santos est originaire du Brésil, il est passé au Standard vers l’âge de 16 ans, a joué dans les années ’90 pour l’Etoile Sportive du Sahel et a troqué Sochaux pour Toulouse l’été dernier. Il a été le meilleur buteur de la CAN 2004 et cette année, avant l’élimination face au Nigeria, il a inscrit six buts. Dans ses clubs successifs, il a toujours eu le sens du but aussi. A l’Etoile, il a marqué 32 buts en 50 matches.

Le meilleur joueur de l’équipe est le défenseur central Jaidi, des Bolton Wanderers. Etonnamment bon technicien, du haut de son mètre nonante, Jaidi est fort de la tête. Il a joué pendant 11 ans à l’Espérance de Tunis et avec cinq buts, il a eu une part appréciable dans le succès de Bolton en 2005. La dernière ligne tunisienne est solide avec lui et Karim Haggui (Strasbourg), flanqués du capitaine, rapide, Trabelsi (Ajax) à droite, et de José Clayton (Saad) à gauche.

La Tunisie a des allures fort européennes : organisation, abattage, bonne conservation du ballon, courtes combinaisons dans l’entrejeu. Dans cette ligne, c’est surtout Bouazizi qui a l’art d’attirer le jeu à lui, dans un système à deux médians défensifs.

Le point faible de la Tunisie est sans doute l’étroitesse de son noyau. Alors qu’il a 40 ans, Boumnijel (Club Africain Tunis) était un titulaire incontesté lors de la dernière Coupe d’Afrique. Ce n’est pas non plus un hasard si l’équipe a été battue par la Guinée.

 » Lors de la dernière Coupe des Confédérations, nous avons bien joué pendant 75 minutes contre l’Allemagne « , ajoute Boumnijel,  » Ensuite, nous avons écopé d’un penalty et perdu les pédales. En fin de match, nous avons senti que l’équipe manquait de physique. De puissance. C’est la grande leçon de ce tournoi et c’est logique, puisque Trabelsi est un peu le prototype du footballeur tunisien : vif, rapide mais pas très grand. Et on est en mesure de compenser par la mentalité. Regardez notre qualification pour le Mondial. Devant 65.000 spectateurs, face au Maroc, nous avons égalisé deux fois. Il faut être fort dans sa tête pour réussir « .

Détermination

En 1978, au Mondial argentin, la Tunisie a été la première nation africaine à remporter une victoire en Coupe du Monde, 3-1 contre le Mexique. Elle était alors mue par des personnalités et la classe de quelques individus. Elle n’avait pas besoin de carcan tactique. L’équipe qui foulera les pelouses allemandes s’appuie davantage sur le collectif.  » Nous en avons fourni la preuve à la Coupe d’Afrique « , poursuit Boumnijel.  » L’entraîneur a fait jouer 22 des 23 joueurs du noyau. Nous formons donc un vrai groupe « .

Si la Tunisie n’est pas très loin, c’est surtout à cause du manque de soutien accordé par le monde politique depuis le Mondial argentin.  » Longtemps, les politiciens n’ont pas été conscients du rôle économique du football « , explique Mourad Teyeb, journaliste de Tunisiafoot.  » Il n’a donc pas évolué. Les clubs interdisent aussi à leurs joueurs de rejoindre l’Europe ; mais à trente ans ils partent un pays style Emirats. Cela n’a rien valu de bon au football tunisien. Depuis que nous avons un nouveau président, Hamouda ben Hammar, et que Roger Lemerre entraîne l’équipe, des efforts ont été faits. Il y a plus d’argent, une meilleure infrastructure, une approche plus professionnelle. On remarque les progrès réalisés. Maintenant, il y a toujours des formations tunisiennes dans les compétitions de clubs africaines et arabes. Mais Lemerre préfère quand même les joueurs qui se produisent en Europe « .

Le championnat s’est professionnalisé dans les années 90. Espérance de Tunis, le Club Africain et l’Etoile du Sahel (les ténors des 14 clubs de D1), ont investi dans des internats pour les jeunes, à l’image de la France. Les grands clubs recrutent volontiers leurs entraîneurs au pays des Bleus.

 » Des clubs européens s’intéressent de plus en plus à nos clubs. L’Ajax a embauché Trabelsi et, peu après, Feyenoord a voulu KarimSaidi « , commente Boumnijel. L’exode n’a commencé qu’il y a deux ans, après la victoire en Coupe d’Afrique. On retrouve maintenant des internationaux tunisiens en Allemagne, en France, aux Pays-Bas, en Italie, en Angleterre, en Ecosse, en Turquie, en Ukraine, au Qatar et au Portugal.  » Le professionnalisme s’accroît chaque fois qu’ils reviennent en équipe nationale. Le niveau s’améliore et la rigueur de Lemerre trouve un meilleur écho « .

La Tunisie est versée dans le groupe de l’Ukraine, de l’Espagne et de l’Arabie Saoudite. Lors de ses deux premières participations, elle n’a pas passé le premier tour. En Allemagne, elle estime avoir des adversaires à sa mesure.

 » Lemerre trouve que le premier match est le plus difficile « , confie Mourad Teyeb.  » Il sait que l’Arabie Saoudite connaît très bien notre équipe et en plus, la pression est énorme. Bien jouer comme lors des précédentes éditions ne suffira pas. Cette fois, la Tunisie doit absolument passer le premier tour. Après les efforts consentis ces dernières années le peuple ne se satisferait pas de moins « .

 » On ne parle plus que de ça « , conclut Ali Boumnijel.  » A la télévision, on ne voit que des vedettes comme Ronaldinho et Beckham. Cela accroît la pression qui pèse sur l’équipe nationale car les gens veulent à tout prix que nous émargions à cette élite « .

RAOUL DE GROOTE, ENVOYÉ SPÉCIAL EN éGYPTE

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